CHAPITRE XXXIV LE DIX AOÛT

La nuit du 9 au 10 août annonce une chaude journée. Pas un nuage au ciel, où brillent mille étoiles, pas la moindre brise ; les rues sont tout à fait calmes ; les toits scintillent sous la lumière blanche de la lune estivale.

Mais ce calme ne trompe personne. Et si les rues sont si étrangement désertes, cela ne fait que confirmer que quelque chose de singulier, d’extraordinaire, se prépare. La Révolution ne dort pas. Les chefs sont réunis dans les sections, dans les clubs, chez eux ; des messagers silencieux et suspects courent d’un arrondissement à l’autre, porteurs d’ordres ; – tout en demeurant invisibles – les chefs d’état-major de l’insurrection, Danton, Robespierre et les Girondins organisent l’armée illégale, le peuple de Paris, en vue de l’attaque.

Mais au palais non plus personne ne dort. Depuis bien longtemps on s’attend à un soulèvement. On sait bien que les Marseillais ne sont pas venus pour rien à Paris, et d’après les dernières nouvelles on peut craindre l’assaut pour le lendemain matin. Les fenêtres sont ouvertes par cette étouffante nuit d’été, la reine et Mme Élisabeth prêtent l’oreille aux bruits du dehors. On n’entend rien encore. Un calme complet règne dans le parc fermé des Tuileries, on ne perçoit que les pas des gardes dans les cours, parfois un sabre cliquette ou un cheval frappe le sol de son sabot, car plus de deux mille soldats campent au palais ; les galeries sont pleines d’officiers et de gentilshommes armés.

Enfin, à une heure moins le quart du matin – tout le monde se précipite aux fenêtres – une cloche dans un faubourg sonne le tocsin, puis une deuxième, une troisième, une quatrième. Et au loin, tout au loin, on entend un roulement de tambour. Plus de doute, à présent ; l’insurrection se rassemble. Quelques heures encore, et on sera fixé. La reine, agitée, court sans cesse à la fenêtre, afin de se rendre compte si la menace se précise. Personne ne dort cette nuit-là. À quatre heures le soleil se lève sanglant dans un ciel sans nuage. Il va faire chaud.

Au château, toutes les précautions sont prises. Le régiment le plus sûr de la couronne, celui des Suisses, fort de neuf cents hommes, vient d’arriver ; ce sont des hommes durs, résolus, soumis à une discipline de fer et d’une fidélité à toute épreuve. Déjà, depuis six heures du soir, seize bataillons d’élite de la garde nationale et de la cavalerie gardent les Tuileries, les ponts-levis sont baissés, les sentinelles triplées et une douzaine de canons barrent l’entrée du palais de leurs gueules muettes et menaçantes. On a en outre envoyé des messages à deux mille nobles, mais cent cinquante gentilshommes seulement, et la plupart déjà d’un certain âge, ont répondu à cet appel. Mandat, officier courageux et énergique, s’est chargé de la discipline et est décidé à ne céder devant aucune menace. Mais les révolutionnaires l’ont appris, et à quatre heures du matin il est subitement appelé à l’Hôtel de Ville. Le roi, stupidement, le laisse partir, et quoique Mandat sache ce qui le menace et ce qui l’attend, il répond à la convocation. Il est reçu par la Commune qui s’est installée à l’Hôtel de Ville et qui n’y va pas par quatre chemins ; deux heures plus tard, il est traîtreusement assassiné et, le crâne broyé, son cadavre flotte sur la Seine. Voilà les troupes de protection privées de leur chef.

