Détente : le dernier mot est dit, le sentiment, encore une fois, a pu s’épancher librement. Et il est plus facile, à présent, d’attendre les événements avec calme et résignation. Marie-Antoinette a fait ses adieux au monde. Elle n’espère plus rien, elle ne tente plus rien. Il n’y a plus à compter sur la cour de Vienne, sur la victoire des troupes françaises, et, depuis que Jarjayes l’a quittée et que le fidèle Toulan a été révoqué par ordre de la Commune, il n’y a plus personne à Paris qui puisse la sauver. Les renseignements fournis par l’espionne Tison ont rendu la municipalité plus méfiante ; et si hier une tentative d’évasion était dangereuse, aujourd’hui elle serait insensée et équivaudrait à un suicide.
Mais il y a des natures qu’attire mystérieusement le danger, des gens qui aiment jouer leur vie, qui ne sentent la plénitude de leurs forces que quand ils risquent l’impossible et pour qui l’aventure audacieuse est la seule forme d’existence acceptable. En période ordinaire ces gens respirent mal ; la vie leur semble trop monotone, toute action leur paraît trop mesquine, trop veule, il faut des tâches hardies à leur témérité, des buts extravagants, et leur passion la plus forte est de tenter l’irréalisable. Un homme de cette espèce vit alors à Paris, il s’appelle le baron de Batz. Aussi longtemps que la royauté fut à l’honneur, ce riche gentilhomme s’est orgueilleusement tenu à l’écart ; pourquoi courber l’échine dans l’espoir d’une place, d’une sinécure ? Mais au moment du danger le goût de l’aventure s’éveille en lui. Quand tout le monde juge le roi perdu, alors seulement ce Don Quichotte de la fidélité royale se jette dans la lutte, avec un héroïsme insensé, pour tenter de le sauver. Cette tête chaude se tient durant toute la Révolution, cela va de soi, à la place la plus dangereuse ; sous les noms les plus divers, le baron de Batz se cache dans Paris pour lutter tout seul contre le nouveau régime. Il sacrifie sa fortune dans d’innombrables entreprises, dont la plus folle jusqu’ici a été de s’élancer soudain, au moment où l’on conduisait Louis XVI à l’échafaud au milieu de quatre-vingt mille hommes armés, de brandir son épée et de s’écrier : « À nous ! mes amis, ceux qui veulent sauver leur roi ! » Mais personne ne l’a suivi. Personne, dans toute la France, n’a eu l’extravagante témérité de tenter en plein jour d’arracher un homme à toute une ville, à toute une armée. Et c’est ainsi que le baron de Batz disparut de nouveau dans la foule, avant que les gardes n’aient eu le temps de se remettre de leur surprise. Mais cet insuccès ne l’a pas découragé, au contraire ; c’est ainsi qu’il prépare un plan d’une audace plus fantastique encore en vue de sauver Marie-Antoinette.
