Chapitre XXI L’Était-il, ne l’était-il pas ?

(Question incidente)

On sait à présent, et on le sait d’une manière irréfutable, que Hans Axel de Fersen ne fut pas, comme on l’a cru longtemps, un personnage secondaire dans le roman psychologique de Marie-Antoinette, mais bien le personnage principal ; on sait que ses rapports avec la reine ne furent pas que badinage galant, flirt romantique ou aventure de troubadour, mais, au contraire, un amour solide, cent fois éprouvé au cours de vingt années et portant en lui toutes les marques de sa puissance : la pourpre de la passion, le sceptre altier du courage, l’ampleur prodigue du sentiment. Une dernière incertitude continue cependant à planer sur la forme de cet amour. Était-ce – comme avait coutume de le dire la littérature du siècle dernier – « un amour pur », par quoi elle désignait lâchement un amour où une femme passionnément éprise et aimée refusait avec pruderie de se donner d’une façon totale à l’homme aimant et aimé ? Ou était-ce un amour « coupable », c’est-à-dire, dans le sens où nous l’entendons, un amour complet, libre, se donnant courageusement et sans compter ? Hans Axel de Fersen n’était-il que le chevalier servant, l’adorateur romantique de Marie-Antoinette ou bien était-il vraiment son amant, l’était-il ou ne l’était-il pas ?

« Non ! Certainement pas ! », s’écrient aussitôt – avec une singulière irritation et une hâte suspecte – certains biographes royalistes et réactionnaires qui, à tout prix, veulent savoir « leur reine pure et à l’abri de tout déshonneur ».

« Il aimait passionnément la reine, prétend avec une enviable assurance Werner von Heidenstam, sans que jamais une pensée charnelle eût souillé cet amour digne des troubadours et des chevaliers de la Table Ronde. Marie-Antoinette l’a aimé, sans oublier un instant ses devoirs d’épouse et sa dignité de reine. »

Il est inconcevable, pour ces fanatiques du respect – en vérité ils protestent déjà à l’idée que quelqu’un pourrait le penser –, « que la dernière des reines de France aurait trahi le dépôt d’honneur légué par toutes ou presque toutes les mères de nos rois ». Donc, pas de recherches, pour l’amour de Dieu, et pas de discussions non plus sur cette « affreuse calomnie », selon l’expression des Goncourt, pas « d’acharnement sournois ou cynique » à découvrir le véritable état des faits ! Les défenseurs absolus de la « pureté » de Marie-Antoinette agitent nerveusement la sonnette aussitôt que l’on approche seulement de la question.

Faut-il vraiment s’incliner devant cet ordre sans se demander si Fersen n’a vu toute sa vie Marie-Antoinette qu’avec « l’auréole sur le front » ou s’il l’a vue aussi d’un regard d’homme ? Celui qui évite par pudeur cette question ne passe-t-il pas ainsi à côté du vrai problème ? Car on ne connaît pas un être aussi longtemps qu’on ignore son ultime secret, on ne connaît surtout pas le caractère d’une femme tant qu’on n’a pas compris la nature de son amour. Dans des relations historiques comme celles-ci, où une passion contenue pendant des années ne fait pas qu’effleurer par hasard une vie, mais au contraire envahit l’âme de tout le poids de sa fatalité, la question des limites de cet amour n’est ni oiseuse ni cynique, elle est essentielle si l’on veut avoir le portrait moral exact de Marie-Antoinette. Pour juger sainement, il faut bien ouvrir les yeux. Approchons-nous donc, analysons de plus près la situation et les documents. Examinons, peut-être trouverons-nous malgré tout la solution du problème.

