Il fait déjà nuit quand la famille royale arrive au Temple.
D’innombrables lampions – n’est-ce pas une fête populaire ? – illuminent les fenêtres du bâtiment principal. Marie-Antoinette connaît ce petit palais. C’est là qu’habitait, au cours des années heureuses et frivoles, le comte d’Artois, son danseur et compagnon de plaisir. C’est là qu’il y a quatorze ans, enveloppée de précieuses fourrures, elle est venue un jour d’hiver, en traîneau richement décoré et dans un tintement de grelots, dîner en hâte chez son beau-frère. Aujourd’hui des maîtres de maison moins aimables, les maîtres de la Commune, l’ont invitée à y séjourner de façon permanente ; les huissiers ont été remplacés par des gardes nationaux et des gendarmes vigilants. La grande salle, dans laquelle on sert à dîner aux prisonniers, nous la connaissons par un tableau célèbre : Un thé chez le prince de Conti. Le petit garçon et la petite fille qui y donnent un concert à une illustre société ne sont autres que le jeune Mozart, âgé de huit ans, et sa sœur : de la musique et de la gaîté ont retenti dans ces pièces, de nobles seigneurs, savourant voluptueusement la joie de vivre, ont habité les derniers cette maison.
Ce n’est pas, cependant, cet élégant palais, dans les boiseries dorées duquel vibre peut-être encore légèrement la musique ailée et argentine de Mozart, qui est destiné au séjour de Marie-Antoinette et de Louis XVI, mais les deux vieilles tours rondes aux toits pointus qui se dressent à côté. Construites au Moyen Âge par les Templiers pour servir de forteresse, ces bâtisses de pierres sombres et grises éveillent un sentiment lugubre. Avec leurs lourdes portes bardées de fer, leurs fenêtres basses, leurs cours obscures elles évoquent les ballades oubliées d’autrefois, les tribunaux secrets, l’Inquisition, les antres de sorcières et les chambres de tortures. Les Parisiens ne jettent qu’un regard furtif et mêlé de crainte sur ces vestiges d’une époque violente, d’autant plus mystérieux qu’ils sont restés inutilisés au milieu d’un quartier animé de petits bourgeois : symbole terriblement éloquent que l’emprisonnement dans ces vieux murs, qui ne servent à rien, de la royauté déchue et devenue elle aussi inutile.
Durant les semaines qui suivent des mesures sont prises pour augmenter la sûreté de cette vaste prison. On démolit une série de petites maisons encerclant les tours, on abat tous les arbres de la cour pour faciliter partout la surveillance, on sépare, en outre, les deux cours nues, cernant les tours, des autres bâtiments par un mur de pierre, de sorte qu’il faut tout d’abord franchir trois remparts avant d’atteindre la véritable citadelle. On dresse des guérites à toutes les sorties, on construit des guichets aux portes intérieures donnant sur les couloirs de chaque étage afin d’obliger tous ceux qui entrent et sortent à se soumettre à la surveillance de sept ou huit gardiens. Le conseil municipal, qui répond des prisonniers, désigne tous les jours par tirage au sort quatre commissaires chargés de surveiller jour et nuit toutes les pièces et de ramasser chaque soir les clefs de toutes les portes. Personne, hormis eux et les conseillers municipaux, n’a le droit de pénétrer dans le Temple sans une permission spéciale de la municipalité : aucun Fersen, aucun ami complaisant ne peut plus approcher de la famille royale, la possibilité de passer des lettres et de se concerter avec le dehors est une chose sur laquelle il ne faut plus compter du tout – ou du moins il le semble.
