La naissance du dauphin marqua l’apogée du pouvoir de Marie-Antoinette. En donnant un héritier au trône, elle était devenue reine pour la deuxième fois. De nouveau, les acclamations enthousiastes de la foule lui montraient quel capital inépuisable de confiance et d’amour pour ses souverains le peuple français tenait en réserve, malgré toutes ses désillusions, et combien il était facile à un monarque de s’attacher cette nation ! Il suffirait maintenant à Marie-Antoinette de faire le pas décisif de Trianon à Versailles, de quitter le monde du rococo pour le monde véritable, d’abandonner sa frivole société pour aller vers la noblesse, vers le peuple, vers Paris, et le triomphe serait assuré. Mais ses heures d’épreuve terminées, elle retourne à ses plaisirs et à ses frivolités. Les réjouissances coûteuses et funestes de Trianon recommencent après les fêtes populaires. Mais cette fois la grande patience du peuple est à bout, la limite est dépassée. Impossible à présent d’arrêter le torrent.
Il ne se passe tout d’abord rien de manifeste, rien d’extraordinaire. Versailles, simplement, devient de plus en plus silencieux ; aux grandes réceptions il paraît de moins en moins de dames et de gentilshommes, et ces rares visiteurs affichent une certaine froideur. Ils sauvent encore les apparences, mais c’est pour l’amour de la forme et non pour celui de la reine. Ils fléchissent encore le genou, baisent toujours respectueusement la main de la souveraine, mais ne se pressent plus pour obtenir la faveur d’un entretien ; les regards restent sombres et indifférents. Lorsque Marie-Antoinette fait son entrée au théâtre, le parterre et les loges ne se lèvent plus aussi précipitamment qu’avant, le cri longtemps familier de « Vive la Reine ! » ne retentit plus dans les rues. Il n’y a pas encore d’hostilité ouverte, mais la chaleur qui se mêlait jadis au respect obligatoire a disparu ; on obéit encore à la souveraine, mais on ne rend plus hommage à la femme. On sert respectueusement l’épouse du roi, mais on ne s’empresse plus autour d’elle. On ne contredit pas ouvertement ses désirs, mais on se tait ; c’est le silence têtu, mauvais, sournois, de la conspiration.
Le quartier général de cette conjuration secrète est représenté par les trois ou quatre châteaux de la famille royale : le Luxembourg, le Palais-Royal, Bellevue et même Versailles, qui se sont coalisés contre le Trianon, résidence de la reine.
Le concert de haines est dirigé par Mesdames. Elles n’ont toujours pas pardonné à l’adolescente d’avoir fui leur école de méchanceté, à la reine d’avoir le pas sur elles ; irritées de ne plus jouer aucun rôle, elles se sont retirées au château de Bellevue. Pendant les premières années de triomphe de Marie-Antoinette, elles s’y cantonnent solitaires et dévorées d’ennui ; nul ne se soucie d’elles, car tous les hommages vont avec empressement à la jeune et charmante femme qui tient le pouvoir entre ses fines et blanches mains. Mais maintenant que Marie-Antoinette devient impopulaire, les portes de Bellevue s’ouvrent aux visiteurs. Toutes les dames qui ne sont pas invitées à Trianon, « Madame Étiquette » congédiée, les ministres renvoyés, les femmes laides et par conséquent vertueuses, les gentilshommes relégués à l’arrière-plan, les chasseurs de place écartés, tous ceux qui ont horreur de la « nouvelle orientation » et qui portent mélancoliquement le deuil de la vieille tradition française, de la dévotion et des « bonnes » mœurs, se donnent régulièrement rendez-vous dans ce salon des réprouvés. L’appartement de Mesdames à Bellevue devient un laboratoire secret d’empoisonneur, où tous les cancans fielleux de la cour, les récentes folies de l’« Autrichienne », les « on dit » à propos de ses aventures galantes sont distillés goutte à goutte et soigneusement catalogués ; c’est là que s’installe le grand arsenal de tous les commérages malveillants, le fameux « atelier des calomnies » ; c’est là qu’on rime, lit et lance les petits couplets mordants qui gagnent ensuite allègrement Versailles ; c’est là que se réunissent, perfides et sournois, tous ceux qui voudraient voir la roue du temps tourner en arrière : les déçus, les détrônés, les liquidés, larves et momies d’un monde passé, toute une vieille génération finie qui veut se venger de sa fin et de sa vieillesse. Et le dard de toute cette haine, ainsi emmagasinée, n’est point dirigé contre le « pauvre bon roi », qu’on plaint hypocritement, mais uniquement contre Marie-Antoinette, la jeune, heureuse et rayonnante reine.