Première question : en admettant, d’accord avec la morale bourgeoise, l’idée de faute si Marie-Antoinette s’est donnée complètement à Fersen, qui l’accuse de ce don complet ? Parmi ses contemporains il n’y en a que trois, des hommes d’importance, il est vrai, et non de vulgaires bavards ; ce sont même des initiés, à qui on peut reconnaître une connaissance parfaite de la situation : Napoléon, Talleyrand et Saint-Priest, le ministre de Louis XVI, ce témoin quotidien de tous les événements de la cour. Tous trois soutiennent sans réserves que Marie-Antoinette a été la maîtresse de Fersen, et ils le font de façon à ne laisser aucun doute. Saint-Priest, le plus au courant de la situation, est le plus précis dans les détails. Sans animosité contre la reine, parfaitement objectif, il parle des visites nocturnes secrètes de Fersen à Trianon, à Saint-Cloud et aux Tuileries, dont l’accès secret avait été permis par La Fayette à Fersen seul. Il parle de la complicité de la Polignac, qui paraissait fort approuver que la faveur de la reine fût tombée justement sur un étranger, qui ne chercherait à tirer aucun avantage de sa situation de favori. Écarter trois témoignages de cette importance, comme le font les défenseurs enragés de la vertu, accuser de calomnie Napoléon et Talleyrand, il faut pour cela plus d’audace que pour un examen impartial. Mais, deuxième question : quels sont les contemporains ou témoins d’après qui accuser Marie-Antoinette d’avoir été la maîtresse de Fersen serait une calomnie ? Il n’y en a pas un. Et il est à remarquer que les intimes évitent justement, avec une singulière unanimité, de citer le nom même de Fersen : Mercy, qui pourtant retourne trois fois chaque épingle à cheveux de la reine, ne mentionne pas une seule fois son nom dans les dépêches officielles ; les fidèles de la cour ne parlent jamais, dans leur correspondance, que « d’une certaine personne », à qui on aurait confié des lettres. Mais personne ne prononce son nom ; une conspiration du silence suspecte règne à son sujet pendant tout un siècle, et les premières biographies officielles oublient de propos délibéré de le citer. On ne peut donc pas se défendre de penser qu’un mot d’ordre a été donné après coup, afin que soit oublié aussi radicalement que possible ce destructeur de la romantique légende de la vertu absolue.

La recherche historique s’est ainsi trouvée longtemps devant un problème difficile. Partout, elle se heurtait à d’impérieux soupçons et partout le document probant avait été escamoté par des mains zélées. Il ne lui était pas possible, en se basant sur les documents existants – ceux qui n’existaient plus contenaient seuls les preuves effectives – d’établir le fait de façon évidente. Forse che si, forse che no, disait la science historique, et aussi longtemps que manquaient les témoignages décisifs, elle refermait le dossier Fersen en soupirant : nous ne possédons ni écrit, ni imprimé, donc aucune certitude.

Mais là où finit la recherche strictement liée aux faits palpables, commence l’art libre et ailé de la divination psychologique ; là où la paléographie échoue, la psychologie doit intervenir, et ses hypothèses logiquement échafaudées sont souvent plus vraies que la sèche vérité des dossiers et des faits. Si nous n’avions pour expliquer l’Histoire que les documents, qu’elle serait étriquée, pauvre et incomplète ! L’évident, le manifeste, voilà le domaine de la science ; le complexe, qui demande à être interprété et élucidé, voilà la zone par excellence de la psychologie ; là où manquent les preuves tangibles, le psychologue a encore devant lui d’immenses possibilités. Par l’intuition on peut toujours en savoir plus long sur un être que par la connaissance de n’importe quel document.

Mais d’abord examinons encore une fois les documents. Hans Axel de Fersen, malgré un cœur romantique, était un homme d’ordre. Il écrit sonJournal avec une exactitude méthodique, il y note soigneusement tous les matins le temps, la pression atmosphérique, les événements politiques ainsi que ceux qui le concernent personnellement. De plus – homme précis – il inscrit dans un carnet les lettres reçues et les lettres expédiées avec les dates. En outre, il prend des notes en vue de son Journal et conserve méthodiquement sa correspondance. C’est donc un personnage idéal pour les historiens, car, à sa mort, en 1810, il laisse un registre complet de toute sa vie, un trésor documentaire sans pareil. Qu’advient-il de ce trésor ? Rien. Cela, déjà, paraît étrange. Sa présence est tue soigneusement – disons plutôt craintivement – par les héritiers, personne n’a accès aux archives, personne n’est informé de leur existence. Un demi-siècle après la mort de Fersen, enfin, un descendant, un baron Klinkowstrœm, publie la correspondance et une partie du Journal. Mais, chose bizarre, cette correspondance n’est plus complète. Une série de lettres de Marie-Antoinette que le carnet désigne sous le nom de lettres de « Joséphine » a disparu, ainsi que le Journal de Fersen pendant les années décisives. En outre, chose plus étonnante encore, dans les lettres publiées des lignes entières sont remplacées par des points. Une main inconnue a passé par là. Et chaque fois qu’une correspondance a été détruite ou mutilée par des descendants, nous ne pouvons nous empêcher de penser que ce fut pour obscurcir certains faits dans un but bien mesquin d’idéalisation. Mais gardons-nous d’opinions préconçues. Restons calmes et équitables.