Car le roi n’est pas un chef. Ne sachant ce qu’il doit faire, le pauvre homme erre d’une pièce à l’autre dans sa robe de chambre violette, la perruque de travers, le regard vide, et il attend… La veille encore on a décidé de défendre les Tuileries jusqu’à la dernière goutte de sang, et avec une énergie pleine d’audace on les a transformées en forteresse, en camp retranché. Mais avant même que l’ennemi ne se soit montré, on se remet à hésiter, et cette hésitation vient de Louis XVI. Cet homme qui n’est pas lâche, mais qu’effare toute responsabilité, se sent malade chaque fois qu’il s’agit de prendre une décision ; comment dans ces conditions attendre du courage de soldats qui voient trembler leur chef ? Le régiment suisse, commandé par des officiers rigides, tient bon, mais des signes inquiétants commencent à se manifester chez les gardes nationaux, depuis qu’ils entendent répéter autour d’eux cette question : « Se battra-t-on ? Ne se battra-t-on pas ? »

La reine n’arrive presque plus à cacher sa colère devant l’irrésolution de son mari. Elle veut que l’on prenne une décision définitive. Ses nerfs fatigués ne peuvent plus supporter cette éternelle tension et sa fierté en a assez de ces perpétuelles menaces et de cette indigne humiliation. Elle s’est trop rendu compte, en ces deux ans, que concessions et faiblesses ne diminuent pas les exigences d’une Révolution, mais au contraire en augmentent l’arrogance. À présent la royauté se trouve sur la dernière marche de l’escalier qui conduit à l’abîme ; un pas de plus et tout est perdu, même l’honneur. Cette femme frémissante d’orgueil se rendrait volontiers auprès des gardes nationaux découragés pour leur insuffler son énergie et les rappeler à leur devoir. Inconsciemment, peut-être, le souvenir de sa mère s’est réveillé en elle : dans une heure de détresse, l’héritier du trône dans les bras, Marie-Thérèse s’était avancée vers les nobles hongrois, également indécis, et par ce geste les avait ramenés à sa cause pleins d’enthousiasme. Mais elle sait qu’en un moment pareil une femme ne peut pas remplacer son mari, ni une reine le roi. Elle engage donc Louis XVI à passer ses troupes en revue, une dernière fois avant la bataille, et à leur adresser une allocution qui relèvera leur moral.

L’idée était bonne : l’instinct est toujours infaillible chez Marie-Antoinette. Quelques mots enflammés comme ceux que, plus tard, dans les situations dangereuses, Napoléon tirera du plus profond de son être, un geste énergique, persuasif, le serment de mourir avec ses soldats, et ces bataillons hésitants se seraient transformés en un mur d’airain. Mais voici qu’un gros homme, qui n’y voit pas à deux mètres, qui n’a rien d’un soldat, descend en trébuchant le grand escalier, et, son chapeau sous le bras, balbutie quelques paroles décousues et sans relief : « On dit qu’ils arrivent… Ma cause est celle de tous les bons citoyens… Nous allons nous battre vaillamment, n’est-ce pas ? » Le ton hésitant, la contenance embarrassée de l’homme augmentent l’incertitude plutôt qu’ils ne l’effacent. Au lieu du cri attendu de « Vive le roi », c’est tout d’abord le silence, puis le cri à double sens de « Vive la nation ! » que lancent les gardes nationaux. Et lorsque le roi se risque jusqu’à la grille, où les troupes déjà fraternisent avec le peuple, il entend des cris de révolte ouverte : « À bas le Veto ! À bas le gros cochon ! » Ses partisans et ses ministres l’entourent alors épouvantés et le reconduisent au palais : « Grand Dieu ! c’est le Roi qu’on hue ! », crie du premier étage le ministre de la Marine, cependant que Marie-Antoinette, les yeux rougis par les larmes et les veilles, se rendant compte de ce triste spectacle, se détourne, pleine d’amertume, et dit accablée à sa femme de chambre : « Tout est perdu, cette revue a fait plus de mal que de bien. » Avant que le combat ne commence, il est déjà terminé.