Plus dangereuse que la génération d’hier et d’avant-hier, qui, n’ayant plus la force de mordre, ne peut que baver de rage, se dresse la génération nouvelle, qui n’a encore jamais goûté au pouvoir et qui n’entend pas rester dans l’obscurité. Versailles, par son attitude exclusive et insouciante, s’est à tel point détaché de la vraie France, qu’on ne s’y aperçoit même pas des nouveaux courants qui agitent le pays. Une bourgeoisie intelligente s’est éveillée ; les œuvres de Jean-Jacques Rousseau l’ont renseignée sur ses droits ; elle voit tout près d’elle, en Angleterre, une forme de gouvernement démocratique ; ceux qui reviennent de la guerre d’indépendance américaine lui apprennent qu’il existe un pays où l’idée de liberté et d’égalité a supprimé classes et privilèges. En France on ne voit que stagnation et ruine, dues à l’incapacité totale de la cour. À la mort de Louis XV, le peuple avait unanimement espéré que le règne honteux des maîtresses, le scandale des protections malpropres, seraient désormais abolis ; et voici que de nouveau des femmes gouvernent, Marie-Antoinette et derrière elle la Polignac. Avec une amertume croissante, la bourgeoisie éclairée voit s’effriter le pouvoir politique, les dettes s’élever, l’armée et la flotte dépérir, les colonies se détacher du pays, alors que tous les autres États se développent activement ; et le grand public éprouve de plus en plus le désir de mettre fin à cette indolence et à cette désorganisation.
Cette mauvaise humeur grandissante des vrais patriotes se tourne en premier lieu – et non sans raison – contre Marie-Antoinette. Incapable et nullement désireux de prendre une décision effective, le roi – tout le pays le sait – ne compte même pas comme souverain ; seule l’influence de la reine est toute-puissante. Marie-Antoinette avait donc le choix : ou s’occuper courageusement, sérieusement et avec énergie des affaires de l’État, comme sa mère, ou s’en détourner tout à fait. En vain le parti autrichien essaie-t-il sans cesse de l’amener à la politique : pour gouverner ou cogouverner, il faudrait lire régulièrement des documents, deux ou trois heures par jour, et la reine n’aime pas la lecture ; il faudrait prêter l’oreille aux exposés des ministres et réfléchir, et Marie-Antoinette n’aime pas la réflexion. Écouter seulement représente déjà un gros effort pour son esprit frivole.
« Elle écoute à peine ce qu’on lui dit, écrit à Vienne l’ambassadeur Mercy, il n’y a presque plus moyen de traiter d’aucun objet important ou sérieux. La soif des plaisirs a sur elle un pouvoir mystérieux. »
Dans les circonstances les plus favorables, quand, au nom de sa mère ou de son frère, l’ambassadeur la presse par trop vivement, elle répond : « Dites-moi ce que je dois faire, et je vous promets que je le ferai. » Et elle se rend en effet chez le roi. Mais le lendemain son inconstance lui a fait tout oublier, et son intervention ne dépasse pas « certaines impulsions impatientes » ; finalement, Kaunitz, à la cour de Vienne, prend le parti de s’y résigner :
« Ne comptons jamais sur elle, et en rien. Contentons-nous de tirer d’elle, comme d’un mauvais payeur ce qu’on en peut tirer. Pensons qu’aux autres cours, mande-t-il à Mercy, en guise de consolation, les femmes ne se mêlent point non plus de la politique. »
Hélas ! si seulement elle renonçait tout à fait au gouvernail de l’État ! Au moins serait-elle alors sans faute et sans reproche. Mais poussée par la coterie des Polignac elle intervient sans cesse, dès qu’il s’agit de nommer un ministre, d’occuper une place ; elle fait ce qu’il y a de plus dangereux en politique, elle parle sans connaître le moins du monde le sujet, agit en dilettante, décide à la légère des questions les plus importantes, gaspille exclusivement en faveur de ses protégés le pouvoir formidable qu’elle a sur le roi.
