La première quinzaine d’août de l’année 1785 trouve la reine extrêmement occupée. Ce n’est pas que Marie-Antoinette soit absorbée par la situation politique, devenue particulièrement difficile, ou la révolte des Pays-Bas, qui met à une rude épreuve l’alliance franco-autrichienne. Non ; son petit théâtre rococo à Trianon est toujours à ses yeux plus important que la scène dramatique du monde, et c’est à une nouvelle première qu’elle voue pour le moment toute son impétueuse activité. On est impatient de jouer au théâtre du château le Barbier de Séville, la comédie de M. de Beaumarchais, et quelle distribution de choix vient purifier ces rôles profanes ! Le comte d’Artois en personne représentera Figaro, Vaudreuil le comte et la reine la joyeuse Rosine.
M. de Beaumarchais ? Ne serait-ce pas ce Caron, bien connu de la police, qui, il y a dix ans, avait soi-disant découvert, mais en réalité écrit lui-même cet infâme pamphlet : « Avis important à la branche espagnole sur ses droits à la couronne de France », pamphlet clamant au monde l’impuissance de Louis XVI, et qu’il était allé remettre à Marie-Thérèse exaspérée ? Celui-là que l’impératrice avait traité de fripon, et Louis XVI de fou et de « mauvais sujet » ? Ce monsieur Caron qui avait été arrêté à Vienne, par ordre impérial, pour escroquerie, qui avait reçu à Paris, à la prison de Saint-Lazare, la bastonnade alors en usage ? Parfaitement, c’est lui-même ! Dès qu’il s’agit de son plaisir Marie-Antoinette a la mémoire excessivement courte, et Kaunitz, à Vienne, n’exagère pas en disant que ses folies ne faisaient que « croître et embellir ». Car non seulement l’actif et génial aventurier qu’est Caron s’est moqué d’elle et a révolté sa mère, mais en outre son nom est lié au plus terrible discrédit qui ait été jeté sur l’autorité royale. L’histoire de la littérature et l’histoire générale aussi se souviennent encore, cent cinquante ans après, de cette lamentable défaite d’un roi par un homme de lettres ; seule l’épouse au bout de quatre ans l’a déjà complètement oubliée. En 1781, la censure, judicieuse, avait flairé que la nouvelle pièce de cet auteur, le Mariage de Figaro, sentait dangereusement la poudre et que, l’ardeur capricieuse d’un public de théâtre disposé au scandale venant à l’enflammer, elle pourrait faire sauter tout l’ancien régime ; unanimement, le conseil des ministres en défendit donc la représentation. Mais Beaumarchais, d’une activité incroyable quand il s’agit de gloire et surtout d’argent, trouve mille moyens de revenir sans cesse avec sa pièce ; finalement il obtient qu’elle soit lue au roi dont la décision sera définitive. Si lourd que soit ce brave homme, il n’est cependant pas assez borné pour méconnaître ce que le Mariage de Figaro a de séditieux. « Cet homme se joue de toutes les choses qu’il faut respecter dans un gouvernement », grogne Louis XVI maussade. « La pièce ne sera donc pas jouée ? » demande la reine, déçue, car une première éclatante lui importe plus que le bien de l’État. « Non, certainement », répond Louis XVI.