En ce matin de bataille décisive entre la monarchie et la république se trouve parmi la foule, aux abords des Tuileries, un jeune lieutenant, un officier corse sans emploi, Napoléon Bonaparte, qui traiterait de fou quiconque lui dirait qu’il habitera un jour ce palais et succédera à Louis XVI. De son regard perçant de soldat il mesure les chances de l’attaque et de la défense. Quelques coups de canon, une attaque vigoureuse, et cette canaille (comme il appellera plus tard à Sainte-Hélène les troupes des faubourgs) serait radicalement balayée. Si le roi avait sous la main ce petit lieutenant d’artillerie, il se maintiendrait contre tout Paris. Mais il ne s’en trouve pas un, dans le palais, qui ait son rapide coup d’œil et son énergie. « Vous ne tirerez qu’autant qu’on tirera sur vous. » Ce sont là tous les ordres qu’on donne aux soldats, demi-mesure qui est déjà une entière défaite. Il est alors près de sept heures du matin ; l’avant-garde des factieux s’avance, troupe désordonnée et mal armée, redoutable non par ses capacités guerrières mais uniquement par son indomptable volonté. Quelques-uns se rassemblent déjà devant le pont-levis. Il faut prendre une décision tout de suite. Rœderer, le procureur général, se rend compte de sa responsabilité. Il a déjà conseillé au roi il y a une heure de se rendre à l’Assemblée et de se mettre sous sa protection. Mais Marie-Antoinette a bondi : « Monsieur, il y a des forces ici ; il est temps enfin de savoir qui l’emportera, du Roi et de la Constitution, ou de la faction. » Mais le roi lui-même ne trouve aucune parole énergique. La respiration pénible, l’air hagard, il est assis dans son fauteuil et attend il ne sait quoi ; il voudrait atermoyer, surtout ne pas encore se décider. Rœderer revient, ceint de son écharpe, qui lui ouvre toutes les portes, quelques conseillers municipaux l’accompagnent. « Sire, dit-il énergiquement à Louis XVI, Votre Majesté n’a pas cinq minutes à perdre ; il n’y a de sûreté pour elle que dans l’Assemblée nationale. » – « Mais je n’ai pas vu grand monde au Carrousel », répond craintivement Louis XVI, qui ne cherche qu’à gagner du temps. – « Sire, il y a douze pièces de canon et il arrive un monde énorme des faubourgs. »

Un conseiller municipal – marchand de dentelles dont la reine autrefois a été une des bonnes clientes – appuie Rœderer. Mais Marie-Antoinette l’arrête d’un : « Taisez-vous, Monsieur, laissez parler le procureur général » (la colère la prend chaque fois que quelqu’un qu’elle n’estime pas veut la sauver). Puis elle dit à Rœderer : « Mais, Monsieur, nous avons des forces. » – Madame, tout Paris marche, l’action est inutile, la résistance impossible. »

Marie-Antoinette ne peut plus réprimer son émotion, le sang lui monte au visage, il faut qu’elle se domine pour ne pas éclater devant des hommes si peu virils. Mais la responsabilité est écrasante et une femme n’a pas d’ordre à donner quand le roi est là. Elle attend donc la décision de l’éternel indécis. Il lève enfin sa lourde tête, regarde Rœderer pendant quelques secondes, puis il soupire et dit, heureux de s’être décidé : « Allons ! »

Il passe devant la haie des gentilshommes qui le regardent sans estime, à côté des soldats suisses à qui l’on oublie de dire s’ils doivent se battre ou non, fend la foule toujours plus dense qui l’injurie ainsi que sa femme et ses derniers fidèles, et quitte sans avoir lutté, sans avoir esquissé la moindre tentative de résistance, le palais qu’ont construit ses aïeux et où jamais plus il ne mettra les pieds. On traverse le jardin, le roi et Rœderer marchent devant, la reine les suit au bras du ministre de la Marine et tient son petit garçon par la main. Ils se rendent hâtivement et sans dignité au manège couvert, où autrefois la cour assistait, gaie et insouciante, à des cavalcades, et où maintenant le roi vient chercher craintivement asile auprès de l’Assemblée nationale.

Les souverains ont franchi environ deux cents pas. Mais ces deux cents pas marquent la chute irrémédiable de Louis XVI et de Marie-Antoinette. La royauté a pris fin.