Le baron de Batz, d’un regard expert, a vu le point faible de la Révolution, ce qui l’empoisonne secrètement et ce que Robespierre essaie de brûler au fer rouge : la corruption qui commence. En même temps que le pouvoir politique, les révolutionnaires ont obtenu des emplois officiels, et l’argent, ce dangereux corrosif qui agit sur les âmes comme la rouille sur l’acier, est mêlé à tous ces emplois. Des prolétaires, de petites gens, qui n’ont jamais vu beaucoup d’argent, des artisans, des journalistes, des agitateurs politiques jusque-là sans profession, sont appelés du jour au lendemain à gérer sans contrôle des sommes énormes concernant les fournitures militaires, les réquisitions, la vente des biens des émigrés. Ils ne sont pas nombreux ceux qui possèdent l’intégrité d’un Caton pour résister à pareille tentation. Des liens troubles s’établissent entre les convictions et les affaires, après avoir mérité de la république, beaucoup, parmi les révolutionnaires les plus fanatiques, cherchent farouchement, à présent, à s’enrichir à ses dépens. Le baron de Batz jette énergiquement son hameçon dans cet étang de la corruption en murmurant un mot magique aussi grisant aujourd’hui qu’hier : un million. Un million pour ceux qui aideront à arracher Marie-Antoinette du Temple ! Avec pareille somme on peut ouvrir une brèche dans les murs de prison les plus épais. Car le baron de Batz n’opère pas, comme Jarjayes, avec des complices subalternes, des allumeurs de réverbères et quelques soldats isolés. Il va droit au but, hardiment et résolument, il n’achète pas les petits fonctionnaires, mais les chefs de la surveillance, à commencer par l’homme le plus important de la Commune, l’ancien limonadier Michonis, à qui est confiée l’inspection des prisons, celle du Temple y compris. Son second partenaire est le commandant de section Cortey. De sorte que ce royaliste, recherché jour et nuit par la police et les tribunaux a en mains aussi bien l’administration civile que l’autorité militaire du Temple, et il peut, tandis qu’à la Convention et au Comité de Salut public on tempête contre « l’infâme Batz », se mettre à l’ouvrage bien tranquillement.
Ce maître conspirateur qu’est le baron de Batz, ce froid calculateur, cet adroit corrupteur est également un individu d’un courage extraordinaire. Cet homme que poursuivent désespérément dans tout le pays des centaines d’agents et d’espions – le Comité de Salut public est informé qu’il échafaude plan après plan destinés à faire sombrer la république – entre comme simple soldat dans la garde du Temple sous le nom de Forguet, afin d’explorer lui-même le terrain. Le fusil sur l’épaule, revêtu de l’uniforme sale et fripé des gardes nationaux, cet aristocrate, riche à millions, habitué à une vie facile, accomplit comme les autres soldats les dures corvées que comporte son service de garde aux portes de Marie-Antoinette. On ignore s’il réussit à pénétrer chez elle, ce qui, du reste, n’était pas nécessaire pour le projet en question, car Michonis, à qui doit revenir une bonne part du million, avait certainement mis lui-même la captive au courant. En même temps, grâce au concours payé du commandant militaire Cortey, on introduit clandestinement dans les compagnies de garde un nombre de plus en plus imposant de complices du baron. Pour finir il arrive cette chose invraisemblable, ahurissante : un beau jour de l’année 1793, en plein Paris révolutionnaire, la prison du Temple – où personne n’a accès sans mandat ou autorisation de la Commune et où est enfermée Marie-Antoinette – est gardée uniquement par des ennemis de la république, par un détachement de royalistes déguisés, dont le chef est le baron de Batz, poursuivi par la Convention et le Comité de Salut public, et contre qui sont lancés vingt mandats d’arrêt : jamais romancier ou dramaturge n’a inventé un renversement de situation aussi extravagant et aussi hardi.
Enfin le baron de Batz pense que l’heure du coup de main décisif est arrivée. S’il réussit, cette date peut devenir une des plus importantes de l’Histoire, car il s’agit d’arracher des mains de la Révolution non seulement Marie-Antoinette, mais aussi Louis XVII, le futur roi de France. Le baron de Batz et le destin vont décider du sort de la république. Le soir vient, la nuit tombe, tout est prêt jusque dans les plus petits détails. Cortey entre dans la cour du Temple avec son détachement, accompagné du chef du complot. Il dispose ses hommes de façon que les issues principales soient exclusivement gardées par des soldats royalistes. En même temps Michonis a pris son service dans les appartements et il a pourvu de manteaux Marie-Antoinette, Madame Élisabeth et Madame Royale. À minuit toutes les trois, coiffées en militaires, le fusil sur l’épaule, sortiront en compagnie d’autres faux soldats, telle une patrouille ordinaire, sous les ordres de Cortey, avec entre elles le petit dauphin. Cortey ayant le droit, en sa qualité de commandant de la garde, de faire ouvrir à n’importe quel moment les portes du Temple pour ses patrouilles, il est pour ainsi dire certain que son détachement gagnera la rue sans encombre. Le baron de Batz, qui possède dans les environs de Paris, sous un nom d’emprunt, une maison de campagne où la police n’a jamais pénétré, s’est chargé de tout le reste : c’est dans cette maison qu’on cachera tout d’abord la famille royale pendant quelques semaines, et de là, à la première occasion sûre, on lui fera passer la frontière. En outre quelques jeunes royalistes, courageux et décidés, sont postés dans la rue, des pistolets dans les poches, pour arrêter les poursuivants en cas d’alarme.
