CHAPITRE XXVI PRÉPARATIFS DE FUITE

La royauté a perdu en Mirabeau son unique allié dans la lutte contre la Révolution. De nouveau la cour est seule. Elle est placée devant cette alternative : combattre ou capituler. Comme toujours, dans des cas semblables, elle opte pour la solution la plus malheureuse, elle recourt à un moyen terme : la fuite.

Déjà Mirabeau avait pensé que pour rétablir son autorité le roi devait tout d’abord se soustraire à la tutelle qu’on lui imposait à Paris, car un prisonnier ne peut pas livrer bataille. Pour pouvoir lutter, il faut avoir les mains libres et sentir un terrain ferme sous ses pieds. Mais Mirabeau voulait, lui, que le roi ne partît pas en cachette, car ce serait contraire à sa dignité. « Un roi ne fuit pas devant son peuple », disait-il, et avec plus d’insistance encore : « Un roi ne s’en va qu’en plein jour, quand c’est pour être roi. » Il avait proposé à Louis XVI de faire une promenade en voiture aux environs, où un régiment de cavalerie resté fidèle l’aurait attendu ; alors, au milieu de son régiment, à cheval, en plein jour, il eût rejoint l’armée et de là négocié avec l’Assemblée nationale en homme libre. Mais pour adopter une pareille conduite il fallait évidemment être un homme, et jamais appel à l’audace n’a trouvé d’individu plus indécis que Louis XVI. Il pèse, vaguement il est vrai, le pour et le contre de ce projet, mais en fin de compte il préfère malgré tout sa commodité à sa vie. À présent pourtant que Mirabeau est mort, Marie-Antoinette, lasse des humiliations quotidiennes, reprend énergiquement son idée. Le danger d’une fuite ne l’effraie pas, elle ne craint que l’indignité, qui, pour une reine, est liée à une telle conduite. Mais la situation, qui empire de jour en jour, ne permet plus le choix.

« Il n’y a plus de milieu, écrit-elle à Mercy, ou rester sous le glaive des factieux (et n’être par conséquent plus rien) s’ils ont l’avantage ; ou se trouver enchaîné sous le despotisme de gens qui se disent bien intentionnés, et qui cependant nous ont fait et nous feront toujours du mal. Voilà l’avenir, et peut-être le moment est plus proche qu’on ne pense, qui nous attend, si nous ne pouvons pas prendre nous-mêmes un parti, ni diriger par notre force et notre marche les opinions. Croyez que ce que je vous dis là ne tient pas à une tête exaltée, ni au dégoût de notre position et à l’envie d’agir. Je sens parfaitement tous les dangers et les différentes chances que nous courons dans ce moment. Mais je vois de tout côté des choses si affreuses autour de nous qu’il vaut encore mieux périr en cherchant un moyen de se sauver qu’en se laissant écraser entièrement dans une inaction totale. »

Et comme Mercy, prudent et timoré, continue, de Bruxelles, à se montrer hésitant, elle lui écrit une lettre plus énergique et plus clairvoyante encore, qui montre avec quelle impitoyable lucidité cette femme, autrefois si légère, voit venir sa chute :

« Notre position est affreuse, et telle que ceux qui ne sont pas à portée de la voir ne peuvent pas s’en faire une idée. Il n’y a plus qu’une alternative ici pour nous, ou faire aveuglément tout ce que les factieux exigent, ou périr par le glaive qui est sans cesse suspendu sur nos têtes. Croyez que je n’exagère point les dangers. Vous savez que mon opinion a été, autant que je l’ai pu, la douceur, le temps et l’opinion publique ; mais aujourd’hui tout est changé : ou il faut périr ou il faut prendre un parti qui seul nous reste. Nous sommes bien loin de nous aveugler au point de croire que ce parti même n’a pas ses dangers ; mais s’il faut périr, ce sera au moins avec gloire et en ayant tout fait pour nos devoirs, notre honneur et la religion… Je crois les provinces moins corrompues que la capitale ; mais c’est toujours Paris qui donne le ton à tout le royaume… Les clubs, les affiliations mènent la France d’un bout à l’autre ; les honnêtes gens et les mécontents (quoique en grand nombre), ou fuient leur pays, ou se cachent, parce qu’ils ne sont pas les plus forts et qu’ils n’ont pas de point de ralliement. Ce n’est que quand le Roi pourra se montrer librement dans une ville forte, qu’alors on sera étonné du nombre de mécontents qui paraîtront et qui jusqu’ici gémissent en silence. Mais, plus on tardera, moins on aura de soutien. L’esprit républicain gagne chaque jour dans toutes les classes ; les troupes sont plus tourmentées que jamais, et il n’y aurait plus aucun moyen de compter sur elles, si on tardait encore. »