Voilà donc la pièce jugée ; le roi très chrétien, souverain absolu de France, ne désire pas voir représenter le Mariage de Figaro dans son théâtre : il n’y a pas à transiger là-dessus. L’affaire, pour le roi, est réglée. Elle ne l’est pas du tout pour Beaumarchais. Celui-ci ne pense nullement à s’incliner, il sait trop que le roi n’a de pouvoir que sur les monnaies et les papiers officiels et qu’en réalité c’est la reine qui règne sur le roi, et qu’à son tour elle obéit aux Polignac. Adressons-nous à cette suprême instance, se dit-il. Beaumarchais s’empresse de lire sa pièce – que l’interdiction a mise à la mode – dans tous les salons ; et, avec ce goût du suicide qui caractérise si bien la société dégénérée de l’époque, toute la noblesse approuve avec enthousiasme cette comédie, d’abord parce qu’on l’y raille, ensuite parce que Louis XVI l’a trouvée inconvenante ; Vaudreuil, l’amant de Mme de Polignac, pousse l’audace jusqu’à la faire jouer dans le théâtre de sa maison de campagne ; mais ce n’est pas assez : il faut que le roi ait officiellement tort, et Beaumarchais officiellement raison, il faut que la pièce soit donnée dans la maison même du roi qui l’a défendu et justement parce qu’il l’a défendu. Secrètement, mais vraisemblablement à la connaissance de la reine, qui préfère un sourire de sa Polignac à l’estime de son époux, les acteurs reçoivent l’ordre d’étudier leur rôle ; déjà les billets sont distribués, déjà les voitures se pressent devant la porte du théâtre, lorsque le roi, au dernier moment, pense à sa dignité menacée. Il a défendu de jouer la pièce, il y va maintenant de son autorité. Une heure avant le lever du rideau Louis XVI interdit la représentation par une lettre de cachet. On éteint les lumières, les équipages rentrent chez eux.
L’affaire derechef paraît liquidée. Mais l’impudente coterie de la reine prend plaisir à prouver que sa force est plus grande que celle d’une tête couronnée sans énergie. Le comte d’Artois et Marie-Antoinette sont délégués pour aller insister auprès du roi ; comme toujours cet homme sans volonté cède aux désirs de sa femme ; pour couvrir sa faiblesse il demande qu’on change les passages les plus osés, ceux qu’en réalité tout le monde connaît depuis longtemps par cœur. La représentation du Mariage de Figaro au Théâtre Français est fixée au 27 avril 1784, Beaumarchais a triomphé de Louis XVI. Le fait que le roi a voulu interdire la pièce et prédit son échec donne à la soirée, aux yeux des gentilshommes frondeurs, un caractère sensationnel. L’affluence est si grande que les barres de fer de l’entrée sont brisées et les portes enfoncées ; la vieille société accueille avec des applaudissements frénétiques cette pièce, qui, moralement, lui porte le coup de grâce, et ces applaudissements sont, elle ne s’en doute pas, le premier geste public de la révolte, le premier éclair de la Révolution.
Vu la situation, un minimum de mesure, de tact, de raison, devrait commander à Marie-Antoinette de se tenir à l’écart d’une comédie de ce M. de Beaumarchais. Quant à lui, il ne devrait pas pouvoir se vanter, après avoir attaqué l’honneur de la reine et ridiculisé le roi devant tout Paris, de voir le rôle d’un de ses personnages tenu par la fille de Marie-Thérèse, l’épouse de Louis XVI, qui tous deux l’ont fait emprisonner pour friponnerie. Mais – c’est là un critérium pour cette reine mondaine – depuis sa victoire sur le roi M. de Beaumarchais est à la mode à Paris, et la reine obéit à la mode. Qu’importent l’honneur et les convenances, on ne fait que jouer la comédie, après tout. Et puis quel rôle charmant que celui de cette malicieuse jeune fille ! Qu’en dit-on, au juste, dans le texte ?
Figurez-vous la plus jolie petite mignonne, douce, tendre, accorte et fraîche, agaçant l’appétit ; pied furtif, taille droite, élancée, bras dodus, bouche rosée, et des mains ! des joues ! des dents ! des yeux !…
Peut-il être permis à une autre que la reine de France et de Navarre – quelles mains seraient plus blanches, quels bras plus dodus que les siens ? – de jouer ce rôle charmant ? Donc, au diable les considérations et les égards ! Qu’on fasse venir l’excellent Dazincourt de la Comédie Française pour qu’il apprenne le maintien et la grâce à ces nobles amateurs, et qu’on commande chez Mlle Bertin les plus jolies robes. Il faut absolument s’amuser et ne pas penser éternellement aux animosités de la cour, aux méchancetés des chers parents, aux stupides ennuis de la politique. Cette comédie retient à présent Marie-Antoinette, tous les jours, dans son ravissant petit théâtre blanc et or, sans qu’elle se doute que déjà le rideau se lève sur une autre comédie dans laquelle, sans le savoir et sans le vouloir, elle est appelée à jouer le rôle principal.