Il va être onze heures. Marie-Antoinette et les siens sont prêts à suivre leurs libérateurs à tout instant. Ils entendent la patrouille arpenter énergiquement le préau, mais cette surveillance ne les effraie pas, car ils savent que sous ces uniformes battent des cœurs amis. Michonis n’attend que le signal du baron de Batz. Mais tout à coup – que s’est-il passé ? – ils prennent peur ; on frappe des coups violents à la porte de la prison. Pour éviter tout soupçon on laisse entrer immédiatement l’arrivant. C’est le cordonnier Simon, membre de la Commune, l’honnête et incorruptible révolutionnaire qui accourt tout ému au Temple afin de voir si Marie-Antoinette n’a pas été enlevée. Il y a quelques heures, un gendarme lui a remis un billet disant que Michonis projetait une trahison pour cette nuit, et il a communiqué aussitôt l’importante nouvelle au Conseil général de la Commune. Celui-ci n’a pas voulu croire à une histoire aussi romanesque. Ne reçoit-il pas journellement des centaines de dénonciations de ce genre ? D’ailleurs, comment la chose serait-elle possible ? Le Temple n’est-il pas gardé par deux cent quatre-vingts hommes et surveillé par les commissaires les plus sûrs ? Quoi qu’il en soit, on charge quand même Simon cette nuit-là de la surveillance du Temple à la place de Michonis. Aussitôt que Cortey le voit arriver, il sait que tout est perdu. Simon, heureusement, est loin de le soupçonner. « Si je ne te voyais pas ici, je ne serais pas tranquille », lui dit-il, en bon camarade, et il monte rejoindre Michonis dans la tour.
Le baron de Batz, qui voit échouer son projet par la méfiance d’un seul homme, se demande un instant s’il ne doit pas se précipiter derrière Simon et lui brûler la cervelle d’un coup de pistolet. Mais cela n’aurait guère de sens. Car le bruit ferait accourir tous les autres gardes, et d’ailleurs, quoi qu’il fasse, il doit y avoir un traître parmi eux. La fuite de la prisonnière n’est plus possible : tout acte de violence exposerait inutilement sa vie. Il s’agit à présent de manœuvrer pour que, tout au moins, sortent du Temple, sains et saufs, ceux qui s’y sont glissés sous un uniforme d’emprunt. Cortey, qui ne se sent plus très à l’aise, forme une patrouille avec les conjurés. Celle-ci, dont fait partie le baron de Batz, sort tranquillement du Temple et gagne la rue : les conspirateurs sont sauvés, Marie-Antoinette est abandonnée.
Pendant ce temps Simon, furieux, questionne Michonis et le somme d’aller immédiatement s’expliquer devant la Commune. Le traître, qui a caché en hâte les déguisements, reste impassible. Sans protester, il suit cet homme dangereux devant le redoutable tribunal. Mais, chose curieuse, là-bas on expédie Simon assez froidement. On loue, il est vrai, son patriotisme, sa bonne volonté et sa vigilance, mais on lui laisse nettement entendre qu’il a des visions. Il semble que la Commune ne prenne pas du tout au sérieux cette conspiration.