Donc, il manque dans ces lettres des passages qui ont été remplacés par des points. Pourquoi ? Ils avaient été rendus illisibles dans l’original, prétend Klinkowstrœm. Par qui ? Probablement par Fersen lui-même Probablement ! Mais pourquoi ? Klinkowstrœm répond à cela (dans une lettre), assez embarrassé, que ces lignes contenaient sans doute des secrets politiques ou des remarques désobligeantes de Marie-Antoinette sur Gustave de Suède. Et comme Fersen montrait toutes ses lettres – toutes ? – au roi, il en avait vraisemblablement (!) effacé ces passages. Que c’est étrange ! Les lettres de Fersen étaient en grande partie chiffrées, il ne pouvait donc en présenter que des copies au roi. Dans quel but, alors, aurait-il mutilé et rendu illisibles les originaux ? Rien que cela paraît suspect. Mais pas de préventions, disions-nous.

Examinons ! Regardons de plus près ces passages illisibles et remplacés par des points. Qu’est-ce qui nous frappe ? D’abord ceci : les points suspects n’apparaissent, presque toujours, qu’au commencement ou à la fin des lettres, au début ou après le mot « adieu ». « Je vais finir », écrit par exemple Marie-Antoinette, c’est-à-dire : je termine avec les nouvelles politiques, maintenant c’est le tour de… non, ce n’est le tour de rien dans les lettres mutilées, il n’y a que des points, des points, des points. Mais les passages supprimés se trouvent-ils au milieu d’une lettre, c’est toujours, chose étrange, dans un paragraphe qui ne traite pas de politique. Autre exemple : « Comment va votre santé ? écrit-elle. Je parie que vous ne vous soignez pas et vous avez tort… pour moi je me soutiens mieux que je ne devrais. » Y a-t-il un homme de bon sens pour imaginer dans cet intervalle des considérations politiques ? Ou bien encore, quand la reine parle de ses enfants : « Cette occupation fait mon seul bonheur… et quand je suis bien triste, je prends mon petit garçon. » Sur mille personnes neuf cent quatre-vingt-dix-neuf trouveraient naturel d’intercaler : « depuis que vous m’avez quittée », et non une remarque ironique sur le roi de Suède. Les assertions embarrassées de Klinkowstrœm ne sont donc pas à prendre au sérieux ; ce ne sont pas du tout des secrets politiques qui sont supprimés ici, c’est un secret humain. Pour le dévoiler, il existe heureusement un moyen : la microphotographie, qui peut facilement faire reparaître des passages ainsi raturés. Qu’on apporte donc les originaux !