« Quand il s’agit d’objets sérieux, dit Mercy en se lamentant, elle devient timide, incertaine dans ses démarches, mais quand elle est obsédée par sa société perfide et intrigante, en reconnaissant, avouant même les inconvénients de ce que l’on exige, elle n’est pas moins entreprenante ! et active à le remplir…
… Rien ne lui a valu plus de haine, remarque le ministre de Saint-Priest, que ces interventions par à-coups, ces promotions injustifiées. »
Aux yeux du peuple, c’est la reine qui dirige les affaires, et comme les généraux, ministres et ambassadeurs nommés par elle se révèlent incapables, que le système de cette autocratie arbitraire a prouvé son impuissance et que la France, avec une rapidité foudroyante, va au-devant de la banqueroute, toute la responsabilité retombe sur Marie-Antoinette, qui n’en a nullement conscience (mon Dieu ! elle a simplement aidé quelques gens charmants à obtenir de bonnes situations). Tous les éléments qui en France réclament le progrès, des réformes, la justice et l’effort créateur, murmurent, critiquent et menacent cette insouciante dissipatrice, la châtelaine éternellement frivole de Trianon, qui sacrifie follement et absurdement l’amour et le bien-être de vingt millions d’hommes à une orgueilleuse coterie de vingt dames et gentilshommes.
Ce grand mécontentement de tous ceux qui demandent un système nouveau, un régime meilleur, un partage plus raisonnable des responsabilités, manque pendant longtemps de centre de ralliement. Il finit par se cristalliser dans un palais, chez un adversaire acharné, de sang royal ; et de même que la réaction se rassemble chez Mesdames, à Bellevue, la révolution, elle, se groupe au Palais-Royal, chez le duc d’Orléans : c’est une offensive sur deux fronts opposés qui est déclenchée contre Marie-Antoinette. D’une nature plus portée à la jouissance qu’à l’ambition, coureur de femmes, joueur, viveur, élégant, inintelligent et, au fond, pas méchant, cet aristocrate souffre de la faiblesse propre aux natures qui ne sont pas créatrices : il est orgueilleux, mais d’une façon purement extérieure. Cet orgueil, Marie-Antoinette l’a blessé en raillant les exploits militaires de son cousin et en empêchant qu’il soit nommé grand amiral de France. Le duc d’Orléans, on ne peut plus offensé, relève le gant ; en sa qualité de descendant d’une branche tout aussi ancienne que la maison régnante, de plus homme indépendant et puissamment riche, il ne craint pas, au Parlement, de faire effrontément opposition au roi et de traiter ouvertement la reine en ennemie. Les mécontents ont donc enfin trouvé en lui le chef rêvé. Ceux qui veulent se dresser contre les Habsbourgs et la branche régnante des Bourbons, ceux qui considèrent le pouvoir absolu comme quelque chose de périmé et de blessant, ceux qui exigent un régime raisonnable et démocratique en France, se placent désormais sous la protection du duc d’Orléans. Au Palais-Royal, qui représente en fait le premier club de la Révolution, bien que sous l’égide d’un prince, se réunissent tous les réformateurs : libéraux, constitutionnels, voltairiens, philanthropes et francs-maçons ; à ceux-ci viennent se joindre les insatisfaits, les endettés, les aristocrates relégués à l’arrière-plan, les bourgeois cultivés qui n’obtiennent pas d’emploi, les avocats sans clients, les démagogues et les journalistes, toutes ces forces effervescentes et débordantes de vie qui plus tard formeront les troupes d’assaut de la Révolution. C’est ainsi que sous la conduite d’un chef faible et vaniteux se forme la plus puissante des armées spirituelles, grâce à laquelle la France conquerra la liberté. Le signal de l’attaque n’est pas encore donné. Mais chacun connaît le but et le mot d’ordre : contre le roi ! et avant tout : contre la reine !