Une autre mesure de précaution frappe plus durement encore la famille royale. Dans la nuit du 19 août deux fonctionnaires de la Commune arrivent avec l’ordre d’emmener toutes les personnes ne faisant pas partie de la famille royale. La reine souffre particulièrement de devoir se séparer de Mme de Lamballe, qui, déjà en sûreté, était revenue de Londres de son plein gré pour lui prouver son attachement à l’heure du danger. Toutes deux pressentent qu’elles ne se reverront plus ; c’est sans doute au cours de cet adieu, auquel n’assistait aucun témoin, que Marie-Antoinette a donné à son amie, comme dernier gage d’amitié, cette mèche pâle enchâssée dans une bague portant l’inscription tragique : « Blanchis par le malheur », et trouvée plus tard auprès du corps déchiqueté de la princesse. Mme de Tourzel et sa fille sont également emmenées et transférées à la Force, de même que la suite du roi (on ne lui laisse qu’un valet de chambre pour son service personnel). Et voilà détruit le dernier simulacre de cour ; la famille royale – Louis XVI, Marie-Antoinette, leurs deux enfants et Madame Élisabeth – est maintenant seule avec elle-même.
La crainte d’un événement est presque toujours plus insupportable que l’événement lui-même. Si humiliante que soit la captivité du roi et de la reine, elle leur offre en attendant une certaine sécurité. Les murs épais qui les entourent, les cours hermétiquement closes, les sentinelles avec leurs fusils toujours chargés, empêchent, certes, toute tentative d’évasion, mais en même temps les protègent contre toute agression. La famille royale n’a plus besoin, comme aux Tuileries, de tendre sans cesse l’oreille pour savoir si le tocsin et le tambour d’alarme n’annoncent pas une attaque ; dans leur tour solitaire tout se passe aujourd’hui comme hier, c’est toujours le même isolement calme et sûr, le même éloignement de toutes les agitations du monde. La Commune fait d’abord tout son possible pour assurer le bien-être physique des prisonniers royaux : impitoyable dans la lutte, la Révolution au fond n’est cependant pas inhumaine. Après chaque avance énergique elle s’arrête un instant, sans se douter que justement ces moments de répit, ces détentes apparentes, rendent la défaite encore plus sensible aux vaincus. Les premiers jours qui suivent le transfert au Temple, on fait tout ce qu’on peut pour que la vie des détenus ne soit pas trop pénible. On tapisse et on meuble la grande tour, on aménage un étage entier comprenant quatre pièces pour le roi et quatre pièces pour la reine, Madame Élisabeth et les enfants. Les prisonniers peuvent, quand ils le désirent, quitter la lugubre tour sentant le moisi et se promener au jardin. Mais avant tout la Commune s’efforce de leur procurer une bonne et abondante chère, ce qui, pour le roi, est la chose essentielle. Il n’y a pas moins de treize personnes préposées à sa table, on sert tous les jours à midi au moins trois potages, quatre entrées, deux rôtis, quatre plats légers, des compotes, des fruits, du vin de Malvoisie, du bordeaux, du champagne, de sorte qu’en trois mois et demi les dépenses de la cuisine s’élèvent à trente-cinq mille livres. La famille royale est en outre largement pourvue de linge, de vêtements, de tout ce dont elle a besoin pour son intérieur, tant qu’on ne considère pas Louis XVI comme un criminel. On lui donne, sur sa demande, une bibliothèque de deux cent cinquante-sept volumes – des classiques latins pour la plupart – afin de l’aider à passer le temps. Durant cette première et très courte période, la captivité de la famille royale n’a absolument pas le caractère d’un châtiment, et, abstraction faite de la souffrance morale, le roi et la reine pourraient mener une vie calme et presque paisible. Le matin Marie-Antoinette fait venir ses enfants et les instruit ou joue avec eux, à midi on prend le repas en commun, ensuite on joue une partie de trictrac ou d’échecs. Pendant que le roi promène le dauphin au jardin et qu’ils essaient des cerfs-volants, la reine, trop fière pour se promener surveillée par des gardes, se livre volontiers à des travaux d’aiguille dans sa chambre. Le soir elle couche elle-même ses enfants, puis on cause, on joue aux cartes ; quelquefois elle essaie de se mettre au clavecin comme jadis ou de chanter un peu, mais, éloignée du monde, de ses amies, il lui manque cette légèreté du cœur, à jamais perdue. Elle parle peu et préfère être seule ou avec ses enfants. Elle n’a pas pour se consoler cette grande piété qui permet à Louis XVI et à sa sœur, souvent en prières et strictement pratiquants, d’être patients et résignés. Sa volonté de vivre n’est pas aussi facile à briser que celle de ces deux natures placides ; son esprit, même entre ces murs, est toujours tourné vers le monde ; son âme, habituée au triomphe, se refuse à renoncer, l’espoir ne l’a pas encore quittée. Elle est seule, même en prison, à ne pas s’avouer vaincue ; les autres sentent à peine leur captivité, et n’étaient la surveillance et l’éternelle peur du lendemain, le petit bourgeois Louis XVI et la religieuse Madame Élisabeth verraient réalisé l’idéal auquel ils aspirent inconsciemment depuis des années : vivre sans responsabilité et dans une passivité complète.