Mais – surprise ! – les originaux n’existent plus. Jusque vers 1900 environ, donc pendant plus d’un siècle, les lettres avaient été soigneusement conservées et rangées au château des Fersen. Subitement, il se trouve qu’elles ont disparu. Le vieux baron Klinkowstrœm savait en effet garder un secret. Gentilhomme de vieille souche, il considérait que c’était pour lui un devoir de défendre, même contre sa propre conviction, l’honneur de celle qui avait aimé son ancêtre. Il affichait ostensiblement sa vénération pour la femme inaccessible et se montrait le défenseur de la romantique légende de « l’amitié amoureuse » contre un monde de plus en plus sceptique ; pourtant quel tourment lui causaient les fameuses lettres qu’il savait pertinemment n’avoir pas été « épurées » par Fersen lui-même, mais par son frère Fabien ! Certes, il était sûr que le secret serait bien gardé aussi longtemps qu’il vivrait, car la clef de la cassette aux lettres ne le quittait pas. Mais si après sa mort quelqu’un, plus épris que lui de vérité historique et se souciant moins des sentiments s’emparait de ces lettres traîtresses ? Cette pensée ne lui laissait pas de repos. C’est ainsi qu’à ses derniers moments il appela une vieille amie – on croirait lire un roman – et qu’il lui fit jeter une à une, dans le poêle qui se trouvait en face de son lit, toutes les lettres contenant des passages raturés (les autres sont encore aujourd’hui aux mains de la famille). « Maintenant, que le monde sache ce qu’il veut, il n’en saura pas plus, dit-il ensuite avec un soupir de soulagement. » (Ainsi raconte un serviteur qui fut le témoin de cette scène mélodramatique.) Le vieux gentilhomme croyait alors pouvoir mourir tranquille, car la « vertu » de la reine n’était-elle pas à jamais sauvée, grâce à l’anéantissement de ces papiers !

Mais cet autodafé était plus qu’un crime, c’était une stupidité. D’abord la destruction des preuves est déjà en elle-même un aveu de culpabilité, ensuite une loi troublante de la criminologie veut que, de chaque destruction hâtive de documents probants, il subsiste toujours quelque chose. Et c’est ainsi qu’Alma Söderjhelm, la remarquable archiviste, a trouvé, en passant en revue les papiers qui restaient, la copie, écrite de la propre main de Fersen, d’une de ces lettres de Marie-Antoinette que les éditeurs en leur temps n’avaient pas remarquée, parce qu’elle n’existait que sous forme de copie (et que la « main inconnue » avait sans doute brûlé l’original). Grâce à cette découverte nous avons en mains un billet in extenso de la reine et avec lui la clé ou plutôt le diapason amoureux de toutes les lettres. Nous pouvons imaginer maintenant ce que le prude éditeur y a remplacé par des points, car cette lettre aussi se termine par un « adieu », qui n’est pas suivi de ratures ou de points, et on lit : « Adieu, le plus aimant et le plus aimé des hommes. »

Un tel témoignage est révélateur ! Comprend-on maintenant pourquoi les Klinkowstrœm, les Heidenstam, tous ceux qui ont juré de la « pureté » et qui ont eu probablement en mains bien d’autres documents de ce genre que l’on ne connaîtra jamais, devenaient et deviennent si nerveux dès qu’on veut examiner l’affaire Fersen sans préjugés ? Car pour celui qui comprend les accents du cœur, il ne peut y avoir de doute ; une reine qui parle à un homme si courageusement, si au-dessus de toutes les conventions, lui a donné depuis longtemps les dernières preuves de sa tendresse : cette seule ligne retrouvée remplace toutes celles supprimées. Si la destruction ne constituait pas déjà en elle-même une preuve, elle serait faite, aux yeux de celui qui sait comprendre, par ces quelques mots.