Entre ces deux groupes d’adversaires révolutionnaires et réactionnaires se dresse, isolé, l’ennemi peut-être le plus dangereux et le plus funeste de la reine, le propre frère de son mari, Monsieur, Stanislas-Xavier, comte de Provence, futur Louis XVIII. Sournois et ténébreux, intrigant et prudent, il n’adhère à aucun de ces groupes pour ne pas se compromettre prématurément et oscille à droite et à gauche jusqu’à ce que le destin lui révèle son heure. Il voit sans déplaisir les difficultés croissantes du régime, mais se garde de toute critique publique ; telle une taupe noire et silencieuse il creuse ses galeries souterraines et attend que la position de son frère soit suffisamment ébranlée. Car c’est seulement quand Louis XVI et Louis XVII auront disparu que Stanislas-Xavier, comte de Provence, pourra devenir roi, prendre le titre de Louis XVIII – ambition qu’il nourrit secrètement depuis l’enfance. Une fois déjà il s’était abandonné à l’espoir justifié de devenir régent et successeur légitime de son frère : les sept années tragiques, pendant lesquelles l’union de Louis XVI était restée stérile, avaient été pour ses désirs ambitieux sept années grasses. Mais ensuite un coup terrible est porté à ses espoirs d’héritier. Lorsque Marie-Antoinette accouche d’une fille, Monsieur, dans une lettre au roi de Suède, laisse échapper cet aveu douloureux :
« J’y ai été sensible, je ne m’en cache pas… Je me suis rendu maître de moi à l’extérieur fort vite, et j’ai toujours tenu la même conduite qu’avant, sans témoigner de joie, ce qui aurait passé pour fausseté… et qui l’aurait été… L’intérieur a été plus difficile à vaincre : il se soulève encore quelquefois… mais… je le tiens du moins en respect, si je ne puis le soumettre entièrement… »
La naissance du dauphin brise ses derniers rêves de succession au trône ; désormais la route droite est barrée et il doit suivre les voies détournées et hypocrites, qui, en fin de compte – mais seulement, il est vrai, trente années plus tard – le conduiront au but. L’opposition du comte de Provence n’est pas faite, comme celle du duc d’Orléans, d’une haine franche, mais d’une envie cachée, tel un feu qui couve sous la cendre ; aussi longtemps que Marie-Antoinette et Louis XVI gardent le pouvoir sans subir d’attaques, ce prétendant secret reste réservé et silencieux, s’abstient d’énoncer publiquement la moindre prétention ; ce n’est qu’avec la Révolution que commencent ses allées et venues suspectes, ses conférences singulières au palais du Luxembourg. Et à peine a-t-il réussi à passer la frontière qu’il contribue vaillamment, par ses proclamations provocatrices, à creuser la tombe de son frère, de sa belle-sœur, de son neveu, dans l’espoir – effectivement réalisé – de trouver dans leur cercueil la couronne rêvée.
Le comte de Provence a-t-il fait plus encore ? Son rôle fut-il, comme tant de gens l’affirment, bien plus méphistophélique ? Son ambition de prétendant est-elle allée si loin qu’il ait lui-même fait imprimer et répandre des brochures attentant à l’honneur de sa belle-sœur ? A-t-il vraiment, par un vol de documents, rejeté dans un obscur destin Louis XVII, ce malheureux enfant, secrètement sauvé du Temple ? Son attitude, sous maints rapports, laisse le champ libre aux plus terribles suspicions. Immédiatement après son avènement au trône, Louis XVIII n’a-t-il pas racheté à prix d’or, ne s’est-il pas fait remettre par la force, n’a-t-il point ordonné de détruire de nombreuses lettres écrites jadis par le comte de Provence ? Et le fait qu’il n’a pas osé faire enterrer l’enfant mort au Temple comme étant le dauphin ne prouve-t-il pas que Louis XVIII lui-même ne croyait pas à la mort de Louis XVII, mais à la substitution d’un enfant étranger ? Cet homme opiniâtre et ténébreux a su se taire et se bien cacher ; aujourd’hui les voies souterraines qui l’ont conduit au trône de France sont depuis longtemps comblées. Mais on sait une chose : parmi ses adversaires même les plus acharnés, Marie-Antoinette n’avait pas d’ennemi plus dangereux que cet individu insidieux et impénétrable.