Mais les gardes sont là. Sans cesse il est rappelé aux captifs qu’un pouvoir nouveau régit leur destinée. Dans la salle à manger, la Commune a accroché, imprimé sur grand format, le texte de la « Déclaration des droits de l’homme » avec cette date, pénible pour le roi : « An premier de la République. » Sur les plaques de laiton de son poêle il lit : « Liberté, égalité, fraternité. » À l’heure du repas surgit un commissaire ou le commandant de la tour. Leur pain est coupé par une main étrangère et examiné au cas où il contiendrait un message secret, aucun journal n’entre au Temple, toutes les personnes qui pénètrent dans la tour ou la quittent sont soigneusement fouillées par les gardiens, toujours à la recherche de papiers cachés, et, en outre, les portes de leurs appartements sont fermées de l’extérieur. Le roi et la reine ne font pas un mouvement sans que se profile aussitôt derrière eux, le fusil chargé sur l’épaule, la silhouette d’un garde, ils n’ont pas de conversation sans témoins, ils ne lisent aucun imprimé qui n’ait passé par la censure. Ils ne connaissent le bonheur et la grâce d’être seuls que lorsqu’ils se retirent dans leurs chambres à coucher.
Cette surveillance était-elle intentionnellement tracassière ?
Les gardiens des prisonniers royaux étaient-ils réellement les tortionnaires sadiques dont parlent les écrits royalistes ? A-t-on vraiment humilié sans cesse et inutilement Marie-Antoinette et les siens, et a-t-on choisi dans ce but des sans-culottes particulièrement grossiers ? Les comptes rendus de la Commune le démentent, mais eux aussi sont partiaux. La plus grande circonspection est de rigueur avant de se prononcer équitablement sur cette question importante : oui ou non la Révolution a-t-elle humilié et maltraité consciemment le roi vaincu ? Car l’idée de Révolution est très large et comporte toute une gamme de nuances, allant du plus haut idéalisme à la véritable brutalité, de la grandeur à la cruauté, du spiritualisme le plus subtil à la violence la plus grossière ; elle change et se transforme, parce qu’elle tient toujours sa couleur des hommes et des circonstances. Dans la Révolution française, comme dans toute autre, deux types se dessinent nettement : les révolutionnaires que guide l’idéalisme, et ceux qui sont conduits par le ressentiment ; les uns, mieux partagés que la masse, veulent l’élever jusqu’à eux, lui faire atteindre leur niveau, leur culture, leurs formes de vie, augmenter sa liberté. Les autres, qui furent eux-mêmes longtemps malheureux, cherchent à se venger sur ceux qui furent plus heureux qu’eux et veulent imposer leur puissance aux maîtres d’hier. Un état d’esprit identique se rencontre aujourd’hui, parce qu’il est fondé sur la dualité de la nature humaine. Dans la Révolution française, l’idéalisme eut d’abord le dessus : l’Assemblée nationale, composée de nobles, de bourgeois et des notables du pays, voulut aider le peuple, libérer les masses, mais la masse libérée et déchaînée se tourna bientôt contre ses libérateurs ; dans la seconde phase, les éléments extrémistes, les révolutionnaires par rancune, prennent le dessus et pour ceux-ci le pouvoir est une chose trop nouvelle pour qu’ils puissent résister au plaisir d’en jouir pleinement. Des personnages à l’intelligence étroite, sortis enfin d’une situation pénible, s’emparent du gouvernail, et leur ambition est de rabaisser la Révolution à leur propre mesure, à leur propre médiocrité.