Mais outre la Révolution, un second danger menace le roi et la reine. Le comte d’Artois, le prince de Condé et les autres émigrés, piètres héros, mais fanfarons bruyants, se tiennent aux frontières et agitent avec fracas leur épée que, d’ailleurs, ils gardent prudemment dans le fourreau. Ils intriguent auprès de toutes les cours, ils cherchent, pour masquer leur fuite gênante, à jouer à tout prix aux héros, tant qu’il n’y a pas péril pour eux ; ils vont de cour en cour, excitent contre la France empereurs et rois, sans se demander si, par leurs creuses démonstrations, ils n’augmentent pas le danger mortel dans lequel se trouvent le roi et la reine.

« Il (le comte d’Artois) s’embarrasse peu de son frère et de sa sœur, écrit l’empereur Léopold II, il ne réfléchit pas combien il expose les jours du Roi et de ma sœur par ses projets et ses tentatives. »

Les grands héros sont à Coblence et à Turin, ils y font bonne chère et prétendent, ce faisant, être assoiffés de sang jacobin ; c’est avec bien de la peine que la reine les empêche de commettre les plus absurdes sottises. Il faut leur enlever, à eux aussi, la possibilité d’agir. Il faut que le roi soit libre pour mater les ultrarévolutionnaires et les ultraréactionnaires, les extrémistes de Paris et ceux des frontières. Et pour qu’il soit libre, il faut recourir au moyen le plus pénible : la fuite.

C’est la reine qui se charge de l’exécution du projet ; ainsi s’explique que, tout naturellement, elle en confie les préparatifs matériels à celui à qui elle ne cache rien : Fersen. À celui qui a dit : « Je ne vis que pour vous servir », à lui, « l’ami », elle confie une mission qui réclame l’enjeu complet de ses forces et plus encore l’enjeu de sa vie même. Les difficultés sont infinies. Pour sortir du palais surveillé par les gardes nationaux et où presque chaque serviteur est un espion, pour traverser la ville hostile, des précautions spéciales sont nécessaires ; pour le voyage à travers le pays, il faut s’entendre avec le général Bouillé, le seul chef de l’armée sur qui on puisse compter. Celui-ci devra, tel est le plan, envoyer jusqu’à mi-chemin de la forteresse de Montmédy, c’est-à-dire jusqu’à Châlons à peu près, des détachements de cavalerie qui, en cas de reconnaissance ou de poursuite, pourront protéger immédiatement le carrosse royal. Mais une nouvelle difficulté se présente : ce mouvement militaire près de la frontière ne passera pas inaperçu, il faut le justifier. Le gouvernement autrichien concentrera donc un corps d’armée à la frontière, pour donner au général Bouillé l’occasion d’exécuter ses manœuvres. Tout cela demande à être débattu secrètement, en d’innombrables correspondances, avec une prudence extrême, car on ouvre la plupart des lettres et, comme le dit Fersen lui-même, « tout serait perdu, si l’on pouvait soupçonner le moindre projet ». En outre – autre difficulté encore – cette fuite exige d’assez grosses sommes d’argent et le roi et la reine sont absolument sans moyens. Toutes les tentatives pour obtenir quelques millions du frère de la reine, ou d’autres princes, en Angleterre, en Espagne, à Naples, ou du banquier de la cour, ont échoué. Comme de tout le reste, Fersen s’occupera aussi de cela. Le gentilhomme suédois puise sa force dans sa passion. Il travaille comme dix, d’un cœur plein d’abnégation. Il discute avec la reine des heures entières de tous les détails, se glissant chez elle la nuit ou l’après-midi par un chemin secret. C’est lui qui correspond avec les princes étrangers, avec le général Bouillé ; il choisit les gentilshommes les plus sûrs qui, déguisés en courriers, accompagneront le carrosse royal, ou entre Paris et la frontière seront chargés des messages. Il commande le carrosse à son nom, s’occupe des faux passeports, fournit l’argent en empruntant trois cent mille livres à une dame russe et autant à une dame suédoise, à qui sa propre fortune sert de garantie ; il emprunte même encore trois mille livres à son portier. Il apporte pièce par pièce aux Tuileries les déguisements nécessaires et sort en cachette les diamants de la reine. Nuit et jour, semaine après semaine, il écrit, négocie, fait des plans, voyage, et cela dans une tension perpétuelle, risquant sa vie à tout moment. Que se défasse une seule maille de ce réseau tendu sur toute la France, qu’un seul initié trahisse, qu’un seul mot soit surpris, une lettre interceptée et c’en est fait de sa vie. Mais lucide en même temps qu’audacieux, infatigable parce que poussé par son amour, il remplit tout son devoir, modeste héros de second plan, dans un des plus grands drames de l’Histoire.