Au bout de dix années de pouvoir absolument gaspillées Marie-Antoinette est déjà cernée de toutes parts ; dès 1785 la haine a atteint son maximum. Tous les groupes hostiles à la reine – presque toute l’aristocratie et la moitié de la bourgeoisie – occupent leurs positions et n’attendent que le signal de l’attaque. Mais l’autorité du pouvoir héréditaire reste considérable et aucun plan précis n’est encore arrêté. Ce n’est qu’un murmure, un bourdonnement qui traverse Versailles, le frémissement, le sifflement de flèches acérées ; la pointe de chacune d’elles, d’ailleurs, porte une goutte d’un poison digne de l’Arétin, et toutes, ménageant le roi, visent la reine. De petites feuilles imprimées ou manuscrites, vivement dissimulées à l’approche des étrangers, y passent de main en main. Dans les librairies du Palais-Royal, de très grands seigneurs portant la croix de Saint-Louis et des souliers à boucles de diamants se font conduire dans l’arrière-boutique par le vendeur ; là, ce dernier, après avoir sérieusement verrouillé la porte, tire de quelque cachette poussiéreuse, entre de vieux bouquins, le nouveau pamphlet contre la reine, soi-disant importé secrètement de Londres ou d’Amsterdam ; en réalité, l’impression en est singulièrement fraîche, presque humide, et peut-être même l’a-t-on imprimé au Palais-Royal, dans la maison du duc d’Orléans ou au Luxembourg. Sans hésiter les clients distingués payent souvent plus d’écus pour ces brochures qu’elles ne comptent de pages ; il n’y en a parfois que dix ou vingt, mais en revanche elles sont abondamment ornées de gravures lascives et assaisonnées de plaisanteries malignes. Une succulente pasquinade de ce genre est le présent le plus apprécié que l’on puisse offrir à une amante aristocrate, à une de celles à qui Marie-Antoinette ne fit pas l’honneur d’une invitation à Trianon ; un cadeau aussi perfide les réjouit plus qu’une bague précieuse ou un éventail. Rimés par des versificateurs obscurs, imprimés par des inconnus, propagés par des mains insaisissables, ces écrits calomnieux voltigent comme des chauves-souris à travers la grille de Versailles, dans les boudoirs des dames et dans les châteaux de province ; mais quand le lieutenant de police veut leur faire la chasse, il se sent soudain arrêté par des forces invisibles. Ces feuillets se glissent partout : la reine en trouve à table sous sa serviette ; le roi sur son bureau parmi les documents ; dans la loge de Marie-Antoinette, devant son fauteuil, une épigramme haineuse est épinglée sur le velours, et la nuit, quand elle s’accoude à sa fenêtre, elle entend la chanson gouailleuse, depuis longtemps dans toutes les bouches, qui commence par ces mots :
« Chacun se demande tout bas :
Le Roi peut-il ? Ne peut-il pas ?
La triste Reine en désespère… »
et qui, après toutes sortes de détails érotiques, finit par une menace :
« Petite Reine de vingt ans
Qui traitez aussi mal les gens,
Vous repasserez en Bavière. »
Ces pamphlets et « polissonneries » de la première époque sont encore, à vrai dire, bien réservés, malveillants plus que malfaisants, en comparaison de ceux qui suivent. Les flèches ne sont pas encore trempées dans du véritable poison, mais simplement frottées de potasse ; elles sont destinées à piquer plutôt qu’à tuer. Mais à partir du moment où la reine est enceinte et où cet événement inattendu mécontente profondément à la cour les différents prétendants, le ton des pamphlets se fait plus violent. Maintenant que ce n’est plus vrai, on raille avec intention et sans retenue l’impuissance du roi, et on accuse la reine d’adultère, afin de représenter leurs descendants éventuels comme des bâtards. C’est surtout au lendemain de la naissance du dauphin que, du fond d’abris protégés et dissimulés, on tire à « boulets rouges » sur Marie-Antoinette. Ses amies, Mmes de Lamballe et de Polignac, sont clouées au pilori comme maîtresses dans l’art des pratiques lesbiennes, Marie-Antoinette comme érotomane perverse et inassouvissable, le roi comme pauvre cornard, le dauphin comme bâtard ; témoin le quatrain qui vole alors joyeusement de bouche en bouche :
« Louis, si tu veux voir
Bâtard, cocu, putain,
Regarde ton miroir,
La Reine et le Dauphin. »
En 1785 le concert des calomnies bat son plein, le thème est fourni, la cadence est donnée. La Révolution n’a qu’à crier dans les rues ce qu’on a inventé et rimé dans les salons pour traîner Marie-Antoinette devant le tribunal. Les mots d’ordre de l’accusation, c’est la cour qui les lui a soufflés. Et le couperet qui s’abat sur la nuque de la reine a été glissé dans la rude poigne du bourreau par de fines mains baguées d’aristocrates haineux.