L’Assemblée voit avec des sentiments très mêlés le maître d’hier, à qui elle est toujours liée par le serment et par l’honneur, lui demander l’hospitalité. Dans la générosité du premier moment Vergniaud, le président, déclare :

« Vous pouvez compter, Sire, sur la fermeté de l’Assemblée nationale. Ses membres ont juré de mourir en défendant les droits du peuple et les autorités constituées. »

C’est là une grande promesse, car le roi est toujours, conformément à la Constitution, une des deux autorités légales établies et l’Assemblée nationale fait, en pleine anarchie, comme si l’ordre légal régnait encore. Elle se réfère strictement à l’article de la Constitution qui interdit la présence du roi pendant les délibérations de l’Assemblée. Et comme on veut continuer à délibérer, on lui donne pour asile la loge qu’occupent habituellement les logographes. C’est une pièce si basse qu’on ne peut pas s’y tenir debout, sur le devant se trouvent quelques chaises et dans le fond un banc de paille : une grille de fer la sépare de la salle des délibérations proprement dite. Avec l’assistance des députés, on se hâte d’enlever cette grille au moyen de limes et de marteaux, car on redoute toujours une tentative d’enlèvement de la famille royale par le peuple ; si la chose arrivait les débats seraient interrompus et les députés placeraient le roi et les siens au milieu d’eux. C’est dans cette cage, où il fait une chaleur étouffante en ces journées d’août, que Louis XVI et Marie-Antoinette devront passer dix-huit heures avec leurs enfants, exposés aux regards compatissants, curieux ou malveillants de l’Assemblée. Mais ce qui rend leur humiliation encore plus cruelle, c’est la complète indifférence de l’Assemblée qui semble les ignorer durant ces dix-huit heures de débat. Ils ne comptent pas plus que les huissiers ou les spectateurs des tribunes ; aucun député ne se lève pour les saluer, personne ne songe à leur rendre le séjour dans ce réduit plus supportable. Il ne leur est permis que d’écouter et de se rendre compte qu’on parle comme s’ils n’existaient pas : image macabre qui fait penser à quelqu’un qui, par une fenêtre, assisterait à son propre enterrement.

Soudain un frémissement parcourt l’Assemblée. Quelques députés bondissent de leurs sièges et prêtent l’oreille ; par la porte ouverte on entend des coups de fusil partir des Tuileries ; un bruit sourd, à présent, fait vibrer les fenêtres : c’est le canon. En entrant dans le palais, les insurgés se sont heurtés à la garde suisse. Dans la pitoyable précipitation du départ, le roi a oublié de donner des indications ou, comme d’habitude, il n’a pas eu l’énergie de se prononcer catégoriquement. Fidèles au premier ordre, qui n’a pas été révoqué, de rester sur la défensive, les gardes suisses défendent la « cage » vide de la royauté et, sur le commandement de leurs officiers, exécutent quelques feux de salve. Déjà ils ont fait évacuer la cour, se sont emparés des canons qu’avaient amenés les factieux prouvant ainsi qu’un roi énergique eût pu se défendre honorablement au milieu de ses troupes. Alors seulement ce souverain sans tête – bientôt il la perdra réellement – se rappelle son devoir, qui est de ne pas exiger des autres le courage et le sacrifice de leur vie là où lui-même a manqué d’énergie, et il envoie aux Suisses l’ordre d’abandonner la défense du palais. Mais – parole éternellement fatale en ce qui le concerne – trop tard ! Son indécision et sa négligence ont déjà coûté la vie à plus de mille hommes. Aussitôt la foule exaspérée envahit le château sans défense. La lanterne sanglante de la Révolution luit de nouveau : des têtes de royalistes tournoient au bout de piques, à onze heures du matin seulement la boucherie est terminée. Il ne tombe plus de têtes ce jour-là, mais une couronne roule à terre.

