CHAPITRE XXXVI SEULE

Un silence confus suit la chute impitoyable du couperet. La Convention, en guillotinant Louis XVI, ne voulait qu’établir une ligne sanglante de démarcation entre la royauté et la république. Pas un seul des députés, dont la plupart n’ont poussé cet homme faible et débonnaire sous la guillotine qu’avec d’intimes regrets, ne songe pour le moment à mettre Marie-Antoinette en accusation. Sans discussion, la Commune accorde à la veuve les habits de deuil qu’elle demande, la surveillance se relâche visiblement, et si on retient encore au Temple l’Autrichienne avec ses enfants, c’est parce qu’on pense qu’elle est un otage précieux permettant d’agir sur l’Autriche.

Mais le calcul est faux ; la Convention surestime terriblement le sentiment de famille des Habsbourgs. L’empereur François, dénué de toute sensibilité, rapace et sans aucune grandeur morale, n’a pas du tout l’intention de vendre une seule pierre du trésor impérial – qui contient, outre le fameux diamant florentin, nombre d’autres joyaux et objets de valeur – pour racheter la liberté de sa tante ; de plus, le parti militaire autrichien met tout en œuvre pour faire échouer les pourparlers. Vienne, sans doute, a solennellement déclaré au début qu’elle n’entrait en guerre que pour une idée et non en vue de conquêtes et d’indemnités, mais – la Révolution française ne tardera pas, elle aussi, à être parjure – il est dans la nature de toute guerre de devenir irrésistiblement une guerre d’annexion. Jamais, en aucun temps, les généraux n’ont aimé être dérangés quand ils sont occupés à guerroyer ; les peuples, à leur avis, leur en donnent trop rarement l’occasion, c’est pourquoi ils tiennent à faire durer le plaisir. Il ne sert à rien que le vieux Mercy, sans cesse poussé par Fersen, rappelle à la cour de Vienne que Marie-Antoinette, du fait qu’on lui a ravi le titre de reine de France, est redevenue archiduchesse d’Autriche et membre de la famille impériale, et que c’est le devoir de l’empereur d’exiger son retour en Autriche. Qu’importe une femme captive dans une guerre mondiale, qu’importe la vie d’un individu dans le jeu cynique de la politique ! Partout les cœurs restent froids et les portes fermées. Tous les souverains affirment que la situation de Marie-Antoinette les touche profondément, mais aucun ne bouge. Et l’ex-reine pourrait dire comme Louis XVI à Fersen : « J’ai été abandonnée de tout le monde. »

Tout le monde l’a abandonnée, Marie-Antoinette le sent dans son appartement solitaire et verrouillé. Mais la volonté de vivre est encore entière chez cette femme, et de cette volonté naît la décision de s’aider elle-même. On a pu lui prendre sa couronne, mais il y a une chose qu’elle a conservée, malgré son visage fatigué et vieilli, c’est le pouvoir magique de gagner à elle son entourage. Les mesures de précaution prises par Hébert et la municipalité s’avèrent sans effet devant la mystérieuse force magnétique, qui, pour toutes ces petites gens attachées à sa surveillance, continue à rayonner de la personne d’une ancienne reine. Quelques semaines suffisent pour faire des complices de tous ou presque tous les sans-culottes bon teint chargés de la surveiller, et malgré les règlements sévères de la Commune, on perce le mur invisible qui sépare Marie-Antoinette du monde. Grâce à l’aide des gardiens gagnés à sa cause, des messages et des nouvelles, écrits sur de petits bouts de papier avec du jus de citron ou de l’encre sympathique, vont et viennent continuellement, et circulent sous forme de bouchons de carafe, ou par les cheminées. On invente un langage des mains et des gestes pour faire connaître à Marie-Antoinette, malgré la vigilance des commissaires, les événements quotidiens de la politique et de la guerre, on décide en outre qu’un colporteur commandé à cet effet criera plus fort devant le Temple les nouvelles particulièrement importantes. Peu à peu le cercle mystérieux des complices s’élargit. Et maintenant que Louis XVI, qui par son éternelle indécision paralysait toute action, n’est plus à ses côtés, Marie-Antoinette ose, délaissée de tous, tenter elle-même sa libération.