Hébert, à qui est confiée la garde de la famille royale, est justement un des représentants les plus typiques et les plus antipathiques de ces révolutionnaires par rancune. Les plus nobles parmi les esprits de la Révolution, Robespierre, Camille Desmoulins, Saint-Just, se sont immédiatement rendu compte de ce qu’était cet écrivailleur malpropre, ce braillard enragé : un abcès de la Révolution, et Robespierre – trop tard il est vrai – l’extirpera au fer rouge. D’un passé louche, accusé ouvertement d’avoir volé la caisse d’un théâtre, sans place et sans scrupules, il saute dans la Révolution comme un gibier traqué dans un fleuve, et le courant le porte parce que, dit Saint-Just, il « varie, selon l’esprit et le danger, ses couleurs, comme un reptile qui rampe au soleil » ; plus la République se tache de sang, plus sa plume devient rouge dans son Père Duchêne, la feuille la plus ignoble de la Révolution. Sur le ton le plus vulgaire – « comme si la Seine était un égout de Paris », dit Camille Desmoulins – il y flatte les instincts les plus répugnants des plus basses classes et enlève par là à la Révolution toute considération à l’étranger ; il doit à cette basse popularité, outre d’abondants revenus, son siège au conseil municipal et une puissance toujours plus grande : c’est entre ses mains, malheureusement, qu’est remis le sort de Marie-Antoinette.
Un pareil homme, institué maître et gardien de la famille royale, jouit évidemment, avec toute la satisfaction d’une petite âme, de la possibilité d’humilier et de traiter de haut une archiduchesse d’Autriche, une reine de France. D’une politesse intentionnellement réservée dans ses rapports personnels avec la famille royale et toujours soucieux de prouver qu’il est bien l’authentique représentant de la justice nouvelle, Hébert décharge sa colère devant cette reine qui décline toute conversation avec lui en recourant aux injures les plus grossières dans son Père Duchêne ; c’est lui qui demande sans cesse « le saut de la carpe en avant » et le « rasoir national » pour « l’ivrogne et sa grue » – que le substitut Hébert vient d’ailleurs visiter toutes les semaines avec courtoisie. Sans doute ses paroles dépassent-elles ses sentiments, mais c’est humilier inutilement les vaincus que de nommer chef de leur prison le plus mesquin justement, le moins sincère des patriotes. Car il est évident que la peur inspirée par Hébert agit sur les sentinelles et les gardiens. Ils sont forcés, sous peine de paraître suspects, de se comporter avec plus de rudesse qu’ils ne le voudraient réellement ; mais d’autre part les cris de haine du journaliste servent les prisonniers de façon surprenante. Car si ces braves et candides artisans et petits bourgeois qu’Hébert prépose à leur surveillance ont toujours entendu parler par le Père Duchêne du tyran sanguinaire et de l’Autrichienne prostituée et dépensière, qu’aperçoivent-ils maintenant ? Un gros homme sans malice, qui se promène en tenant son petit garçon par la main et mesure avec lui le nombre de pouces et de pieds carrés de la cour ; ils le voient manger copieusement et de très bon appétit, dormir ou se pencher sur ses livres. Ils ne tardent pas à reconnaître que ce brave père de famille apathique ne ferait pas de mal à une mouche ; vraiment il serait difficile de détester pareil tyran, et si Hébert ne veillait pas si sévèrement, les soldats de garde lieraient sans doute conversation avec cet homme, bon enfant, comme avec un camarade du peuple, et ils échangeraient des plaisanteries ou joueraient aux cartes avec lui. La reine, naturellement, est plus distante. Marie-Antoinette n’adresse pas une seule fois à table la parole aux inspecteurs, et quand on vient s’informer si elle a un désir quelconque à exprimer ou des plaintes à formuler, elle répond toujours négativement. Mais c’est justement cette noblesse dans le malheur qui émeut ces gens