Qui rédige ces écrits meurtriers pour la réputation de la reine ? C’est, en somme, une question secondaire, car la plupart du temps les poétereaux qui versifient ces couplets le font sans intention et sans se rendre compte de leur portée. Ils travaillent à des fins qui leur sont étrangères, pour de l’argent dont ils ne connaissent pas la provenance. Au temps de la Renaissance, quand de grands seigneurs voulaient se débarrasser d’un gêneur, ils commandaient un poison ou achetaient un poignard pour un sac d’or. Le XVIIIe siècle, devenu philanthrope, se sert de méthodes plus raffinées. On ne loue plus de poignards, mais une plume, contre ses adversaires politiques ; on n’assassine plus ses ennemis mais on les tue moralement, par le ridicule. Heureusement, d’ailleurs, on peut en 1780 acheter comptant même les meilleures plumes. Beaumarchais auteur de comédies immortelles, Brissot, le futur tribun, Mirabeau, le génie de la liberté, Choderlos de Laclos, tous ces grands hommes relégués à l’arrière-plan peuvent être achetés à vil prix. Et derrière ces pamphlétaires de génie des centaines d’autres se pressent, grossiers et ordinaires, aux ongles sales et au ventre vide, toujours prêts à écrire ce qu’on exige d’eux, miel ou poison, épithalame ou invective, hymne ou pamphlet, long ou court, mordant ou aimable, politique ou neutre. Si, en outre, on a de l’audace et de l’adresse, ces petites affaires peuvent vous rapporter deux ou trois fois plus. En premier lieu on se fait payer par le client inconnu le libelle contre la Pompadour, la du Barry ou, maintenant, contre Marie-Antoinette ; on dénonce ensuite secrètement à la cour l’écrit honteux qui se trouve à Londres ou à Amsterdam prêt à être imprimé, et pour aider à étouffer la publication on reçoit de l’argent du banquier de la cour ou du lieutenant de police. Et enfin, trois fois malin celui qui – tel Beaumarchais – y gagne encore en gardant par-devers lui, malgré serment et parole d’honneur, un ou deux exemplaires de l’édition soi-disant complètement supprimée, qu’il menace d’imprimer de nouveau, avec ou sans modifications – joyeuse plaisanterie qui, à Vienne, auprès de Marie-Thérèse, rapporte à son génial inventeur quatorze jours de prison, mais en revanche, à la cour timorée de Versailles, lui vaut tout d’abord mille louis d’or de dédommagement et plus tard soixante-dix mille livres encore. La nouvelle ne tarde pas à se répandre parmi les barbouilleurs que les pamphlets contre Marie-Antoinette représentent pour le moment une affaire lucrative et par surcroît peu dangereuse ; la mode néfaste s’en répand très vite. La haine et la cupidité se mettent courageusement et consciencieusement à commander et à propager ces écrits. Leurs efforts réunis atteindront bientôt le but désiré : faire détester Marie-Antoinette, la femme et la reine, dans toute la France.
Marie-Antoinette sent nettement derrière elle toutes ces cabales, elle connaît les libelles et en devine les instigateurs. Mais sa désinvolture, son orgueil habsbourgeois, inné et rebelle à toute leçon, tient pour plus courageux de mépriser le danger que d’y parer avec prudence ou intelligence. Elle dédaigne ces éclaboussures.
« Nous sommes dans une épidémie de chansons satiriques, écrit-elle d’une main insouciante à sa mère, on en a fait sur toutes les personnes de la cour, hommes et femmes, et la légèreté française s’est même étendue sur le roi. Pour moi, je n’ai pas été épargnée. »
Là se borne apparemment sa colère, son irritation. Que lui importe si de sales mouches viennent se poser sur sa robe ! Cuirassée dans sa dignité royale, elle croit, d’ailleurs, que ces flèches de papier ne peuvent pas lui faire de mal. Elle ne songe pas qu’une seule goutte de ce diabolique poison qu’est la calomnie, une fois entrée dans le sang de l’opinion publique, est capable de provoquer une fièvre devant laquelle plus tard les médecins les plus savants resteront impuissants. Légère et souriante, Marie-Antoinette passe à côté du danger. Les mots ne sont pour elle que paille au vent. Pour l’alerter, il faut une tempête.