Chapitre XX L’Ami apparaît

Le nom et la personne de Hans Axel de Fersen sont demeurés longtemps voilés de mystère. Il ne figure ni sur la fameuse liste officielle des amants de Marie-Antoinette, ni dans les lettres des ambassadeurs, ni dans les rapports des contemporains ; Fersen ne fait pas partie des hôtes connus du salon de Mme de Polignac ; sa haute et grave silhouette n’est nulle part où règnent l’éclat et la lumière. Grâce à cette sage et intelligente réserve, il échappe à la malveillance indiscrète des courtisans ; mais l’Histoire aussi l’a longtemps ignoré, et peut-être le secret le plus profond de la vie de Marie-Antoinette allait-il rester dans l’ombre, quand au cours de la seconde moitié du siècle dernier un bruit étrange se répandit : dans un château suédois se trouve conservée toute une liasse de lettres intimes de Marie-Antoinette cachetées et tenues secrètes. Personne tout d’abord n’accorde créance à l’invraisemblable nouvelle, jusqu’au moment où, soudain, paraît une édition de cette mystérieuse correspondance, qui – malgré l’impitoyable suppression de tous les détails intimes – pousse subitement ce noble suédois inconnu au premier plan, à la place d’honneur, parmi tous les amis de Marie-Antoinette. Cette publication change complètement l’image de la femme, qui, jusque-là, avait passé pour superficielle ; un drame intime se révèle, grandiose et bouleversant, une idylle se déroule moitié à l’ombre de la cour, moitié, déjà, à l’ombre de la guillotine, un de ces romans émouvants et extraordinaires que seule l’Histoire ose imaginer : deux êtres épris d’un ardent amour réciproque, forcés par devoir et par prudence de cacher craintivement leur secret, sans cesse arrachés l’un à l’autre et sans cesse attirés l’un vers l’autre de leurs deux mondes infiniment éloignés : elle, reine de France, lui, jeune gentilhomme des pays du Nord. Et la toile de fond sur laquelle se déroule leur destin est un monde croulant, une époque apocalyptique, une page enflammée de l’Histoire, d’autant plus palpitante que les données et les indices, abrégés et à demi effacés, ne permettent de déchiffrer que peu à peu toute la vérité des événements.

Le début de ce grand drame d’amour historique n’a rien de pathétique, mais est, au contraire, dans la ligne du plus pur style rococo, on le dirait copié de Faublas. Un jeune Suédois, fils de sénateur, héritier d’un grand nom, entreprend, quand il a quinze ans, accompagné d’un précepteur, un voyage de trois ans, ce qui, de nos jours encore, n’est pas le plus mauvais système pour former un homme du monde. Hans Axel fait en Allemagne de la haute école et y étudie le métier des armes, en Italie il apprend la médecine et la musique. Il va voir à Ferney – visite inévitable à l’époque – la pythie de toute sagesse, M. de Voltaire, qui, le corps sec et léger comme une plume, enveloppé dans une robe de chambre brodée, le reçoit avec bienveillance. Et voilà Fersen en possession de son baccalauréat intellectuel. Il ne manque plus à ce jeune homme de dix-huit ans que le dernier polissage : Paris, l’art exquis de la conversation, les bonnes manières, et l’éducation type d’un jeune noble du XVIIIe est terminée. Parfait gentilhomme il peut, alors, devenir ambassadeur, ministre ou général, le monde lui est ouvert.

Outre la noblesse, le tact, une intelligence mesurée et positive, une grande fortune, le prestige de l’étranger, le jeune Hans Axel de Fersen dispose encore d’un autre atout : c’est un très bel homme. Droit, large d’épaules, bien musclé, il donne, comme beaucoup de Scandinaves, une impression virile, sans être lourd ou massif ; c’est avec une franche sympathie qu’on regarde sur les portraits ce visage ouvert et régulier avec ses beaux yeux au regard ferme, surmontés de sourcils très noirs arqués comme des cimeterres. Un front dégagé, une bouche chaude et sensuelle qui, on en a la preuve éclatante, sait parfaitement se taire : on comprend, à en juger par les portraits, qu’une femme puisse aimer pareil homme et, plus encore, qu’elle mette en lui toute sa confiance. Il est vrai que Fersen n’a pas la réputation d’un brillant causeur, d’un homme d’esprit, d’un compagnon particulièrement amusant ; mais à son intelligence un peu sèche et rude s’allient une franchise très humaine et un tact naturel ; déjà en 1774 l’ambassadeur de Suède pouvait écrire de lui avec fierté au roi Gustave :