simples, et, comme toujours, une femme dont la souffrance est visible éveille la compassion. À la longue les gardiens, qui partagent en somme la captivité de leurs prisonniers, sont pris d’une certaine sympathie pour la reine et la famille royale, et cela seul explique la possibilité des diverses tentatives d’évasion ; si donc les soldats, comme il est dit dans les Mémoires royalistes, affichent des allures rudes et des sentiments particulièrement républicains, s’ils lâchent de temps en temps un juron, s’ils chantent et sifflent plus fort qu’il ne conviendrait, ce n’est bien souvent que pour dissimuler leur pitié. Mieux que les idéologues de la Convention, le menu peuple a compris qu’il convient de respecter le vaincu dans son malheur, et la reine a certes enduré au Temple moins de haines et moins de vilenies des soldats, soi-disant grossiers, que dans les salons de Versailles.
Cependant le temps ne s’arrête pas, et si dans ce quadrilatère entouré de murs on ne s’en aperçoit pas, il vole, au-dehors, avec des ailes géantes. De mauvaises nouvelles arrivent des frontières, les Prussiens et les Autrichiens se sont enfin mis en marche et au premier choc ils ont bousculé les troupes révolutionnaires. En Vendée les paysans se sont révoltés, la guerre civile commence, le gouvernement anglais a rappelé son ambassadeur ; La Fayette quitte l’armée, dégoûté de l’extrémisme d’une Révolution qu’il a lui-même provoquée ; les vivres deviennent rares, le peuple s’agite. Comme après toutes les défaites le plus dangereux des vocables, le mot de trahison, surgit de partout, mille voix le propagent, et il jette le trouble dans toute la capitale. En cette heure tragique, Danton, l’homme le plus énergique et le moins scrupuleux de la Révolution, empoigne le drapeau sanglant de la Terreur et approuve la décision secrète de faire massacrer pendant les journées de septembre tous les suspects qui sont dans les prisons. Parmi ce millier de victimes se trouve l’amie de la reine, la princesse de Lamballe.
Au Temple, la famille royale ignore ces événements effroyables, car elle vit séparée du monde des vivants et de la parole imprimée. Elle n’entend que le tocsin qui se met soudain à sonner, et Marie-Antoinette connaît cet oiseau de bronze de mauvais augure. Elle sait que quand son vol sonore retentit au-dessus de la ville, c’est l’annonce d’un sinistre ou l’approche d’un malheur. Les captifs troublés chuchotent. Le duc de Brunswick serait-il déjà aux portes de Paris avec ses troupes ? Une contre-révolution aurait-elle éclaté ?
Mais en bas, à la porte fermée du Temple, les hommes de garde et les municipaux discutent, en proie à une extrême agitation : eux en savent plus long. Des messagers accourus en hâte viennent de leur annoncer que des faubourgs s’avance une foule immense, portant sur une pique la tête livide, cheveux au vent, de la princesse de Lamballe et traînant son corps nu, mutilé et déchiqueté ; il est certain que cette bande de cannibales, ivres de sang et de vin, veut s’offrir à présent la joie de montrer à Marie-Antoinette la tête blafarde de son amie ainsi que le corps nu et profané de la malheureuse sur lequel – ils en sont tous convaincus – la reine s’est si longtemps livrée à ses penchants saphiques. Désespérée la garde envoie chercher du secours auprès de la Commune, car elle ne peut résister seule à ces masses en furie ; mais le fourbe Pétion reste invisible, comme toujours quand il y a du danger ; il n’arrive aucun renfort et déjà la foule déchaînée hurle devant l’entrée principale avec son horrible trophée. Pour ne pas la rendre plus furieuse encore et pour éviter un assaut, qui, sans aucun doute, serait fatal à la famille royale, le commandant cherche à complaire à la populace ; il laisse tout d’abord entrer le cortège bachique dans la cour extérieure du Temple, et, tel un torrent boueux, la foule se précipite dans l’enceinte.