Cependant on hésite toujours, le roi continue à espérer un événement favorable qui lui évitera l’effort d’une fuite pénible. Il espère en vain. Le carrosse est commandé, l’argent nécessaire est là, et les pourparlers avec le général Bouillé au sujet de l’escorte sont terminés. Il ne manque plus qu’une chose : un prétexte vraiment officiel, une couverture morale à cette fuite qui, malgré tout, n’est pas très chevaleresque. Il faut trouver quelque chose qui prouve, avec évidence, que le roi et la reine n’ont pas fui par simple crainte, mais parce que la terreur elle-même les y a obligés. Afin de créer ce prétexte, le roi annonce à l’Assemblée nationale et à la municipalité qu’il passera la semaine de Pâques à Saint-Cloud. La presse jacobine, conformément au secret désir de la cour, donne immédiatement dans le panneau : elle prétend que la cour ne veut aller à Saint-Cloud que pour entendre la messe et recevoir l’absolution d’un prêtre non assermenté, qu’en outre, il serait à craindre que, de là, le roi ne tentât de s’évader avec sa famille. La campagne des journaux fait son effet. Le 19 avril, lorsque le roi s’apprête à monter dans son carrosse qui, très ostensiblement, l’attend, une foule immense s’est déjà massée autour des Tuileries : les troupes de Marat et des clubs sont accourues pour s’opposer par la force au départ.

C’est cet éclat public que la reine et ses conseillers désiraient. Ainsi sera faite la preuve aux yeux du monde entier que Louis XVI est le seul homme de France qui n’a même plus la liberté d’aller à une lieue de Paris avec sa voiture pour prendre l’air. Toute la famille royale s’installe donc délibérément dans le carrosse et attend qu’on harnache les chevaux. Mais la foule, et avec elle les gardes nationaux, barre les portes des écuries. Enfin arrive La Fayette, l’éternel « sauveur », qui, en sa qualité de chef de la garde nationale, ordonne qu’on laisse passer le roi. Mais personne ne lui obéit. Le maire à qui il commande de déployer le drapeau rouge, à titre de sommation, lui rit au nez. La Fayette veut parler au peuple, sa voix est étouffée par les hurlements. L’anarchie se prononce ouvertement pour le droit à l’illégalité.

Tandis que le triste commandant supplie en vain ses troupes de lui obéir, le roi, la reine et Madame Élisabeth restent assis tranquillement dans la voiture, au milieu des clameurs de la foule. Ces démonstrations, ces injures grossières, ne touchent pas Marie-Antoinette ; au contraire, elle voit avec un secret plaisir La Fayette, l’apôtre de la liberté, le favori du peuple, trembler devant la masse excitée. Elle ne se mêle pas à la querelle de ces deux puissances qu’elle déteste également ; calme et sereine, elle laisse se dérouler ce tumulte autour d’elle, car il apporte au monde la preuve évidente que la garde nationale est sans autorité, qu’une anarchie complète règne en France, que la populace peut impunément insulter la famille royale, et que par conséquent le roi est moralement en droit de fuir. Pendant plus de deux heures le roi et la reine laissent faire, alors seulement Louis XVI ordonne de rentrer les carrosses et déclare qu’il renonce à sa promenade. Aussitôt, comme toujours quand elle vient de triompher, la foule, qui vociférait furieusement il y a un instant à peine, se livre à un enthousiasme subit et acclame les époux royaux, tandis que la garde nationale, dans un revirement brusque, promet de protéger la reine. Mais Marie-Antoinette, qui sait à quoi s’en tenir, répond à haute voix : « Oui, nous y comptons, mais vous avouerez à présent que nous ne sommes pas libres. » En apparence ils s’adressent à la garde nationale, mais en réalité c’est à toute l’Europe que parle la reine.