Les répétitions du Barbier de Séville touchent à leur fin. Marie-Antoinette est toujours très occupée et très inquiète. Paraîtra-t-elle vraiment assez jeune, sera-t-elle assez jolie dans le rôle de Rosine ? le parterre, composé d’amis exigeants et gâtés, ne lui reprochera-t-il pas de manquer de vivacité et de naturel, d’être plus dilettante qu’actrice ? Vraiment, elle se fait des soucis, étranges soucis pour une reine ! Et pourquoi Mme Campan, avec qui elle doit répéter, tarde-t-elle tant aujourd’hui ? Enfin, enfin, la voici. Mais que se passe-t-il ? Elle paraît si étrange et si agitée. Le bijoutier de la cour, Bœhmer, est arrivé chez elle hier tout bouleversé, finit-elle par balbutier, pour solliciter une audience immédiate de la reine. Ce juif saxon lui a raconté une histoire des plus bizarres et des plus embrouillées ; la reine aurait fait acheter secrètement chez lui il y a quelques mois un précieux collier de diamants, et à ce moment-là on aurait décidé le paiement par échéances. Mais la date du premier versement serait passée depuis longtemps et pas un écu n’aurait été payé. Ses créanciers le pressaient, il avait besoin de son argent tout de suite.
Comment ? quoi ? quels diamants ? quel collier ? quelle est cette histoire d’argent et d’échéances ? La reine ne comprend pas tout d’abord. S’agit-il du merveilleux collier, composé avec tant de goût, par les deux joailliers Bœhmer et Bassenge ? Si c’est de celui-là, elle le connaît bien entendu. Ils le lui ont offert à plusieurs reprises déjà pour un million six cent mille livres ; elle aurait bien voulu avoir cette merveille, évidemment, mais les ministres parlent toujours de déficit et ne veulent pas donner d’argent. Comment ces charlatans peuvent-ils prétendre qu’elle l’a acheté, payable par échéances encore ! et secrètement, et qu’elle leur doit de l’argent pour cela ? Sûrement il y a là une étrange méprise. Mais au fait n’est-il pas arrivé, il y a environ une semaine, une lettre singulière de ces bijoutiers – elle s’en souvient maintenant – par laquelle ils la remerciaient de quelque chose et où ils parlaient d’un joyau précieux ? Où est cette lettre ? C’est vrai, elle l’a brûlée. Elle n’a pas l’habitude de lire les lettres à fond, et elle a détruit tout de suite ce respectueux et incompréhensible bavardage. Mais que lui veut-on au juste ? Marie-Antoinette fait écrire incontinent un mot à Bœhmer par son secrétaire et le mande, non pour le lendemain, mais pour le 9 août ; mon Dieu ! l’affaire de cet imbécile n’est vraiment pas pressée et l’on a besoin de toute sa tête pour les répétitions du Barbier de Séville.
Le joaillier Bœhmer arrive le 9 août, pâle et agité ; l’histoire qu’il raconte est tout à fait obscure. La reine tout d’abord croit avoir affaire à un fou. Une comtesse de Valois, amie intime de la reine – « Comment ? mon amie ? Mais je n’ai jamais reçu une dame de ce nom ! » – aurait examiné le bijou chez lui et déclaré que la reine désirait l’acheter en secret. Et son Éminence Monseigneur le cardinal de Rohan – « Quoi, cet horrible homme avec lequel je n’ai jamais échangé une parole ? » – en aurait pris livraison au nom de sa Majesté.