Deux des cannibales traînent le corps nu par les jambes, un autre brandit dans son poing des viscères sanglants, un quatrième porte au bout d’une pique la tête d’une pâleur verdâtre. Ils annoncent qu’ils veulent monter dans la tour avec ces trophées pour obliger la reine à embrasser la tête de sa grue. La force ne peut rien contre ces énergumènes ; un des commissaires essaie donc de recourir à la ruse. Ceint de son écharpe officielle, il réclame le silence et harangue la foule. Pour la flatter, il commence par la féliciter de sa prouesse et lui conseille ensuite de promener la tête à travers tout Paris, afin que le peuple entier puisse admirer « ce trophée », « monument éternel de la victoire ». La flatterie prend, heureusement, et au milieu de cris sauvages la foule s’ébranle et se rend au Palais Royal en continuant à traîner derrière elle le cadavre déchiqueté de la malheureuse.
Entre-temps les captifs s’impatientent. Ils entendent les cris confus d’une foule furieuse sans comprendre ce qu’elle veut et ce qu’elle demande. Mais ils connaissent ces sombres clameurs depuis l’assaut de Versailles et des Tuileries, et ils remarquent l’agitation et la pâleur des soldats qui courent à leur poste parer au danger. Inquiet, le roi se renseigne auprès d’un garde national : « Eh bien ! Monsieur, répond vivement celui-ci, puisque vous voulez le savoir c’est la tête de Mme de Lamballe qu’on veut vous montrer. Je vous conseille de paraître si vous ne voulez pas que le peuple monte ici. » À ces mots on entend un cri sourd : Marie-Antoinette s’est évanouie. « C’est le seul moment », écrira sa fille plus tard, « où sa fermeté l’ait abandonnée ».
Trois semaines plus tard, le 21 septembre, de nouveaux bruits montent de la rue. Les prisonniers tendent encore l’oreille avec inquiétude. Mais ce n’est pas la colère du peuple qui gronde cette fois, c’est sa joie qui éclate ; ils entendent les crieurs de journaux annoncer, en élevant exprès la voix, que la Convention a aboli la royauté. Le lendemain des commissaires viennent signifier au roi, qui n’est plus roi, sa destitution. Louis le Dernier – c’est ainsi qu’on le nomme désormais, avant de l’appeler dédaigneusement Louis Capet – apprend cette nouvelle avec la même placidité que le roi Richard II de Shakespeare.
« Que doit faire le roi ? Se soumettre ?
Le roi le fera. Faut-il qu’il soit détrôné ?
Le roi se soumet. Faut-il que le nom de roi
Soit perdu ? Va, au nom de Dieu ! »
On ne peut ni obtenir de lumière d’une ombre, ni prendre sa puissance à celui qui est impuissant. Cet homme, depuis longtemps indifférent à toutes les humiliations, n’élève pas la moindre protestation, ni Marie-Antoinette non plus ; peut-être même se sentent-ils, tous deux, déchargés. Car dorénavant ils n’ont plus aucune responsabilité, ni en ce qui touche leur propre sort, ni en ce qui concerne celui de l’État ; ils ne risquent plus de se tromper ou de négliger quoi que ce soit et n’ont plus à se soucier que de ce petit bout de vie qu’on leur laissera peut-être. Le mieux à présent pour la reine est de chercher sa joie dans les petites choses humaines, d’aider sa fille dans ses travaux d’aiguille ou au clavecin, de corriger les devoirs de son fils (il faut maintenant, il est vrai, se dépêcher de déchirer la feuille sur laquelle l’enfant écrit encore – comment ce garçonnet de huit ans pourrait-il comprendre les événements ? – « Louis Charles, Dauphin », appris péniblement). On cherche la solution des charades dans le dernier numéro du Mercure de France, on descend au jardin et on remonte, on suit sur la cheminée la marche trop lente de l’aiguille de la vieille pendule, on regarde onduler la fumée sur les toits lointains, on voit les nuages d’automne amener l’hiver. Et surtout on tâche d’oublier ce qui fut autrefois, et on essaie de penser à ce qui vient et doit inévitablement venir.