Le danger agit comme un acide. Ce qui, en période de vie calme et ordinaire, se mélange confusément – l’audace et la lâcheté des hommes – se sépare clairement à l’heure du péril. Les lâches de l’ancienne société, les égoïstes de la noblesse, ont tous émigré lors du transfert du roi à Paris. Seuls les vrais fidèles sont restés, et ceux qui n’ont pas fui on peut s’y fier, car le séjour à Paris est un danger mortel pour tout ancien serviteur du roi. L’ex-général de Jarjayes, dont la femme fut dame d’honneur de Marie-Antoinette, figure au premier rang de ces hommes courageux. Il est revenu de Coblence exprès, où il était en sûreté, pour se mettre à l’entière disposition de Marie-Antoinette et il lui a fait savoir qu’il était prêt à n’importe quel sacrifice. Le 2 février 1793, quinze jours après l’exécution du roi, arrive chez de Jarjayes un homme qu’il ne connaît pas du tout et qui lui propose, à sa grande surprise, de faire évader Marie-Antoinette. Jarjayes jette un regard méfiant sur l’inconnu qui a l’air d’un authentique sans-culotte. Tout de suite il suppose que c’est un espion. Mais voici que l’homme lui tend un billet minuscule, écrit de la main de Marie-Antoinette, sans aucun doute :

« Vous pouvez prendre confiance en l’homme qui vous parlera de ma part en vous remettant ce billet. Ses sentiments me sont connus ; depuis cinq mois il n’a pas varié. »

C’est Toulan, un des gardiens permanents du Temple, cas psychologique curieux ! Le 10 août, lorsqu’il s’est agi de briser la royauté, il a été un des premiers volontaires parmi les assaillants des Tuileries ; la médaille qu’il a obtenue pour ce fait orne fièrement sa poitrine. Ses convictions républicaines font que Toulan, considéré par le conseil municipal comme un homme sûr et incorruptible, se voit confier la surveillance de Marie-Antoinette. Mais Saül fait place à Paul ; touché par le malheur de la femme qu’il doit surveiller, Toulan devient l’ami le plus dévoué de celle contre qui il a porté les armes, et il lui témoigne un tel dévouement que dans ses messages secrets elle ne l’appelle jamais autrement que « Fidèle ». De tous ceux qui participent à ce complot, l’étrange Toulan est le seul qui ne risque pas sa vie par cupidité, mais que guide, au contraire, une espèce de passion humanitaire, peut-être aussi le goût de l’aventure audacieuse, car les braves aiment toujours le danger ; aussi est-il tout à fait dans la logique des choses que ceux qui ne cherchent que leur profit s’en tirent adroitement, dès qu’on a vent de la chose, tandis que Toulan, seul, paie sa témérité de sa vie.

Jarjayes a confiance en l’inconnu, mais sa confiance n’est pas absolue. Il est toujours possible que cette lettre soit un faux, toute correspondance est dangereuse. Jarjayes demande donc à Toulan de lui faciliter l’accès du Temple, afin qu’il puisse discuter lui-même de tout avec Marie-Antoinette. À première vue, il paraît impossible d’introduire un inconnu, un gentilhomme, dans cette tour si étroitement surveillée. Mais la captive, entre-temps, a gagné, par des promesses d’argent, de nouveaux complices parmi ses gardiens, et quelques jours plus tard Toulan apporte à Jarjayes un autre billet :

« Maintenant, si vous êtes décidé à venir ici, il serait mieux que ce fût bientôt. Mais, mon Dieu ! prenez bien garde d’être reconnu, surtout de la femme qui est enfermée ici avec nous. »

Cette femme s’appelle Tison, et l’intuition de la reine ne la trompe pas en devinant en elle une espionne, dont l’attention fera échouer le complot. Mais pour l’instant tout réussit : la manière dont Jarjayes est introduit dans le Temple fait penser à une comédie policière. Chaque soir un allumeur de réverbères pénètre dans l’enceinte de la prison ; par ordre de la municipalité tout doit être bien éclairé, car l’obscurité pourrait favoriser une évasion. Toulan a fait croire à cet allumeur qu’un de ses amis a envie de voir le Temple et obtient qu’il lui prête pour un soir ses habits et son attirail. L’allumeur rit et va boire un coup avec l’argent qu’on lui donne. Ainsi accoutré Jarjayes réussit à parvenir jusqu’à la reine et combine avec elle un audacieux projet de fuite : elle et Madame Élisabeth se déguiseront en commissaires de la Commune et, munies de papiers dérobés, elles quitteront la tour comme si elles venaient de procéder à une tournée d’inspection. Pour les enfants la chose paraît plus difficile. Mais, par un heureux effet du hasard, cet allumeur est souvent accompagné dans sa tournée par ses enfants. Quelque gentilhomme décidé prendra donc sa place, et, une fois sa corvée terminée, fera passer tranquillement devant le guichet les deux enfants royaux pauvrement vêtus comme si c’étaient ceux de l’allumeur. Près du Temple trois voitures légères attendront, l’une pour la reine, son fils et Jarjayes, la seconde pour sa fille et le deuxième conspirateur nommé Lepître, la troisième pour Mme Élisabeth et Toulan. En admettant qu’on ne découvre leur fuite que cinq heures plus tard, ils espèrent, dans ces voitures légères, échapper à toute poursuite. L’audace du projet n’effraie pas la reine. Elle acquiesce, et Jarjayes se déclare prêt à entrer en relations avec Lepître.