Si absurde que paraisse ce récit, il doit y avoir quelque chose de vrai dans l’affaire, car ce pauvre homme en a le front mouillé et il tremble de la tête aux pieds. La reine aussi frémit de colère à l’idée que des filous ont abusé honteusement de son nom. Elle ordonne au joaillier de lui fournir, par écrit et sans retard, un exposé de l’affaire dans tous ses détails. Le 12 août, elle reçoit ce document fantastique, que les archives conservent encore aujourd’hui. Marie-Antoinette croit rêver, elle lit, et à mesure qu’elle lit son indignation et sa colère grandissent, pareille escroquerie est sans précédent. Il faut sévir d’une façon exemplaire. Elle n’avertit pour l’instant aucun ministre, ne prend conseil d’aucun de ses amis ; elle confie au roi seul, le 14 août, toute l’affaire et lui demande de défendre son honneur.
Marie-Antoinette saura plus tard qu’elle aurait mieux fait d’examiner soigneusement une affaire aussi compliquée et aussi embrouillée. Mais cette nature impatiente et impérieuse n’a jamais été capable de réfléchir sérieusement, ni de peser avec prudence le pour et le contre de ses actes, surtout lorsque son orgueil impulsif, trait dominant de son caractère, est en jeu.
Dans son emportement, la reine ne lit et ne voit dans ce mémoire qu’un seul et même nom, celui du cardinal Louis de Rohan, que depuis des années elle déteste passionnément, de toute la violence de ses sentiments excessifs et qu’inconsidérément elle croit capable de n’importe quel manque de scrupules, de toutes les infamies. En vérité ce prêtre gentilhomme et mondain ne lui a jamais fait aucun mal, c’est même lui qui, lors de son entrée en France, lui a souhaité une bienvenue des plus dithyrambiques à la porte de la cathédrale de Strasbourg. Il a baptisé ses enfants et recherché toutes les occasions de se rapprocher d’elle amicalement. Au fond même, il n’existe entre leurs deux natures aucun antagonisme ; au contraire, ce cardinal de Rohan est le véritable pendant masculin de Marie-Antoinette ; comme elle il est frivole, superficiel, dépensier, et il se montre aussi négligent quant à ses devoirs religieux qu’elle l’est à l’égard de ses devoirs royaux ; c’est un prêtre mondain comme elle est une reine mondaine, un évêque du rococo comme elle est une reine du rococo. Il eût été parfait à Trianon avec ses manières soignées, sa nonchalance, sa prodigalité infinie, et sans doute se seraient-ils merveilleusement compris, le beau, le léger, l’agréable, le frivole cardinal et la jolie reine, joueuse, coquette et heureuse de vivre. Seul un hasard a fait de ces deux êtres des adversaires. Mais que de fois ceux qui au fond se ressemblent le plus sont les ennemis les plus acharnés !
C’est Marie-Thérèse en vérité qui a divisé Rohan et Marie-Antoinette ; sa haine, la reine l’a héritée de sa mère, elle lui a été inspirée, transmise. Avant d’être évêque de Strasbourg, Louis de Rohan avait été ambassadeur à Vienne : là il avait tout fait pour s’attirer la grande colère de la vieille impératrice. Elle attendait un diplomate et se trouva en face d’un bavard prétentieux. Cependant Marie-Thérèse aurait volontiers pris son parti de l’infériorité intellectuelle de Louis de Rohan, car l’inintelligence d’un ambassadeur étranger ne pouvait qu’augmenter les chances de succès de la politique qu’elle poursuivait. Elle lui aurait encore pardonné son faste, quoiqu’elle eût été très fâchée de voir ce faux serviteur du Christ arriver à Vienne avec deux somptueux carrosses, dont chacun avait coûté quarante mille écus, et toute une suite vêtue de soie verte, dans un étalage de luxe qui éclipsait insolemment la cour impériale. Mais il y a deux points sur lesquels l’impératrice se refuse à transiger ou plaisanter : la religion et les mœurs. La vue d’un serviteur de Dieu, entouré d’une cour d’admiratrices, quittant le vêtement sacerdotal pour un costume de chasseur, abattant en un seul jour cent trente pièces de gibier, soulève chez cette femme dévote une indignation qui atteint jusqu’à la fureur, dès qu’elle s’aperçoit que cette conduite frivole, loin de révolter les gens, rencontre une approbation générale à Vienne, « Sa » Vienne, la ville des Jésuites et des commissions des mœurs. Toute la noblesse, à qui l’économie et l’austérité de la cour de Schœnbrunn imposaient des réserves, respire dans la société de ce viveur prodigue et élégant ; les femmes surtout, à qui les mœurs sévères de la veuve dévote rendent la vie dure, se pressent aux joyeux soupers de l’ambassadeur.