La Révolution, à présent, semble avoir atteint son but. Le roi est destitué, il a renoncé à son trône sans protester et habite tranquillement sa tour avec sa femme et ses enfants. Mais toute Révolution est une avalanche qui roule sans cesse de l’avant. Celui qui la dirige et veut en rester le maître est forcé de courir avec elle sans s’arrêter, pour se maintenir en équilibre : nulle pause n’est possible. Chaque parti le sait et redoute de se laisser devancer par l’autre. La droite craint les modérés, les modérés craignent la gauche, la gauche craint : son aile gauche, les Girondins, ceux-ci craignent les Maratistes ; les chefs redoutent le peuple, les généraux les soldats, la Convention la Commune, la Commune les sections. Et c’est cette peur contagieuse qu’ont les groupes les uns des autres qui les lance dans une course si effrénée ; c’est la crainte de passer pour modérés, crainte éprouvée par tous, qui seule a donné à la Révolution française cet élan torrentiel qui l’a poussée si loin au-delà de son véritable but. C’était son destin de franchir tous les points d’arrêt qu’elle s’était fixés, de dépasser sans cesse ses buts une fois qu’elle les avait atteints. La Révolution crut d’abord avoir rempli sa tâche en ignorant le roi, puis en le destituant. Mais, destitué et découronné, ce pauvre homme inoffensif demeure un symbole, et si la république va jusqu’à arracher des tombeaux ce qui reste de la dépouille des rois morts depuis des siècles, pour brûler ce qui n’est plus que cendre et poussière, comment pourrait-elle supporter l’ombre d’un roi vivant ? Les chefs, donc, se croient obligés de consommer par la mort physique la mort politique de Louis XVI, afin de s’assurer contre tout retour de la royauté. L’édifice de la république ne peut durer, aux yeux d’un républicain extrémiste, que s’il est cimenté avec du sang royal ; de peur de se laisser distancer dans la course à la faveur populaire, les modérés ne tardent pas à se rallier à cet avis et le procès de Louis Capet est fixé au mois de décembre.
Au Temple, on apprend cette décision inquiétante par la soudaine apparition d’une commission, qui exige la remise de « tous les instruments tranchants », couteaux, ciseaux et fourchettes ; le « détenu » qui n’était qu’en surveillance est devenu un accusé. De plus Louis XVI est séparé de sa famille. Bien qu’habitant la même tour, et un étage seulement au-dessous des siens, ce qui augmente encore la cruauté de cette mesure, il n’a plus le droit, à partir de ce jour, de voir ni sa femme ni ses enfants. Durant toutes ces semaines fatales, sa femme ne peut pas lui parler une seule fois ; il ne lui est pas permis de savoir comment se déroule le procès, ni comment il s’achèvera. Elle ne peut lire aucun journal, ni interroger les défenseurs de son mari ; elle est obligée de passer ces heures tragiques dans une incertitude et une angoisse horribles. Elle entend au-dessous d’elle le pas pesant de son époux, dont elle n’est séparée que par le plancher, et ne peut ni le voir ni lui parler : tourment indicible, mesure absolument stupide. Et lorsque le 20 janvier un employé municipal entre chez Marie-Antoinette et lui annonce d’une voix oppressée qu’elle est autorisée ce jour-là, exceptionnellement, à se rendre avec sa famille à l’étage inférieur, elle comprend immédiatement ce que cette faveur a d’épouvantable : Louis XVI est condamné à mort, elle voit son époux pour la dernière fois, les enfants ne reverront plus leur père. Comme l’instant est tragique et que celui qui demain montera à l’échafaud n’est plus dangereux, on laisse seuls dans la pièce, durant cette dernière réunion de famille, l’époux, l’épouse, la sœur et les enfants ; on se contente de surveiller les adieux par une porte vitrée.