En réalité – et ceci permet de jeter un regard sur les chemins tortueux de la politique – les municipaux ont pris très au sérieux cette tentative d’évasion, mais ils n’ont pas voulu que la chose fût ébruitée. La preuve en est un acte curieux dans lequel le Comité de Salut public recommande expressément à l’accusateur public, au cours du procès de Marie-Antoinette, de passer sous silence tous les détails du fameux projet de fuite déjoué par Simon. Il ne fallait parler que du fait de cette tentative, car, en divulguant les détails, la Commune craignait de laisser voir au monde jusqu’à quel point la corruption avait déjà empoisonné ses meilleurs représentants. Et c’est ainsi que, pendant de longues années, un des épisodes les plus dramatiques et les plus invraisemblables de l’Histoire a été passé sous silence.
Mais si la Commune, effarée de la corruptibilité de ses fonctionnaires soi-disant les plus sûrs, n’ose pas faire de procès aux complices du baron de Batz, elle prend la résolution d’être désormais plus sévère et de rendre impossibles à cette femme audacieuse, qui lutte obstinément et indomptablement pour reconquérir sa liberté, des tentatives de ce genre. Tout d’abord les commissaires suspects, surtout Toulan et Lepître, sont relevés de leurs fonctions, et Marie-Antoinette est surveillée comme une criminelle. La nuit à onze heures, Hébert, le plus insolent des membres de la Commune, arrive chez Marie-Antoinette et chez Madame Élisabeth, qui, sans se douter de rien, sont couchées depuis longtemps, et il use largement d’un ordre de la Commune de fouiller « à discrétion » les appartements et les personnes. Jusqu’à quatre heures du matin on explore les pièces, les vêtements, les meubles et les tiroirs. Mais le résultat de ces recherches est d’une insignifiance vexante : on trouve un portefeuille de cuir rouge avec quelques adresses sans importance, un porte-crayon sans mine, un morceau de cire à cacheter, deux miniatures et autres souvenirs, un vieux chapeau de Louis XVI. On renouvelle les perquisitions, mais toujours sans succès. Marie-Antoinette, qui, pour ne pas compromettre inutilement ses amis et complices, a continué pendant toute la Révolution à brûler aussitôt tout document écrit, ne fournit pas encore, cette fois-ci, le moindre prétexte à une accusation. Irritée de ne jamais pouvoir prendre en défaut cette froide lutteuse, et convaincue, par ailleurs, qu’elle ne renonce pas à ses impénétrables efforts, la Commune se décide à la frapper là où elle est le plus sensible, dans son sentiment maternel. Cette fois le coup porte droit au cœur. Le 1er juillet, peu de jours après la découverte du complot, le Comité de Salut public décrète, au nom de la Commune, que le jeune Louis Capet sera séparé de sa mère, mis dans l’impossibilité de communiquer avec elle, et logé dans la pièce la plus sûre du Temple. Le Conseil général de la Commune se réserve le droit de lui choisir un précepteur et se prononce, sans doute en reconnaissance de sa vigilance, pour le cordonnier Simon, le plus fidèle et le plus éprouvé des sans-culottes, sur qui ni l’argent ni la sensiblerie ne sauraient avoir de prise. Cependant Simon, homme du peuple simple, fruste et grossier, véritable prolétaire, n’était nullement l’ignoble ivrogne et le sadique cruel que les royalistes en ont fait ; mais, tout de même, quelle haine dans ce choix d’un précepteur ! Car cet homme n’a certainement lu aucun livre de sa vie, et ainsi que le prouve l’unique lettre connue de lui, ne possède même pas les règles les plus élémentaires de l’orthographe. Mais c’est un sans-culotte sincère et en 1793 cela semble suffisant pour que l’on soit apte à exercer n’importe quel emploi. La courbe intellectuelle de la Révolution est descendue brusquement depuis six mois, depuis l’époque où à l’Assemblée nationale on envisageait encore de nommer Condorcet, l’auteur distingué des Progrès de l’esprit humain, précepteur du dauphin. La différence est effrayante. Mais si la devise « liberté, égalité, fraternité » existe toujours, les notions de liberté et de fraternité, depuis que fonctionnent le Comité de Salut public et la guillotine, sont presque aussi dévalorisées que les assignats ; seule l’idée d’égalité, c’est-à-dire de nivellement par la force, domine la dernière phase, la phase brutale et radicale de la Révolution. Choisir le cordonnier Simon comme précepteur du dauphin, c’est, en fait, avouer qu’on ne veut faire de lui ni un homme éduqué ni même un homme instruit, mais un individu qui sera tenu de vivre dans la classe la plus basse et la plus ignorante de la société. Il faut qu’il oublie complètement ses origines et qu’il permette ainsi aux autres de l’oublier plus facilement.