« Nos femmes, avouera Marie-Thérèse mécontente, jeunes et vieilles, belles et laides, ne sont pas moins ensorcelées de ce mauvais original d’extravagances et étourderies. Il paraît se plaire beaucoup ici, car il assure de vouloir y rester, même après la mort de son oncle. »
Mais il y a pis encore : l’impératrice, blessée, verra même Kaunitz, son fidèle homme de confiance, appeler Rohan son cher ami, et son propre fils Joseph, qui prend toujours plaisir à dire « oui » quand sa mère dit « non », se lier d’amitié avec l’évêque gentilhomme ; elle verra cet élégant seigneur séduire sa famille, la cour et la ville, et les convertir à une vie plus légère. Mais Marie-Thérèse ne veut pas que sa Vienne, catholique et austère, devienne un frivole Versailles, elle ne veut pas que dans sa noblesse se répandent l’adultère et le concubinage : cette peste ne se fixera pas dans sa capitale, et c’est pourquoi il faut que Rohan s’en aille. Elle écrit à Marie-Antoinette lettre sur lettre, afin qu’elle fasse tout pour éloigner ce « méprisable individu », cet « esprit incorrigible », ce « volume farci de bien mauvais propos », ce « mauvais sujet », ce « vrai panier percé » (on voit à quels écarts de langage la colère entraîne cette femme si réfléchie). Elle soupire, elle crie même désespérément qu’on veuille enfin la « délivrer » de ce messager de l’antéchrist. Et à peine Marie-Antoinette est-elle reine, qu’elle obtient en effet, docile aux ordres de sa mère, le rappel de Louis de Rohan.
Mais quand un Rohan tombe, c’est pour s’élever. En compensation de l’ambassade perdue, il est nommé évêque et peu après grand aumônier. C’est le plus haut dignitaire ecclésiastique de la cour, c’est par son intermédiaire que sont distribués tous les dons charitables du roi. Ses revenus sont immenses ; car il est non seulement évêque de Strasbourg, mais encore landgrave d’Alsace, prieur de la très lucrative abbaye de Saint-Vaast, surintendant de l’hôpital royal, proviseur à la Sorbonne et au surplus – on ne sait pourquoi – membre de l’Académie Française. Pourtant si élevés que soient ses revenus, ses dépenses leur sont toujours supérieures, car, débonnaire, insouciant et prodigue, Rohan sème l’argent à pleines mains. Il consacre des millions à la reconstruction du palais des évêques à Strasbourg, il donne les fêtes les plus somptueuses, il ne lésine pas avec les femmes ; mais de toutes ses fantaisies il en est une, M. de Cagliostro, qui lui coûte plus que sept maîtresses. Ce n’est bientôt plus un secret pour personne que les finances de l’évêque sont dans un triste état, et l’on rencontre plus souvent ce serviteur du Christ chez des usuriers juifs qu’à l’église, de même qu’on le trouve plus fréquemment dans la société des femmes que dans celle de savants théologiens. Le Parlement vient justement de s’occuper des dettes de l’hôpital administré par Rohan : y a-t-il de quoi s’étonner si la reine à première vue croit que ce léger personnage a inventé toute l’histoire pour se procurer du crédit sur son nom ?