Serrée dans la loge où elle étouffe, la famille royale est obligée d’assister, sans avoir le droit de rien dire, à tout ce qui se passe dans cette Assemblée. Elle voit tout d’abord ses fidèles Suisses, noirs de poudre, ruisselants de sang, se précipiter dans la salle, pourchassés par les insurgés victorieux qui cherchent à les arracher à la protection des députés. Puis les objets dérobés au palais sont déposés sur le bureau du président : argenterie, bijoux, lettres, cassettes et assignats. Marie-Antoinette est obligée d’entendre l’éloge des chefs de l’insurrection, sans pouvoir protester. Elle est condamnée à écouter, muette et impuissante, les délégués des différentes sections qui viennent devant l’Assemblée exiger avec véhémence la destitution du roi, elle s’aperçoit que les faits les plus évidents sont faussés dans les rapports : on prétend que c’est le palais qui a donné l’ordre de sonner le tocsin, que c’est lui qui a attaqué la nation, et non la nation le palais. Elle constate à son tour un fait éternel : dès que les politiciens sentent tourner le vent, ils deviennent lâches. Ce même Vergniaud qui, il y a deux heures encore, promettait, au nom de l’Assemblée, de mourir plutôt que de laisser toucher aux droits des autorités constituées, s’empresse maintenant de capituler et présente une motion réclamant la suppression immédiate du veto et le transfert de la famille royale au palais du Luxembourg « sous la protection des citoyens et de la loi », c’est-à-dire son emprisonnement. Afin d’atténuer la chose aux yeux des députés royalistes, on propose, pour la forme, la nomination d’un gouverneur pour le dauphin, mais en réalité personne ne se soucie plus de la couronne ni du roi. On lui enlève son veto, sa seule prérogative, et les lois qu’il a rejetées, l’Assemblée nationale les promulgue aussitôt ; pas un regard ne demande l’acquiescement du pauvre diable qui est là, tout en nage, affalé sur sa chaise, et qui préfère peut-être, en son for intérieur, qu’on ne lui demande pas son avis. Louis XVI n’aura plus dorénavant de décisions à prendre, on décidera pour lui.

Il y a quatorze heures que dure la séance. Les cinq personnes entassées dans l’étroite loge n’ont pas dormi pendant cette nuit effroyable, et elles ont vécu toute une éternité. Les enfants épuisés, qui ne comprennent rien à tout cela, se sont assoupis. La sueur coule sur le front du roi et de la reine. À plusieurs reprises Marie-Antoinette a fait mouiller son mouchoir pour se rafraîchir le visage, une ou deux fois elle a bu un verre d’eau glacée que lui a passé une main charitable. Les yeux brûlants, exténuée et terriblement éveillée en même temps, elle regarde fixement cette salle surchauffée où depuis des heures il est question de leur sort. Elle ne touche à aucune nourriture, contrairement à Louis XVI qui, sans se soucier du monde, réclame plusieurs fois à manger et fait fonctionner lentement ses lourdes mâchoires avec autant de satisfaction qu’à sa table de Versailles où il était servi dans de la vaisselle d’argent. Même en face du plus grand danger l’appétit et le sommeil ne quittent point ce corps si peu royal ; ses paupières pesantes se ferment peu à peu, et au cœur de la lutte qui lui coûte sa couronne, Louis XVI fait un petit somme d’une heure. Marie-Antoinette s’est éloignée de lui et reculée dans l’ombre. En des moments pareils, elle a toujours honte de la faiblesse indigne de son mari, plus préoccupé de son estomac que de son honneur, et qui, même au milieu des pires humiliations, peut se gaver de nourriture et dormir. Pour ne pas trahir son amertume elle se détourne de lui ; elle se détourne aussi de l’Assemblée, et volontiers elle se boucherait les oreilles avec les poings. Elle est seule à se rendre compte de tout ce que cette journée a d’avilissant pour eux, et dans sa gorge contractée elle sent comme un goût de fiel, annonciateur de ce qui va venir ; mais toujours grande aux heures où elle se sent provoquée, pas un instant elle ne perd contenance ; ils ne lui verront pas une larme, ces rebelles, ils ne l’entendront pas pousser un soupir. Et elle s’enfonce toujours plus dans l’obscurité de la loge.