Mais allons plus loin ! Il y a, à côté de la lettre sauvée, une scène de la vie de Fersen qui tranche la question du point de vue psychologique. C’est six ans après la mort de la reine. Fersen doit représenter le gouvernement suédois au Congrès de Rastatt. Mais Bonaparte déclare brusquement au baron Edelsheim qu’il ne négocierait pas avec Fersen dont il connaissait les opinions royalistes et qui, de plus, avait couché avec la reine. Il ne dit pas « avait eu des relations ». Il emploie au contraire, de façon provocante, l’expression presque obscène, « qui avait couché avec la reine de France ». Le baron Edelsheim n’a pas l’idée de défendre Fersen ; à lui aussi le fait paraît absolument évident. Il se contente donc de répondre en riant qu’il croyait qu’on ne pensait plus depuis longtemps à ces histoires de l’ancien régime, et que d’ailleurs cela n’avait rien à voir avec la politique. Après quoi il va trouver Fersen et lui raconte cette conversation. Et que fait Fersen ? Ou plutôt que devrait-il faire si le mot de Bonaparte est un mensonge ? N’eût-il pas dû défendre aussitôt la reine défunte contre cette accusation ? Ne devrait-il pas crier à la calomnie ? Ne devrait-il pas provoquer en duel ce petit général corse, frais émoulu, qui va jusqu’à choisir pour exprimer son accusation les termes les plus positifs et les plus grossiers ? Est-il permis à un caractère droit, à un homme d’honneur, de laisser accuser une femme d’avoir été sa maîtresse quand elle ne l’a pas été ? Maintenant ou jamais Fersen a l’occasion, et même le devoir ; de mettre fin par l’épée à une assertion qui circule secrètement depuis longtemps, d’arrêter à jamais ces bruits. Hélas ! il se tait. Il prend sa plume et note soigneusement dans son Journal toute la conversation d’Edelsheim avec Bonaparte, sans oublier l’imputation d’avoir « couché avec la reine ». Au plus profond de lui-même, il ne songe pas à infirmer par un mot cette accusation « infâme et cynique », comme disent ses biographes. Il baisse la tête, et par là il acquiesce. Lorsque quelques jours plus tard les gazettes anglaises s’étendent sur cet incident, il écrira : « Je trouvai ennuyeux qu’on écrive sur moi et l’infortunée reine », et il ajoute : « cela me choqua ». C’est là toute la protestation de Fersen – qui n’en est pas une. Là encore le silence est plus éloquent que les paroles.

On voit donc que ce que des héritiers timorés ont essayé de cacher si jalousement, à savoir que Fersen a été l’amant de Marie-Antoinette, l’amant lui-même ne l’a jamais nié. D’autres détails probants ressortent nombreux d’une foule de faits et de documents : sa sœur le conjure, lorsqu’il se montre officiellement à Bruxelles avec une autre maîtresse, de faire en sorte « qu’elle » n’en sache rien, car « elle » en serait offensée (de quel droit, peut-on se demander, si elle n’avait pas été sa maîtresse ?) ; le passage de son Journal où il relate qu’il a passé la nuit aux Tuileries est effacé ; devant le tribunal révolutionnaire une femme de chambre témoigne que quelqu’un avait souvent quitté secrètement la reine la nuit. Ce sont là certes des détails, importants seulement par le fait qu’ils concordent tous si bien ; malgré cela la preuve tirée d’éléments si divers ne serait pas concluante, si elle était sans rapport avec le caractère de la reine. Seul l’ensemble d’une personnalité permet d’expliquer son comportement, car tout acte d’un individu est commandé par sa nature. La question de la probabilité de relations intimes, ou platoniques, est donc liée, en dernière analyse, à l’attitude morale de Marie-Antoinette, et il faut, après toutes les preuves de détail, se demander avant tout : quelle conduite correspondait logiquement et psychologiquement au tempérament de la reine, le don libre et généreux de soi ou le refus craintif ? Celui qui envisage la question de ce point de vue n’hésitera guère. Car, à côté de toutes ses faiblesses, il y a chez Marie-Antoinette une très grande force : son courage qui ne connaît ni retenue ni hésitation, son audace vraiment souveraine. Sincère jusqu’au plus profond d’elle-même, incapable d’aucune hypocrisie, cette femme s’est élevée cent fois au-dessus des conventions, dans des occasions bien moins importantes, indifférente au qu’en dira-t-on. Et si elle n’atteint une réelle grandeur que dans les moments suprêmes, jamais elle n’a été mesquine, ni craintive, jamais elle n’a placé aucune sorte d’honneur ou de morale (morale mondaine ou morale de cour) au-dessus de sa propre volonté. Et ce serait justement à l’égard du seul être qu’elle aime de tout son cœur que cette femme courageuse aurait soudain fait la prude, joué à la craintive et honorable épouse de son Louis à qui elle était liée par raison d’État et nullement par amour ? Elle eût sacrifié une passion à un préjugé mondain, au milieu d’une époque apocalyptique où tous les liens d’ordre et de discipline se relâchaient dans l’ivresse sauvage et extatique de la mort prochaine et dans les soubresauts d’un monde à l’agonie ? Elle que personne ne pouvait ni arrêter ni dompter, elle aurait renoncé à la forme la plus naturelle, la plus féminine du sentiment, en faveur d’un fantôme, d’une union conjugale qui n’en a jamais été que la caricature, pour un homme qu’elle n’a jamais connu comme tel, au nom d’une morale que son instinct de liberté et sa nature indomptable ont toujours détestée ? Celui qui veut croire cette chose incroyable, on ne peut l’en empêcher. Mais ce ne sont point, cependant, ceux qui reconnaissent librement et sans restriction le courage et l’audace de Marie-Antoinette dans son unique passion amoureuse qui déforment son image ; les déformateurs ce sont, au contraire, ceux qui attribuent à cette femme sans peur une âme veule, lâche, tourmentée par toutes sortes de considérations, une âme qui n’ose pas aller jusqu’au bout et qui réprime en soi le naturel. Pour tous ceux qui ne peuvent concevoir un caractère que dans son unité, il est hors de doute que Marie-Antoinette, de toute son âme abusée, et aussi de tout son corps, longtemps profané et déçu, a été la maîtresse de Hans Axel de Fersen.