Si la nuit même de ce 20 avril le projet de fuite s’était réalisé, l’effet aurait suivi la cause, l’indignation aurait répondu à l’offense, le coup et le contre-coup se seraient enchaînés dans un ordre logique immédiat. Deux voitures ordinaires et légères, d’aspect quelconque, dans l’une le roi et son fils, dans l’autre la reine, sa fille et à la rigueur Madame Élisabeth, n’eussent attiré l’attention de personne et le convoi eût atteint la frontière sans encombre. Mais, même à un doigt de la mort, la famille royale n’abandonnera pas ses saintes lois domestiques, et dans l’accomplissement du plus dangereux des voyages, elle se gardera bien de violer l’impérissable étiquette. Première faute : on décide que les cinq personnes prendront place dans la même voiture, toute la famille donc, telle exactement que la représentent des centaines d’estampes connues dans la France entière. Mais cela ne suffit pas : Mme de Tourzel rappelle son serment qui lui interdit de quitter un seul instant les enfants royaux, il s’ensuit, seconde faute, qu’il faut l’emmener et qu’elle sera la sixième personne. Cet inutile encombrement retarde le départ, et pourtant chaque quart d’heure, chaque minute même importe. Troisième faute : on n’imagine pas qu’une reine puisse se servir elle-même. Il faut donc, dans une seconde voiture, prendre deux femmes de chambre ; cela fait déjà huit personnes. Et comme les postes de cocher, de piqueur, de postillon et de laquais doivent être occupés par des hommes de confiance appartenant à la noblesse – peu importe s’ils ne connaissent pas la route – on arrive au nombre respectable de douze personnes, avec Fersen et son cocher cela fait quatorze ; c’est beaucoup pour un secret. Quatrième, cinquième, sixième et septième faute : il faut emporter des toilettes pour que, à Montmédy, le roi et la reine puissent se débarrasser de leurs costumes de voyage et paraître en habits de gala ; on charge donc encore sur la voiture quelques malles toutes neuves remplies d’effets, nouveau retard, nouveau moyen d’attirer l’attention. Peu à peu d’une fuite discrète on fait une pompeuse expédition.

Mais la faute des fautes, c’est que le roi et la reine ne peuvent accomplir un voyage de vingt-quatre heures, même pour s’échapper de l’enfer, sans avoir leurs aises. Il faut donc une voiture très large, pourvue d’excellents ressorts, une voiture qui sente le vernis neuf et la richesse, ce qui ne manquera pas, à chaque relais, d’éveiller la curiosité de tous les cochers, postillons, maîtres de poste et voituriers. Et comme Fersen – les amoureux ne pensent jamais très lucidement – veut pour Marie-Antoinette ce qu’il y a de plus beau, de plus somptueux, de plus luxueux, c’est lui qui se charge de faire fabriquer (soi-disant pour une baronne de Korff) une énorme machine, une espèce de vaisseau de guerre sur quatre roues qui non seulement transportera les cinq membres de la famille royale, la gouvernante, le cocher et les laquais, mais où l’on trouvera également toutes les commodités imaginables : de la vaisselle d’argent, une garde-robe, des provisions de bouche et même des chaises servant à des besoins qui ne sont point particuliers aux rois. On y aménage de plus toute une cave à vins bien garnie, car on connaît le gosier altéré du monarque ; chose plus insensée encore : l’intérieur du carrosse est capitonné de damas clair, et il y a presque lieu de s’étonner qu’on ait omis les fleurs de lys sur la portière. Ainsi équipé, cet énorme carrosse a besoin, pour avancer à peu près, d’au moins huit chevaux et même plus souvent de douze ; alors qu’une petite chaise de poste à deux chevaux peut être relayée en cinq minutes, il faut régulièrement, ici, une demi-heure pour changer les relais, ce qui fait une perte de quatre à cinq heures sur un trajet où un quart d’heure peut décider de la vie ou de la mort des souverains. Pour dédommager les nobles gardes qui porteront pendant vingt-quatre heures des habits de domestiques, on les revêt de livrées rutilantes, flambant neuf, qui contrastent étrangement avec les modestes déguisements prévus pour le roi et la reine. Ce qui finira d’attirer l’attention c’est que, le long du trajet, dans chaque petite ville, arrivent soudain, en pleine paix, des escadrons de dragons, soi-disant pour attendre un « chargement d’argent », et que – suprême et authentique stupidité – le duc de Choiseul choisit comme officier de liaison entre les différents détachements l’homme impossible par excellence, Figaro en personne, le coiffeur de la reine, le divin Léonard, parfaitement indiqué pour coiffer mais non pour s’occuper de diplomatie, et qui, plus fidèle à son éternel rôle de Figaro qu’à la personne du roi, embrouille encore davantage une situation déjà bien complexe.