Personne n’a assisté à cette entrevue pathétique ; tous les récits qui ont été imprimés à ce sujet sont de pure invention romanesque, de même que les estampes sentimentales qui, dans le style douceâtre de l’époque, rabaissent le tragique d’un tel instant par un attendrissement larmoyant. Comment douter que cet adieu du père de ses enfants fut un des instants les plus douloureux de la vie de Marie-Antoinette, et à quoi bon essayer d’exagérer encore une scène aussi déchirante ? Le seul fait déjà de voir un individu qui va mourir, un condamné à mort, fût-ce le plus étranger des hommes, avant sa marche au supplice, est une chose poignante pour tout être sensible ; et si Marie-Antoinette n’a jamais aimé son mari avec passion, si elle a donné son cœur à un autre depuis longtemps, elle a tout de même vécu avec lui pendant vingt ans et elle a eu de lui quatre enfants ; jamais, en cette période d’agitation, elle ne l’a connu autrement que bon et dévoué pour elle. Ces deux êtres mariés uniquement par raison d’État sont à présent plus unis qu’ils ne le furent jamais dans leurs belles années ; le malheur immense subi en commun au cours de ces heures sombres du Temple les a rapprochés. Et la reine sait en outre qu’elle ne tardera pas à suivre son mari, à gravir à son tour cette dernière marche. Il ne la précède que de peu.
En cet instant suprême, cette apathie qui, toute sa vie, fut fatale au roi, est pour lui un avantage ; son imperturbabilité, révoltante en d’autres circonstances, confère à présent à Louis XVI une certaine grandeur morale. Il ne trahit ni peur ni émotion ; les quatre commissaires qui attendent la fin des adieux dans la pièce ne l’entendent à aucun moment ni élever la voix ni sangloter : en quittant à jamais les siens cet homme d’une faiblesse déplorable, ce roi indigne, montre une énergie et une dignité qu’on ne lui a jamais connues au cours de sa vie. Calme comme les autres soirs, le condamné se lève à dix heures et donne ainsi à sa famille le signal de la séparation. Devant une volonté aussi clairement exprimée, Marie-Antoinette n’ose pas protester, d’autant plus qu’il lui promet, en un pieux mensonge, de monter chez elle le lendemain matin à sept heures.
Là-haut la reine est seule dans sa chambre ; la nuit est longue et sans sommeil. Enfin on voit poindre le jour et avec lui commencent les bruits sinistres des préparatifs. Elle entend arriver un carrosse aux lourdes roues, elle entend sans cesse des gens monter et descendre l’escalier : est-ce le confesseur, les municipaux ou déjà le bourreau ? Les tambours des régiments en marche battent au loin, il fait plus clair, le jour se lève, l’heure approche qui ravira leur père à ses enfants, qui lui prendra le compagnon, plein d’égards et digne d’estime, de nombreuses années. Captive dans sa chambre, des gardiens inflexibles devant sa porte, cette femme éprouvée n’a pas le droit de descendre les quelques marches qui la séparent de son mari, ni de voir ou d’entendre ce qui se passe, et les choses que son esprit se représente sont mille fois plus épouvantables encore que la réalité. Enfin un affreux silence règne à l’étage inférieur. Le roi a quitté le Temple, le lourd carrosse l’emmène au supplice. Une heure plus tard, la guillotine a donné à Marie-Antoinette, autrefois archiduchesse d’Autriche, puis dauphine et enfin reine de France, un nom nouveau, celui de veuve Capet.