Marie-Antoinette est loin de se douter que la Convention a résolu d’arracher l’enfant à ses soins maternels lorsque à neuf heures et demie du soir six délégués de la Commune frappent aux portes du Temple. La méthode des surprises cruelles est le procédé favori d’Hébert. Ses inspections ne sont jamais annoncées. Ce sont toujours des irruptions imprévues pendant la nuit. L’enfant est couché il y a longtemps, sa mère et Madame Élisabeth veillent encore. Les municipaux entrent, Marie-Antoinette, méfiante, se lève ; elle sait qu’à chacune de ces visites nocturnes elle ne peut s’attendre qu’à de nouvelles humiliations ou à de mauvais messages. Cette fois les commissaires eux-mêmes semblent un peu confus. C’est pour eux, dont la plupart sont pères de famille, un devoir pénible de dire à une mère que le Comité de Salut public lui ordonne, sans raisons apparentes, et presque sans lui laisser le temps de faire ses adieux, de remettre immédiatement et pour toujours son fils unique en des mains étrangères.
Nous n’avons pas d’autre relation sur ce qui se passa cette nuit-là entre la mère exaspérée et les commissaires que celle, très sujette à caution, du seul témoin oculaire, la fille de Marie-Antoinette. Est-il vrai, comme le dit la future duchesse d’Angoulême, que Marie-Antoinette ait, en pleurant, conjuré ces hommes, qui n’étaient que des fonctionnaires accomplissant un mandat, de lui laisser son enfant ? Qu’elle leur ait crié de la tuer plutôt que de lui arracher son fils ? Que les commissaires, chose invraisemblable (leur autorité n’allant pas jusque-là), l’aient menacée, si elle résistait plus longtemps, de tuer l’enfant et la princesse, et que finalement, après une lutte violente de plusieurs heures, ils aient emmené brutalement le dauphin en sanglots ? Le rapport officiel n’en dit rien ; de leur côté les commissaires, enjolivant la scène, disent :
« La séparation s’est faite avec toute la sensibilité que l’on devait attendre dans cette circonstance, où les magistrats du peuple ont eu tous les égards compatibles avec la sévérité de leurs fonctions. »
Deux partis, deux façons de présenter les faits ; là où s’exprime le parti, la vérité parle rarement. Mais il y a une chose qui est hors de doute : cette séparation violente et inutilement cruelle a peut-être été le moment le plus dur de la vie de Marie-Antoinette. La mère était particulièrement attachée à ce blondinet exubérant et précoce ; ce garçon dont elle voulait faire un roi, lui seul, par son entrain et sa curiosité toujours en éveil, l’aidait encore à supporter les heures solitaires de la tour. Il était, sans aucun doute, plus près de son cœur que sa fille, qui, nature sombre, maussade, peu aimable, d’esprit paresseux et insignifiante à tous les points de vue, était loin d’offrir à la tendresse éternellement vivante de Marie-Antoinette autant de satisfaction que ce gentil et frêle enfant qu’on lui ravissait d’une façon si brutale et si stupidement haineuse. Car bien que le dauphin continue à habiter le Temple, à quelques mètres seulement de la tour de Marie-Antoinette, un inexcusable formalisme de la Commune ne permet plus à la mère d’échanger un seul mot avec son enfant ; même quand elle apprend qu’il est malade, on lui défend de le voir : elle est tenue à l’écart comme une pestiférée. Elle n’a même pas le droit – nouvelle et absurde cruauté – de parler avec son étrange précepteur, le cordonnier Simon, et tout renseignement sur son fils lui est refusé ; abandonnée et réduite au silence, la mère sait son enfant tout proche d’elle et ne peut pas lui sourire ou l’embrasser, elle n’a d’autre contact avec lui que celui de la pensée et du cœur, qu’aucun décret ne saurait lui défendre.