Enfin, après avoir passé dix-huit heures dans cette cage brûlante, le roi et la reine sont autorisés à se rendre à l’ancien couvent des Feuillants où, dans une des cellules vides et abandonnées, on leur dresse un lit en toute hâte. Des femmes qu’elle ne connaît point prêtent à la reine de France une chemise et un peu de linge, et comme dans l’émeute elle a oublié ou perdu son argent, elle emprunte quelques pièces d’or à une de ses servantes. Maintenant qu’elle est seule, Marie-Antoinette prend enfin quelque nourriture. Mais dehors le calme n’est pas revenu. La ville est en effervescence et des bandes bruyantes passent sans cesse sous les fenêtres grillagées du couvent, cependant que du côté des Tuileries on entend un roulement sourd de voitures : ce sont les charrettes qui emportent les cadavres de mille tués. On a attendu la nuit pour exécuter cet affreux travail, mais le cadavre de la royauté on s’en débarrassera en plein jour.

Le lendemain et le surlendemain la famille royale est encore forcée d’assister, dans cet horrible réduit, aux débats de l’Assemblée nationale ; le roi et la reine peuvent voir leur pouvoir fondre d’heure en heure dans cette ardente fournaise. Hier on parlait encore du roi, aujourd’hui Danton parle déjà des « oppresseurs du peuple » et Cloots des « individus appelés roi ». Hier, on choisissait encore le palais du Luxembourg comme « résidence » de la cour, et on proposait de nommer un gouverneur au dauphin, aujourd’hui la formule est déjà plus grave : on veut mettre le roi « sous la sauvegarde de la nation », c’est-à-dire l’emprisonner, mais l’expression est plus élégante ; et bientôt la Commune, qui s’est constituée dans la nuit du 10 août, n’admet plus le Luxembourg ou le ministère de la Justice comme future résidence ; elle en dit clairement la raison : il serait trop facile de s’échapper de ces deux bâtiments. Il n’y a qu’au Temple qu’elle puisse répondre de la sécurité des « détenus » – l’idée de l’emprisonnement se dégage de plus en plus nettement. L’Assemblée nationale, ravie dans le fond de se décharger, laisse à la Commune le soin de s’occuper du roi. Celle-ci promet de conduire la famille royale au Temple « avec tout le respect dû au malheur ». Voilà l’affaire expédiée, et toute la journée, jusqu’à deux heures du matin, le moulin à paroles continue à tourner, mais il n’y a pas un mot en faveur des malheureux qui sont là, courbés dans l’obscurité de la loge comme dans l’ombre du destin.

Enfin, le 13 août, le Temple est prêt. Un chemin immense a été parcouru en ces trois jours. Pour aller de la royauté absolue à l’Assemblée nationale il a fallu des siècles, de l’Assemblée nationale à la Constitution deux ans, de la Constitution à l’assaut des Tuileries quelques mois et de l’assaut des Tuileries à la captivité trois jours seulement. Il ne faudra plus maintenant que quelques mois pour aller jusqu’à l’échafaud et une simple secousse suffira pour la descente au tombeau.

Le 13 août, à six heures du soir, la famille royale est amenée au Temple sous la conduite de Pétion – à six heures du soir avant la tombée du crépuscule, car on veut que le peuple vainqueur puisse contempler son ancien maître et surtout l’orgueilleuse reine sur le chemin de leur prison. Pendant deux heures la voiture traverse avec une lenteur intentionnelle la moitié de la ville ; on fait exprès un détour par la place Vendôme pour que Louis XVI puisse voir la statue de son aïeul Louis XIV brisée et arrachée de son socle sur l’ordre de l’Assemblée nationale, et sache bien ainsi que ce n’est pas seulement son règne qui est terminé, mais celui de toute sa race.

Et le jour même où l’ancien maître de la France quitte le palais de ses ancêtres pour une prison, le nouveau maître de Paris change également de résidence. Dans la nuit du 13 août la guillotine est amenée de la cour de la Conciergerie sur la place du Carrousel où elle va se dresser menaçante. La France doit savoir que dorénavant ce n’est plus Louis XVI qui commande, mais la Terreur.

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