Mais le roi, que devient-il dans cette histoire ? Comme dans tout adultère est-il le personnage ennuyeux, gênant et ridicule ? Est-ce dans son intérêt que la postérité a essayé de jeter le voile sur ces relations à trois ? En réalité Louis XVI n’était aucunement le cocu ridicule, et il était au courant, sans aucun doute, des rapports de Fersen et de sa femme. Saint-Priest dit expressément : « Elle avait trouvé le moyen de lui faire agréer sa liaison avec le comte Fersen. »

Cette interprétation convient tout à fait à la situation. Rien n’était plus contraire à la nature de Marie-Antoinette que l’hypocrisie et la dissimulation ; un adultère sournois n’est pas conforme à son âme droite, et l’association malpropre, si fréquente, la vilaine communauté entre époux et amant, on ne peut même pas y penser, quand on a pénétré son caractère. Il est certain que lorsque commencèrent ses relations intimes avec Fersen (relativement tard, sans doute entre la quinzième et la vingtième année de son mariage) Marie-Antoinette avait rompu tout lien charnel avec son mari ; cette hypothèse purement psychologique est confirmée d’une façon surprenante par une lettre de son frère Joseph, qui a su à Vienne, d’une manière quelconque, qu’après son quatrième enfant sa sœur voulait cesser toutes relations sexuelles avec Louis XVI ; la date concorde exactement avec le début des rapports plus étroits avec Fersen. La situation est donc claire, pour qui aime voir clair. Marie-Antoinette, mariée par raison d’État avec un homme qu’elle n’aimait pas et qui n’était nullement séduisant, réprime pendant des années son besoin de tendresse en faveur des devoirs conjugaux. Mais après avoir mis deux fils au monde, donné à la dynastie deux héritiers au trône d’authentique sang bourbon, elle a la conviction que son devoir moral à l’égard de l’État, de la loi, de la famille est rempli, et elle se sent enfin libre. Après un sacrifice de vingt ans à la politique, cette femme tant éprouvée reprend à la dernière heure – heure tragique – son droit naturel, qui est de ne plus se refuser à l’homme aimé, tout à la fois pour elle ami et amant, confident et compagnon, courageux comme elle, et prêt, par son dévouement, à la dédommager du sien. Combien sont pauvres ces hypothèses artificielles d’une reine tendrement vertueuse en face de la claire réalité de sa conduite, et combien ceux qui veulent à tout prix défendre « l’honneur » royal de cette femme rabaissent son courage et sa dignité morale ! Car jamais une femme n’est plus honnête ni plus noble que quand elle cède librement et complètement à des sentiments qui ne trompent pas et que les années ont mis à l’épreuve, jamais une reine n’est plus royale que quand elle agit humainement.

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