« Le cardinal, écrit-elle à son frère dans le premier mouvement de la colère, a pris mon nom comme un vulgaire et maladroit faux monnoyeur. Il est probable que, pressé par un besoin d’argent, il a cru pouvoir payer les bijoutiers à l’époque qu’il avait marquée, sans que rien ne fût découvert. »
On comprend son erreur, on comprend l’exaspération qui l’empêche de pardonner à cet homme. Pendant quinze ans, depuis sa première rencontre avec Louis de Rohan devant la cathédrale de Strasbourg, Marie-Antoinette, fidèle aux ordres de sa mère, ne lui a pas adressé une seule fois la parole, elle l’a même brusqué ouvertement devant toute la cour. Elle ne peut donc s’empêcher de considérer comme un acte de vengeance infâme le fait que cet homme a mêlé son nom à une affaire d’escroquerie ; ce défi à son honneur lui semble plus impudent et plus perfide que tous ceux qu’elle a subis de la part de la haute noblesse française. Et avec un accent passionné, les larmes aux yeux, elle exige du roi que cet escroc – c’est ainsi qu’elle appelle Rohan, celui qu’on a trompé – soit puni publiquement, d’une façon exemplaire, sans pitié.
Le roi, désarmé devant les exigences d’une femme qui ne pèse jamais pourtant les conséquences de ses actes et de ses désirs, ne réfléchit pas plus loin. Sans vérifier l’accusation, sans demander de documents et sans interroger le joaillier ou le cardinal, il se met, docile comme un esclave, au service d’une colère féminine inconsidérée. Le 15 août, il cause la stupeur du conseil des ministres lorsqu’il manifeste l’intention de faire arrêter immédiatement le cardinal. Le cardinal ? Le cardinal de Rohan ? Les ministres s’étonnent, s’effraient, se regardent ahuris. L’un d’eux, au bout d’un moment, se risque prudemment à demander si cela ne ferait pas une trop mauvaise impression d’arrêter, comme un vulgaire malfaiteur, un si haut dignitaire, et un ecclésiastique par surcroît. Mais c’est justement cela, la sanction publique, qu’exige Marie-Antoinette. Il faut enfin faire un exemple, évident pour tous, afin qu’on sache que le nom de la reine ne peut pas être ainsi mêlé impunément à toutes les infamies. Tout à fait à contrecœur, inquiets et pleins de funestes pressentiments, les ministres finissent par céder. Quelques heures plus tard un spectacle inattendu se déroule. Comme l’Assomption est en même temps la fête de la reine, toute la cour se présente à Versailles pour présenter ses vœux ; l’Œil-de-Bœuf et la Galerie des Glaces sont bondés de courtisans et de hauts dignitaires. Rohan, personnage principal sans s’en douter, à qui incombe ce jour-là l’obligation de célébrer l’office pontifical, attend, lui aussi, en soutane écarlate et revêtu déjà du surplis, dans l’antichambre réservée aux « grandes entrées » devant le cabinet du roi.
Mais Louis XVI n’apparaît pas solennellement avec son épouse pour se rendre à la messe, et c’est un laquais qui s’approche de Rohan. Le roi le mande dans son cabinet particulier. Là il trouve la reine, qui, debout, les lèvres pincées, détourne le regard et ne répond pas à son salut ; à côté d’elle le ministre Breteuil, un ennemi personnel du cardinal, également solennel, froid et impoli. Avant que Rohan n’ait eu le temps de se demander ce qu’on pouvait bien lui vouloir, le roi s’adresse à lui, sans détour ni façon : « Mon cousin, qu’est-ce que cette acquisition d’un collier, que vous auriez faite au nom de la reine ? » Rohan pâlit. Il ne s’attendait pas à cela. « Sire, je le vois, j’ai été trompé, mais je n’ai pas trompé », balbutie-t-il.