« De tous les Suédois qui ont été ici de mon temps, c’est celui qui a été le mieux accueilli dans le grand monde. »

Avec cela ce jeune gentilhomme n’est ni morose ni dédaigneux des plaisirs – les femmes prétendent qu’il a « un cœur de feu » sous une enveloppe de glace – il n’oublie pas de s’amuser et fréquente assidûment à Paris les bals de la cour et du grand monde. C’est ainsi qu’il lui arrive une étrange aventure. Un soir, le 30 janvier 1774, au bal de l’Opéra, lieu de rendez-vous du monde distingué et aussi de gens douteux, une jeune femme fort élégante et svelte, à la taille fine et à la démarche légère, s’avance vers lui, et, protégée par son masque de velours, engage une conversation galante. Fersen, flatté, se prête avec plaisir à cette alerte conversation, et, séduit par la gaîté et le piquant de son entreprenante partenaire, il s’abandonne déjà, peut-être, à toutes sortes d’espoirs pour la nuit. Mais il s’aperçoit alors avec surprise que quelques hommes et quelques femmes, qui chuchotent mystérieusement, forment peu à peu un cercle autour d’eux, et que cette dame masquée et lui sont le point de mire d’une attention toujours plus vive. La situation commence à devenir délicate, lorsque enfin la gracieuse intrigante enlève son masque : c’est Marie-Antoinette – cas inouï dans les annales de la cour – l’héritière du trône de France, qui s’est encore évadée du triste lit conjugal où dort son époux, pour aller au bal de l’Opéra, et qui s’y divertit en compagnie d’un gentilhomme étranger. Les dames de la cour veulent éviter le scandale. Elles entourent aussitôt l’extravagante jeune femme et la reconduisent dans sa loge. Mais qu’est-ce qui peut rester secret dans ce Versailles cancanier ? On bavarde et on s’étonne d’une faveur si contraire à l’étiquette, accordée par la dauphine à ce jeune étranger ; dès demain sans doute l’ambassadeur Mercy, mécontent, se plaindra à Marie-Thérèse, et de Schœnbrunn arrivera, par retour du courrier, une de ces lettres amères adressées à cette « tête à vent » de fille, la priant d’abandonner enfin ces inconvenantes « dissipations » et de ne plus faire parler d’elle, à propos de Pierre et de Paul, à ces maudits bals masqués. Mais Marie-Antoinette n’en fait qu’à sa tête, le jeune homme lui a plu, elle le lui a laissé voir. À partir de cette soirée ce gentilhomme, dont le rang et la situation n’ont rien d’extraordinaire, est reçu aux bals de Versailles avec une particulière amabilité. Après un début si éclatant, une idylle commence-t-elle aussitôt entre les deux jeunes gens ? On n’en sait rien. Toujours est-il qu’un événement important ne tarda pas à interrompre ce flirt – certainement innocent –, la mort de Louis XV qui, du jour au lendemain, faisait de la petite princesse une reine de France. Deux jours plus tard – lui en a-t-on fait comprendre l’opportunité ? – Hans Axel de Fersen retourne en Suède.

Le premier acte du drame est terminé. Il n’est qu’une introduction galante, un prélude à la pièce proprement dite. Deux jeunes gens de dix-huit ans se sont rencontrés et se sont plu, voilà tout ; ce qui, transposé dans le présent, équivaut à une amitié de leçon de danse, à une amourette de collégiens. Rien d’essentiel ne s’est passé, les sentiments sont encore superficiels.