Enfin – petite et pauvre consolation ! – Marie-Antoinette découvre que par une fenêtre minuscule de l’escalier de la tour, au troisième étage, on aperçoit la partie de la cour où le dauphin vient quelquefois jouer. Et c’est là que se poste, pendant des heures, et souvent en vain, cette femme éplorée, qui jadis régnait sur tout le royaume, dans l’espoir d’apercevoir un instant à la dérobée la claire silhouette de son fils chéri. L’enfant, qui ne se doute pas que d’une lucarne grillée sa mère, le regard souvent trempé de larmes, suit tous ses gestes, joue avec entrain. (Que sait de son sort un enfant de huit ans ?) Le petit garçon s’est rapidement, beaucoup trop rapidement, adapté à son nouvel entourage, il a oublié dans sa joyeuse insouciance son origine, son sang et son nom. Il chante à pleine gorge, sans en connaître le sens, la Carmagnole et le Ça ira, que Simon et ses compagnons lui ont appris ; il porte le bonnet rouge des sans-culottes et cela l’amuse, il plaisante avec les soldats qui gardent sa mère – dont tout un monde, déjà, le sépare intérieurement, et pas seulement un mur de pierre. Malgré tout, le cœur de la mère ne peut s’empêcher de battre avec force quand elle voit son enfant, qu’elle ne peut plus embrasser que du regard, jouer si gaîment et si insouciamment. Quel avenir attend le pauvre petit ? Hébert, entre les mains misérables de qui la Convention l’a livré sans pitié, n’a-t-il pas déjà écrit dans son journal infâme, le Père Duchêne, ces paroles menaçantes :
« Pauvre nation !… ce petit marmotin te sera bientôt funeste tôt ou tard : plus il est drôle, et plus il est redoutable. Que ce petit serpent et sa sœur soient jetés dans une île déserte ; il faut qu’on s’en défasse à tel prix que ce soit. Au surplus, qu’est-ce qu’un enfant, quand il s’agit du salut de la République ? »
Qu’est-ce qu’un enfant ? Pas grand’chose pour Hébert, la mère le sait bien. C’est pourquoi elle frémit lorsqu’elle n’aperçoit pas son fils chéri dans la cour. C’est pourquoi aussi elle tremble chaque fois de rage impuissante, quand pénètre chez elle cet ennemi de son cœur, sur le conseil de qui son enfant lui a été ravi, cet homme qui a commis le crime moral le plus méprisable : la cruauté inutile à l’égard d’une vaincue. Que ce soit justement à Hébert, son Thersite, que la Révolution ait confié Marie-Antoinette, c’est là une page sombre de son histoire qu’il vaut mieux passer. Car l’idée même la plus pure devient basse et petite dès qu’elle donne à des hommes mesquins le pouvoir d’être inhumains en son nom.