– S’il en est ainsi, mon cousin, vous ne devez avoir aucune inquiétude. Mais expliquez-vous.
Rohan est incapable de répondre. Il voit en face de lui Marie-Antoinette, muette et menaçante. La parole lui fait défaut. Sa confusion éveille la pitié du roi, qui cherche une issue.
– Eh bien ! écrivez ce dont vous avez à me rendre compte, dit Louis XVI ; et il quitte la pièce, accompagné de Marie-Antoinette et de Breteuil.
Resté seul le cardinal parvient à écrire une quinzaine de lignes, et il remet son explication au roi qui rentre. Une femme du nom de Valois l’aurait décidé à acquérir ce collier pour la reine. Il reconnaît à présent que cette personne l’a trompé.
– Où est cette femme ? demande le roi.
– Sire, je ne sais.
– Avez-vous le collier ?
– Sire, il est entre les mains de cette femme.
Le roi fait appeler la reine, Breteuil et le garde des sceaux, et fait lire le mémoire des deux joailliers. Il demande les deux billets soi-disant signés de la reine.
Le cardinal, anéanti, est contraint d’avouer : « Sire, je les ai. Ils sont faux. »
– Je crois bien qu’ils sont faux ! répond le roi. Et quoique le cardinal propose de payer le collier, il conclut avec sévérité : Monsieur, je ne puis me dispenser dans une pareille circonstance de faire mettre les scellés chez vous et de m’assurer de votre personne. Le nom de la reine m’est précieux. Il est compromis, je ne dois rien négliger.
Rohan supplie instamment qu’on lui évite cette honte, surtout à un moment où il doit paraître devant Dieu et dire la messe en présence de toute la cour. Le roi, tendre et débonnaire, hésite devant le désespoir évident de cet homme qu’on a trompé. Mais la reine maintenant ne peut plus se contenir et, pleurant de colère, elle apostrophe Rohan et lui demande comment il a pu croire que, ne l’ayant pas honoré d’une parole depuis huit ans, elle le choisissait comme intermédiaire pour traiter secrètement des affaires, à l’insu du roi. Le cardinal est sans réponse devant ce reproche : il ne comprend plus lui-même à présent comment il a pu être assez insensé pour s’engager dans cette folle aventure. Le roi regrette, mais il termine en disant : « Je souhaite que vous puissiez vous justifier ! Quant à moi, il me faut faire mon devoir de roi et d’époux. »
L’entretien est fini. Déjà, dans le salon bondé, toute la noblesse attend, impatiente et curieuse. La messe aurait dû commencer il y a longtemps, pourquoi ce retard, que se passe-t-il ? Le va-et-vient agité de quelques-uns fait légèrement vibrer les fenêtres ; d’autres sont assis et chuchotent ; on sent qu’il y a de l’orage dans l’air.