Deuxième acte : quatre ans après, en 1778, Fersen revient en France ; son père l’a envoyé à la recherche d’une riche héritière, peut-être une demoiselle de Reyel, de Londres, ou Mlle Necker, la fille du banquier genevois, universellement connue plus tard sous le nom de Mme de Staël. Mais Axel de Fersen montre peu de goût pour le mariage, et on comprendra bientôt pourquoi. À peine arrivé, le gentilhomme, en costume de gala, se présente à la cour. Le connaît-on encore ? Quelqu’un se souvient-il de lui ? Le roi incline la tête d’un air grognon, les autres regardent avec indifférence cet étranger insignifiant, personne ne lui adresse une parole aimable. Seule la reine s’écrie brusquement dès qu’elle l’aperçoit : « Ah ! c’est une vieille connaissance ! » Non, elle ne l’a pas oublié, son beau gentilhomme nordique, l’intérêt qu’elle ressentait pour lui – ce n’était donc pas un feu de paille – se rallume aussitôt. Elle invite Fersen à ses réceptions, le comble de gentillesses ; tout comme lors de leur rencontre de naguère, au bal de l’Opéra, c’est Marie-Antoinette qui fait le premier pas. Bientôt Fersen pourra écrire à son père :

« La reine, qui est la plus jolie et la plus aimable princesse que je connaisse, a eu la bonté de s’informer souvent de moi ; elle a demandé à Creutz pourquoi je ne venais pas à son jeu les dimanches, et ayant appris que j’y étais venu un jour qu’il n’y en avait pas, elle m’en a fait une espèce d’excuse. »

Quelle « terrible faveur accordée à ce jeune homme ! » est-on tenté de dire, pour parler comme Gœthe, quand on voit cette femme orgueilleuse, qui ne répond même pas au salut des duchesses, qui pendant sept ans ne daigne pas incliner la tête devant un cardinal de Rohan et durant quatre années refuse de saluer une du Barry, s’excuser auprès d’un gentilhomme étranger parce qu’il est venu une fois à Versailles pour rien. « Je vais souvent lui faire ma cour au jeu, elle me parle toujours », écrit encore quelques jours plus tard le jeune homme à son père. À l’encontre de toute étiquette, « la plus aimable des princesses » prie le jeune Suédois de venir un jour à Versailles dans son uniforme suédois, car elle tient absolument à voir – caprice d’amoureuse – comment lui va ce costume. Le « bel Axel », naturellement, accède à ce désir. C’est le jeu d’autrefois qui recommence.

Mais cette fois le jeu est bien plus dangereux pour Marie-Antoinette, que la cour surveille de ses yeux d’Argus. Il conviendrait qu’elle fût plus prudente maintenant, car elle n’est plus la petite princesse de dix-huit ans qu’excusent les enfantillages de la jeunesse, elle est reine de France. Mais ses sens se sont éveillés. Au bout de sept années effroyables, Louis XVI, l’époux maladroit, est enfin arrivé à accomplir l’acte conjugal et a réellement fait de la reine son épouse. Cependant, que doit éprouver cette femme aux nerfs délicats, d’une beauté épanouie et presque sensuelle, quand elle compare ce gros bonhomme à son jeune et brillant ami ! Sans s’en rendre compte, passionnément amoureuse pour la première fois, elle commence, par des prévenances répétées et plus encore par un certain trouble qui la fait rougir, à trahir aux yeux des indiscrets son sentiment pour Fersen. Ici encore la qualité la plus humaine et la plus sympathique de Marie-Antoinette, son incapacité à cacher ses penchants ou ses aversions, devient pour elle un danger. Une dame de la cour prétend avoir nettement remarqué qu’un jour, Fersen entrant inopinément, la reine s’était mise à trembler d’une douce frayeur ; qu’une autre fois, chantant au piano l’air de Didon, il lui arriva, au passage « Ah ! que je fus bien inspirée quand je vous reçus dans ma cour ! », de diriger tendrement et amoureusement ses yeux bleus, presque toujours froids, vers l’élu secret de son cœur, en présence de toute la cour. Déjà l’on jase ; bientôt toute la société de Versailles, pour laquelle les événements intimes de la famille royale sont toujours ce qu’il y a de plus important au monde, observe les faits avec une curiosité passionnée : sera-t-il son amant, quand et comment ? Car le sentiment de Marie-Antoinette s’est déjà manifesté trop publiquement pour que chacun ne puisse voir – ce dont elle seule n’a pas encore conscience – que Fersen pourrait obtenir de la jeune reine n’importe quelle faveur, même la dernière, s’il avait le courage ou la légèreté de saisir sa proie.