Lepître, ancien maître d’école, bavard, petit et boiteux – la reine écrit elle-même : « Vous verrez le nouveau personnage, son extérieur ne prévient pas, mais il est absolument nécessaire et il faut l’avoir » – joue dans ce complot un rôle étrange. Ce n’est pas l’humanité, et encore moins le goût de l’aventure qui le décide à y participer, mais uniquement la forte somme que Jarjayes lui promet – sans, malheureusement, l’avoir sous la main. Car, chose curieuse, Jarjayes n’est pas en rapports avec le véritable banquier de la contre-révolution à Paris, le baron de Batz ; leurs deux complots se déroulent parallèlement, presque en même temps, sans que les deux hommes sachent quoi que ce soit l’un de l’autre. De ce fait on perd du temps, un temps important, parce qu’il faut tout d’abord mettre dans la confidence l’ancien banquier de la reine. Finalement, après d’interminables allées et venues, les fonds sont réunis et on peut en disposer. Mais entre-temps Lepître, qui en sa qualité de membre de la municipalité a déjà procuré les faux passeports, perd courage. Le bruit s’est répandu que les barrières de Paris allaient être fermées et que toutes les voitures seraient visitées minutieusement : cet homme prudent prend peur. Peut-être aussi s’est-il aperçu, d’une façon quelconque, que l’espionne Tison était aux aguets ; toujours est-il qu’il refuse ses services, et il devient alors impossible de faire sortir du Temple les quatre personnes en même temps. On ne pourrait sauver que la reine. Jarjayes et Toulan cherchent à la convaincre. Mais avec une réelle noblesse elle rejette la proposition qui lui est soumise de la faire évader seule. Elle aime mieux renoncer à la fuite que quitter ses enfants. Et, avec une émotion touchante, elle explique à Jarjayes les motifs de son inébranlable résolution :

« Nous avons fait un beau rêve, voilà tout ; mais nous y avons beaucoup gagné, en trouvant encore dans cette occasion une nouvelle preuve de votre entier dévouement pour moi. Ma confiance en vous est sans bornes ; vous trouverez toujours, dans toutes les occasions, en moi, du caractère et du courage ; mais l’intérêt de mon fils est le seul qui me guide, et quelque bonheur que j’eusse éprouvé à être hors d’ici, je ne peux pas consentir à me séparer de lui. Au reste, je connais bien votre attachement dans tout ce que vous m’avez détaillé hier. Comptez que je sens la bonté de vos raisons pour mon propre intérêt, et que cette occasion peut ne plus se rencontrer ; mais je ne pourrais jouir de rien en laissant mes enfants, et cette idée ne me laisse pas même de regrets. »

Jarjayes a fait son devoir de gentilhomme ; il ne peut plus maintenant être d’aucun secours à Marie-Antoinette. Mais il peut encore lui rendre un service : elle a la possibilité, par son intermédiaire, de faire parvenir à l’étranger un dernier signe de vie et d’affection. Peu avant son exécution Louis XVI avait voulu envoyer à sa famille, par son valet de chambre, une chevalière et une mèche de cheveux, mais les commissaires de la Commune n’avaient pu s’empêcher de voir dans ce don suprême d’un homme voué à la mort quelque chose de mystérieux, en vue peut-être d’un complot, et avaient confisqué ces reliques, mises ensuite sous scellés. Toulan, toujours téméraire, brise les scellés et apporte ces souvenirs à Marie-Antoinette. Mais elle sent qu’ils ne seront pas longtemps en sécurité chez elle, et puisqu’elle a enfin sous la main un messager sûr, elle envoie la bague et les cheveux aux frères du roi. Elle écrit en même temps au comte de Provence :

« Ayant un être fidèle, sur lequel nous pouvons compter, j’en profite pour envoyer à mon frère et ami ce dépôt, qui ne peut être confié qu’entre ses mains. Le porteur vous dira par quel miracle nous avons pu avoir ces précieux gages ; je me réserve de vous dire moi-même un jour le nom de celui qui nous est si utile, l’impossibilité où nous avons été jusqu’à présent de pouvoir vous donner de nos nouvelles, et l’excès de nos malheurs nous fait sentir encore plus vivement notre cruelle séparation. Puisse-t-elle n’être pas longue ! Je vous embrasse, en attendant, comme je vous aime, et vous savez que c’est de tout mon cœur. »