Soudain la porte du cabinet du roi s’ouvre à deux battants. Le cardinal de Rohan paraît le premier, pâle et les lèvres serrées, derrière lui Breteuil, le vieux soldat, à la trogne enluminée de vigneron, les yeux brillants d’excitation. Au milieu de la pièce il lance tout à coup au capitaine des gardes du corps, d’une voix intentionnellement bruyante : « Arrêtez monsieur le Cardinal ! »
Tout le monde frémit. Tout le monde est atterré. Un cardinal arrêté ! Un Rohan ! Et dans l’antichambre du roi ! Ce vieux sabreur de Breteuil serait-il ivre ? Mais non, Rohan ne se défend pas, il ne se révolte pas, les yeux baissés il va à la rencontre de la garde. Les courtisans stupéfaits s’écartent, et devant cette haie de regards inquisiteurs, humiliants, irrités, le prince de Rohan, grand aumônier du roi, cardinal de l’Église en dehors de laquelle il n’y a pas de salut, landgrave d’Alsace, membre de l’Académie et porteur d’une foule de dignités, traverse salle après salle et gagne l’escalier, surveillé comme un galérien par le rude soldat qui le suit. Tandis que, dans une pièce écartée, on confie Rohan à la garde de la cour, celui-ci, réveillé de sa torpeur, profite de l’ahurissement général pour griffonner en hâte quelques lignes adressées à son abbé et lui recommander de brûler rapidement les écrits contenus dans une certaine pochette rouge, les faux billets de la reine, ainsi qu’on le saura plus tard par le procès. En bas, un des heiduques de Rohan enfourche rapidement un cheval, part au galop à l’hôtel de Strasbourg, avec le mot du cardinal, et y parvient avant que les policiers, plus lents, n’arrivent poser les scellés et que – honte sans pareille – le grand aumônier de France, sur le point de dire la messe devant le roi et toute la cour, ne soit conduit à la Bastille. En même temps l’ordre est donné d’arrêter tous ceux qui ont joué un rôle dans cette ténébreuse affaire. Ce jour-là on ne dit pas la messe à Versailles, à quoi bon d’ailleurs ? Personne ne serait assez recueilli pour l’écouter ; toute la cour, toute la ville, tout le pays sont consternés par la nouvelle, qui retentit comme un coup de tonnerre.
La reine, très émue, est rentrée dans ses appartements, ses nerfs vibrent encore de colère ; enfin, voilà tout au moins un de ces fourbes qui s’attaquent à son honneur, un de ces calomniateurs mis à la raison. Les gens bien-pensants ne vont-ils pas accourir, la féliciter de l’arrestation de ce fripon ? Toute la cour ne va-t-elle pas vanter la fermeté du roi que pendant longtemps l’on avait cru si faible ? Mais c’est étrange, personne ne vient. Les regards embarrassés de ses amies l’évitent même ; tout est calme, aujourd’hui, à Trianon et à Versailles. Cependant la noblesse ne cherche pas à dissimuler son indignation qu’on ait ainsi déshonoré l’un de ses membres ; et le cardinal de Rohan, à qui le roi a promis son indulgence au cas où il se soumettrait à son jugement personnel, remis à présent de sa frayeur, refuse froidement cette faveur et choisit le Parlement pour juge. Marie-Antoinette se sent mal à l’aise, elle s’est trop pressée. Elle ne parvient pas à se réjouir de son succès : le soir, ses femmes de chambre la trouvent en larmes.
Mais bientôt le vieux fonds de frivolité reprend le dessus. « En ce qui me concerne, écrit-elle pleine d’une folle illusion à son frère Joseph, je suis ravie à l’idée de ne plus entendre parler de cette vilaine affaire. » On est au mois d’août et le procès ne viendra pas devant le Parlement avant décembre, peut-être même avant l’année prochaine. À quoi bon alors se préoccuper plus longtemps d’une pareille vétille ? Que les gens jasent et murmurent, qu’importe ! Vite, qu’on apporte les fards et les nouveaux costumes, on ne va pas renoncer à une si charmante comédie pour une affaire aussi insignifiante ! Les répétitions continuent, la reine étudie (au lieu des dossiers de police de ce grand procès, qu’il serait peut-être encore temps d’arrêter) le rôle de la joyeuse petite Rosine dans le Barbier de Séville. Mais il semble que ce rôle aussi elle l’ait étudié trop superficiellement. Sans quoi, elle aurait dressé les oreilles et réfléchi en entendant les paroles de son partenaire Basile, qui décrit la puissance de la calomnie d’une manière si prophétique, et elle aurait compris qu’en la circonstance un jeu en apparence léger exprimait sa propre destinée. La comédie rococo prend fin pour toujours sur cette dernière représentation du 19 août 1785 : incipit tragœdia.