Mais Fersen est suédois ; c’est un homme et un caractère : chez les gens du Nord de forts penchants romantiques peuvent très bien s’allier à une calme et froide raison. Il voit tout de suite que cette situation ne peut pas durer. La reine a un faible pour lui, personne ne le sait mieux que lui ; mais autant, de son côté, il aime et vénère cette charmante jeune femme, autant il est contraire à son honnêteté d’abuser avec frivolité de cette faiblesse des sens et de compromettre inutilement la reine. Une franche liaison provoquerait un scandale sans exemple : déjà par ses faveurs platoniques Marie-Antoinette s’est suffisamment compromise. D’autre part Fersen se sent trop jeune et trop ardent pour jouer le rôle d’un Joseph et refuser froidement et chastement les faveurs d’une jeune et jolie femme qu’il aime. Cet homme admirable se résout donc au parti le plus généreux dans une situation aussi délicate : il met mille lieues entre lui et la femme menacée, il s’enrôle immédiatement dans l’armée de volontaires qui part pour l’Amérique et dans laquelle il sert comme adjudant de La Fayette. Il coupe le fil avant qu’il ne s’emmêle de façon tragique et inextricable.

Nous possédons sur cette séparation des amants un document authentique, c’est le rapport officiel de l’ambassadeur suédois au roi Gustave, qui prouve historiquement la passion de la reine pour Fersen. L’ambassadeur écrit :

« Je dois confier à Votre Majesté que le jeune comte de Fersen a été si bien vu de la Reine que cela a donné des ombrages à plusieurs personnes. J’avoue que je ne puis m’empêcher de croire qu’elle avait du penchant pour lui : j’en ai vu des indices trop sûrs pour en douter. Le jeune comte de Fersen a eu dans cette occasion une conduite admirable par sa modestie et par sa réserve et surtout par le parti qu’il a pris d’aller en Amérique. En s’éloignant, il écartait tous les dangers : mais il fallait évidemment une fermeté au-dessus de son âge pour surmonter cette séduction. La Reine ne pouvait le quitter des yeux les derniers jours ; en le regardant ils étaient remplis de larmes. Je supplie Votre Majesté d’en garder le secret pour elle et le sénateur Fersen. Lorsqu’on sut le départ tous les favoris furent enchantés. La duchesse de Fitz-James lui dit : « Quoi, monsieur, vous abandonnez ainsi votre conquête ? – Si j’en avais fait une je ne l’abandonnerais pas, répondit-il. Je pars libre et malheureusement sans laisser de regrets. » Votre Majesté avouera que cette réponse était d’une sagesse et d’une prudence au-dessus de son âge. Du reste, la Reine se conduit avec beaucoup plus de retenue et de sagesse qu’autrefois. »

Ce document, les défenseurs de la « vertu » de Marie-Antoinette l’agitent sans cesse depuis lors, comme l’étendard de sa parfaite innocence. Fersen a su, au dernier moment, éviter l’adultère ; dans un renoncement admirable les deux amoureux se sont quittés, la grande passion est restée « pure », voilà leur raisonnement. Mais il n’y a là aucune preuve définitive, seul est prouvé qu’en 1779, donc provisoirement, Marie-Antoinette et Fersen n’en étaient pas arrivés à la dernière intimité. Les années suivantes seulement seront dangereuses et décisives pour cette passion. Nous n’en sommes qu’à la fin du second acte et encore loin de ses profondes complications.

Troisième acte : nouveau retour de Fersen. Tout droit de Brest, où il débarquait en juin 1783 avec l’armée de La Fayette, après un exil volontaire de quatre ans, il accourt à Versailles. Il était bien resté en correspondance avec la reine pendant son séjour en Amérique, mais l’amour exige la présence réelle. Ah ! que le sort maintenant ne les oblige plus à se quitter, qu’il puisse enfin se fixer tout près d’elle, que plus rien ne sépare leurs regards ! Fersen, évidemment sur le désir de la reine, demande tout de suite le commandement d’un régiment français. Pourquoi ? Le père sénateur économe n’arrive pas à résoudre cette énigme. Pourquoi Axel veut-il absolument rester en France ? Soldat ayant fait ses preuves, héritier d’un nom très ancien, favori du romantique roi Gustave, il aurait pourtant chez lui le choix entre toutes les situations. Oui, pourquoi tient-il absolument à la France ? Telle est la question que ne cesse de lui poser le sénateur déçu et contrarié. Et le fils de répondre au père sceptique : pour épouser une riche héritière, Mlle Necker. Mais il pense à tout, en vérité, excepté à un mariage ; la lettre intime qu’il écrit en même temps à sa sœur, et dans laquelle il ouvre son cœur, en fait foi :