Elle écrit une lettre semblable au comte d’Artois. Mais Jarjayes hésite à quitter Paris, il espère toujours pouvoir encore être utile à Marie-Antoinette. Rester, cependant, c’est courir un danger insensé. Juste avant son départ il reçoit d’elle un dernier mot :

« Adieu ! je crois que, si vous êtes décidé à partir, il vaut mieux que ce soit promptement. Mon Dieu ! que je plains votre pauvre femme !… Que je serais heureuse si nous pouvions être bientôt tous réunis ! Jamais je ne pourrai assez reconnaître tout ce que vous avez fait pour nous. Adieu ! ce mot est cruel. »

Marie-Antoinette a le pressentiment, la certitude même, que c’est la dernière fois qu’elle peut envoyer au loin un message intime : une ultime occasion lui est offerte. N’a-t-elle pas à transmettre un mot, un signe d’affection à un autre qu’aux comtes de Provence et d’Artois, à qui elle doit si peu de reconnaissance, et que seul le sang désigne comme gardiens du legs fraternel ? N’a-t-elle vraiment aucun salut à adresser à celui qui fut ce qu’elle eut de plus cher au monde, en dehors de ses enfants, à Fersen, dont elle a dit qu’elle « ne pouvait pas vivre » sans nouvelles, et à qui, de l’enfer des Tuileries assiégées, elle avait envoyé cette fameuse bague, afin qu’il se souvint d’elle éternellement ? Et maintenant, en cette dernière occasion, elle ne lui ouvrirait pas encore une fois son cœur ? Mais non ; les Mémoires de Goguelat qui relatent ce départ de Jarjayes, avec la reproduction des lettres, ne disent pas un mot de Fersen, ne font pas la moindre allusion à lui ; notre sentiment, qui, étayé sur une profonde conviction morale, s’attendait là à un dernier message, est déçu.

Mais tout de même le sentiment finit toujours par avoir raison. Marie-Antoinette, en effet – comment pourrait-il en être autrement – n’a pas oublié l’aimé dans sa dernière solitude, et ce message du devoir adressé à ses beaux-frères ne fut peut-être qu’un prétexte pour masquer celui, plus profond, dont Jarjayes s’est fidèlement acquitté. Seulement, en 1823, lorsque parurent ces Mémoires, la conspiration du silence autour de Fersen, qui devait cacher à la postérité l’intimité de leurs rapports, avait déjà commencé. Là aussi le passage, pour nous le plus important de la lettre, a été supprimé par une main byzantine. On ne le mit au jour qu’un siècle plus tard et il prouve que jamais la passion de la reine n’a été plus forte qu’en ces derniers moments. Pour garder constamment en elle le souvenir consolateur de l’aimé, Marie-Antoinette s’était fait faire une bague dans laquelle étaient gravées, au lieu du lys royal, les armes de Fersen ; comme il porte au doigt la devise de la reine, elle porte au sien, en ces jours d’éloignement, les armoiries du gentilhomme suédois, de sorte que chaque regard qu’elle jette sur sa main lui rappelle l’absent. Et maintenant que l’occasion se présente, enfin, de lui donner un dernier témoignage d’amour, elle veut lui prouver qu’elle garde, en même temps que cette bague, le sentiment qu’elle lui a voué. Elle imprime l’écusson et sa légende dans de la cire et envoie cette empreinte à Fersen par l’intermédiaire de Jarjayes : point n’est besoin de paroles, cette marque dit tout.

« L’empreinte que je joins ici est tout autre chose, écrit-elle à Jarjayes, je désire que vous la remettiez à la personne que vous savez être venue me voir de Bruxelles, l’hiver dernier, et que vous lui disiez en même temps que la devise n’a jamais été plus vraie. »

Mais que dit-elle cette inscription de la chevalière que Marie-Antoinette s’était fait faire tout exprès ? Que dit cette bague, sur laquelle une reine de France a fait graver les armes d’un petit gentilhomme suédois et qu’elle continue à porter en prison après avoir délaissé ses multiples bijoux d’autrefois ? Cinq mots italiens composent la devise, cinq mots, qui, à deux doigts de la mort, « n’ont jamais été plus vrais » Tutto a te mi guida, « Tout me conduit vers toi ».

C’est le dernier cri de passion amoureuse d’une femme vouée à la mort, et dont le corps ne tardera pas à tomber en poussière, que traduit avec force ce message pour ainsi dire muet ; et l’ami saura que jusqu’au bout le cœur de cette femme a battu d’amour pour lui. Cet adieu évoque l’idée d’éternité, la pérennité du sentiment au milieu des événements éphémères. Le dernier mot de cette grande et incomparable tragédie d’amour à l’ombre de la guillotine est dit : le rideau peut tomber.

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