La seule excuse à tout cela, c’est que l’étiquette française ne pouvait trouver aucune indication dans l’Histoire pour régler la fuite d’un roi. La façon dont on s’y prend pour se rendre à un baptême, à un couronnement, au théâtre et à la chasse, quels habits, quelles chaussures et quelles boucles il faut dans les grandes et les petites réceptions, pour la messe et le jeu – tout cela est prévu dans les mille détails de l’étiquette. Mais il n’y a aucune règle qui dise comment un roi et une reine doivent s’enfuir, déguisés, du palais de leurs ancêtres ; il s’agit ici de prendre une décision hardie et spontanée, de saisir le moment. Parce que le monde réel lui était complètement étranger, la cour, à son premier contact avec la réalité, devait succomber. À partir de l’instant où un roi de France endosse la livrée d’un domestique pour fuir, il ne peut plus être le maître de sa destinée.

Après des ajournements sans fin, la fuite est décidée pour le 19 juin : il est temps, grand temps, car un réseau de secrets tendu entre tant de gens peut se déchirer à tout moment. Un article de Marat, qui annonce la préparation d’un complot pour l’enlèvement du roi, claque soudain comme un coup de fouet au milieu des chuchotements et des conciliabules de la cour :

« On veut à toute force l’entraîner dans les Pays-Bas, sous prétexte que sa cause est celle de tous les rois d’Europe, écrit Marat. Vous êtes assez imbéciles pour ne pas prévenir la fuite de la famille royale. Parisiens, insensés Parisiens, je suis las de vous le répéter : gardez avec soin le roi et dauphin dans vos murs ; renfermez l’Autrichienne, son beau-frère, le reste de la famille. La perte d’un seul jour peut être fatale à la nation, et creuser le tombeau à trois millions de Français.  »

Étrange prophétie que celle de cet homme, si clairvoyant derrière les lunettes d’une méfiance maladive ! Mais ce n’est pas à la nation que « la perte de ce seul jour » fut fatale, c’est au roi et à la reine. C’est en vain que Fersen s’est épuisé pour que tout soit prêt le 19 juin. Depuis des semaines, il a voué passionnément tout son temps à cette entreprise. Chaque nuit en sortant de chez la reine, il emporte des vêtements sous son manteau. Dans de nombreuses correspondances avec le général Bouillé il a fixé les endroits où dragons et hussards attendront le carrosse du roi ; il essaie lui-même sur la route de Vincennes les chevaux de poste qu’il a commandés. Les initiés sont prêts, tous les rouages du mécanisme fonctionnent à merveille. Au dernier moment, la reine remet le départ. Une de ses femmes de chambre, qui est l’amante d’un révolutionnaire, lui paraît très suspecte. Le lendemain 20 juin justement cette femme est de sortie, on attendra donc ce jour-là. Vingt-quatre heures de retard encore, contre-ordre au général, ordre aux hussards de déharnacher les chevaux, nouvelle tension nerveuse pour Fersen, déjà complètement éreinté, et pour Marie-Antoinette qui maîtrise à grand-peine son inquiétude. Enfin cette dernière journée passe aussi. Afin de dissiper tout soupçon, la reine conduit, l’après-midi, ses deux enfants et sa belle-sœur Élisabeth au Tivoli. Au retour, avec l’assurance et la dignité qui lui sont coutumières, elle donne ses ordres au commandant pour le lendemain. Elle ne trahit aucune émotion et le roi encore moins, parce que cet homme sans nerfs n’en est même pas capable. Le soir à huit heures, Marie-Antoinette congédie ses femmes et se retire dans ses appartements. On couche les enfants et, après le dîner, la famille insouciante en apparence se réunit au grand salon. Un observateur perspicace pourrait peut-être remarquer une seule chose, c’est que parfois la reine se lève et regarde l’heure, comme si elle était fatiguée. Mais en réalité jamais ses nerfs n’ont été plus tendus, jamais elle ne s’est sentie aussi éveillée, plus décidée à affronter le destin que cette nuit.

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