« J’ai pris mon parti, je ne veux pas former le lien conjugal, il est contre nature… Je ne puis pas être à la seule personne à qui je voudrais être, la seule qui m’aime véritablement, ainsi je ne veux être à personne. »

Est-ce assez net ? Est-il besoin, encore, de demander qui était cette « seule personne » qui l’aime et à qui il ne pourra jamais appartenir par le lien conjugal, cette « elle », comme il désigne la reine dans son Journal ? Il a dû se passer des choses décisives pour qu’il ose s’avouer à lui-même et avouer à sa sœur si sûrement et si franchement le penchant de Marie-Antoinette. Et quand il parle à son père des « mille autres raisons qu’il n’ose confier au papier » qui le retiennent en France, ces mille raisons n’en masquent qu’une seule, qu’il ne veut pas dire : le désir ou la volonté de Marie-Antoinette d’avoir toujours près d’elle l’ami d’élection. Car à peine Fersen a-t-il demandé son régiment, qui « a bien voulu s’en mêler » encore ? Marie-Antoinette, qui jamais ne s’est occupée de nominations militaires. Et qui annonce – contrairement à tout usage – la prompte obtention de la charge au roi de Suède ? Ce n’est pas le chef suprême des armées, seul qualifié pour cela, mais sa femme, la reine, dans une lettre autographe.

C’est dans ces années ou dans les suivantes qu’il faut très probablement situer le début des relations intimes, très intimes, qui ont existé entre Marie-Antoinette et Fersen. Pendant deux ans, il est vrai, Fersen – bien à contrecœur – accompagne encore comme adjudant le roi Gustave dans ses voyages, mais ensuite, en 1785, il reste définitivement en France. Et ces années ont absolument transformé Marie-Antoinette. L’affaire du collier a isolé cette âme, qui croyait trop au monde, et lui a ouvert le sens des réalités intérieures. Elle s’est retirée du tourbillon des beaux esprits inconsistants, des amuseurs perfides, des galants superficiels ; son cœur, jusque-là déçu, rencontre, au lieu de tous ces gens sans grande valeur, un ami véritable. Devant la haine générale, son besoin de tendresse, de confiance, d’amour, a infiniment grandi ; la voilà mûre, non pour s’abandonner plus longtemps, follement et vainement, à l’admiration générale, mais pour se donner à un seul être, à l’âme ferme et généreuse. Et Fersen, nature chevaleresque, n’aime vraiment cette femme de tout son cœur que depuis qu’il la sait calomniée, noircie, poursuivie et menacée ; lui qui recula devant ses faveurs aussi longtemps que le monde l’adorait, qu’elle était entourée de mille flatteurs, il n’ose l’aimer que depuis qu’elle est seule et sans soutien.

« Elle est aussi bien malheureuse, écrit-il à sa sœur, son courage est au-dessus de tout et la rend encore plus intéressante… Mon seul chagrin est de ne pouvoir la consoler entièrement de tous ses malheurs et de ne pas la rendre aussi heureuse qu’elle mérite de l’être. »

Plus elle est malheureuse, plus elle est délaissée et en proie aux soucis, et plus croît en lui la mâle volonté de la dédommager par son amour de toutes ses souffrances : « Elle pleure souvent avec moi, jugez si je dois l’aimer. » Et plus la catastrophe approche, plus ces deux êtres sont impétueusement, tragiquement poussés l’un vers l’autre ; elle, pour trouver auprès de lui, après d’immenses déceptions, un dernier bonheur, lui, pour suppléer par son amour chevaleresque, par son dévouement sans borne, au royaume perdu.