Les heures sont longues maintenant, et les pièces grillées de la tour paraissent plus sombres, depuis que le rire de l’enfant ne les éclaire plus. Aucun bruit, aucune nouvelle ne parvient plus du dehors, les derniers complices ont disparu, les amis sont trop loin pour qu’on puisse les toucher. Trois femmes solitaires sont réunies là jour après jour : Marie-Antoinette, sa fille et Madame Élisabeth ; il y a longtemps qu’elles n’ont plus rien à se dire, elles ont désappris l’espoir et peut-être aussi la crainte. C’est à peine si elles descendent encore au jardin, quoique ce soit le printemps et presque l’été, une grande fatigue alourdit leurs membres. Et dans le visage de Marie-Antoinette quelque chose s’éteint au cours de ces jours d’ultime épreuve. Si l’on examine son dernier portrait fait à cette date par un peintre inconnu, on reconnaît difficilement l’ancienne reine des comédies pastorales, la déesse du rococo, la lutteuse fière et énergique qu’elle était encore aux Tuileries. Sur ce tableau aux durs contours, Marie-Antoinette, avec son voile de veuve et ses cheveux blanchis par la souffrance, est déjà une vieille femme, bien qu’elle n’ait que trente-huit ans. L’éclat et la vie ont disparu de ses yeux autrefois si mutins, elle est là, abattue, les mains lasses et tombantes, prête à répondre docilement à tout appel, fût-ce à l’appel suprême. L’ancienne grâce de son visage a fait place à une tristesse résignée et l’agitation de son être à une grande indifférence. Vu de loin on prendrait ce portrait pour celui d’une religieuse, d’une abbesse, d’une femme qui n’a plus de désirs, de préoccupations terrestres, qui déjà vit dans un autre monde. On n’y sent plus la beauté, le courage, la force, mais rien qu’une grande et profonde lassitude. La reine a abdiqué, la femme a renoncé ; seule une matrone terne et fatiguée lève son regard bleu et limpide que rien ne peut plus étonner ni effrayer.
Et Marie-Antoinette ne s’effraie pas non plus lorsque, quelques jours plus tard, à deux heures du matin, on frappe de nouveau brutalement à sa porte. Que peut encore le monde contre elle, à présent qu’on lui a pris son mari, son enfant, son amant, sa couronne, son honneur, sa liberté ? Elle se lève avec calme, s’habille et laisse entrer les commissaires. Ils lui donnent lecture du décret de la Convention qui exige le transfert à la Conciergerie de la veuve Capet, mise en accusation. Marie-Antoinette écoute tranquillement et ne répond pas. Elle sait qu’une accusation du Tribunal révolutionnaire équivaut à une condamnation et que la Conciergerie pour elle est la maison des morts. Mais elle ne supplie pas, ne discute pas, ne demande aucun répit. Elle ne dit pas une parole à ces hommes qui, comme des assassins, viennent la surprendre au milieu de la nuit avec une pareille nouvelle. Indifférente, elle laisse fouiller ses vêtements et prendre tout ce qu’elle a sur elle. On ne lui laisse qu’un mouchoir et un petit flacon de sels. Et la voici encore obligée de faire ses adieux – à plusieurs reprises déjà ne s’est-elle pas trouvée dans cette situation ? – à sa belle-sœur, cette fois, et à sa fille. Elle sait que ce sont les derniers. Mais le monde l’a habituée aux séparations.
Sans se retourner, droite et ferme, Marie-Antoinette se dirige vers la porte de sa chambre et descend rapidement l’escalier. Elle refuse tout secours et il était superflu de lui laisser son flacon de sels : elle n’aura point de défaillance, sa force intérieure la soutient. Il y a longtemps qu’elle a subi le plus dur : rien ne peut être pire que la vie de ces derniers mois. Ce qui l’attend est plus facile : il ne s’agit que de la mort. Elle se précipite presque vers elle. Elle est si pressée de sortir de cette tour peuplée d’épouvantables souvenirs – peut-être ses yeux sont-ils voilés de larmes – qu’elle ne pense pas à se baisser et va se cogner le front à une poutre. Les commissaires accourent inquiets et lui demandent si elle s’est fait mal. « Oh non ! » répond-elle tranquillement, « rien à présent ne peut me faire du mal ».