Maintenant que ce sentiment, autrefois superficiel, part de l’âme, que l’amourette s’est transformée en amour, ils font tous deux d’inimaginables efforts pour cacher aux yeux du monde le lien qui les unit. Afin d’écarter tout soupçon, Marie-Antoinette ne fait pas nommer le jeune officier à Paris, mais tout près de la frontière, à Valenciennes. Et si « on » (c’est ainsi qu’il s’exprime prudemment dans son Journal) le mande au château, il emploie toutes sortes d’artifices pour cacher à ses amis le véritable but de son voyage, afin d’empêcher qu’on ne se livre à des suppositions, si l’on venait à connaître sa présence à Trianon.

« Ne dites pas, écrit-il à sa sœur, que je vous écris d’ici, car je date mes autres lettres de Paris. Adieu, il faut que j’aille au jeu de la reine. »

Jamais Fersen ne fréquente la société des Polignac, jamais il ne se fait voir en cercle intime à Trianon, jamais il ne prend part aux promenades en traîneau, aux bals, aux parties de plaisirs ; que les faux favoris de la reine continuent donc à y parader et à s’y faire remarquer, car sans qu’ils s’en doutent, ils ne peuvent qu’aider, par leurs galanteries, à tenir caché aux yeux de la cour ce qui est le véritable secret pour tout le monde. Ils règnent le jour, le royaume de Fersen est la nuit. Ils rendent hommage et parlent, Fersen est aimé et se tait. Saint-Priest, l’initié, qui savait tout, sauf que sa propre femme était folle de Fersen et lui écrivait des lettres d’amour enflammées, rapporte avec cette sûreté qui rend ses affirmations plus valables que celles de tous les autres :

« Fersen se rendait à cheval dans le parc, du côté de Trianon, trois ou quatre fois la semaine ; la reine en faisait autant de son côté, et ces rendez-vous causaient un scandale public, malgré la modestie et la retenue du favori, qui ne marqua jamais rien à l’extérieur et a été, de tous les amis de la reine, le plus discret. »

Ce n’est, il est vrai, au cours de cinq années, que de brèves et fugitives heures, dérobées au hasard, qui sont accordées aux amoureux pour leurs tête-à-tête, car malgré son courage et la confiance qu’elle peut avoir dans ses femmes de chambre, il ne faut pas que Marie-Antoinette soit trop audacieuse ; en 1790 seulement, peu avant la séparation, Fersen pourra dire, rayonnant d’amour, qu’il lui a enfin été donné de passer toute une journée « avec elle ». La reine ne peut attendre son chérubin qu’entre le soir et le matin, dans les ténèbres du parc ou peut-être dans un des chalets du Hameau ; c’est la scène du dernier acte de Figaro, avec sa musique tendre et romantique, qui s’achève mystérieusement dans les bosquets de Versailles et les détours du parc de Trianon. Mais déjà les durs accents de la musique de Don Juan y préludent d’une façon grandiose le pas pesant du commandeur ; le troisième acte passe de la tendresse rococo au grand style de la tragédie révolutionnaire. Le dernier acte seulement, sous la Terreur et dans le sang, mènera le crescendo, le désespoir de la séparation, l’extase de la mort.

Ce n’est qu’à présent, au plus fort du danger, quand tous les autres ont fui, qu’apparaît celui qui, aux temps heureux, s’est tenu discrètement à l’écart, le vrai, le seul ami de la reine prêt à mourir avec elle et pour elle ; sa silhouette, jusque-là effacée dans l’ombre, se profile maintenant, virile et magnifique, sur le ciel d’orage blafard de l’époque. Plus l’aimée est menacée, plus son énergie à lui augmente ; sans hésiter ils se placent tous deux au-dessus des barrières conventionnelles établies entre une princesse de Habsbourg, reine de France, et un jeune noble étranger. Tous les jours Fersen paraît au château, toutes les lettres passent par ses mains, la reine pèse avec lui toutes les décisions, elle lui confie les tâches les plus difficiles et les plus dangereux secrets ; il est seul à connaître ses intentions, ses soucis et ses espoirs ; seul aussi à savoir ses larmes, ses découragements et sa peine atroce. Au moment même où tout le monde l’abandonne, où elle perd tout, la reine trouve ce qu’elle a cherché en vain toute sa vie : un ami sincère, droit, viril et courageux.

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