Chapitre XVI Le procès et le jugement

Napoléon, de son regard d’aigle, a reconnu la faute capitale de Marie-Antoinette dans l’affaire du collier : la reine était innocente, et pour rendre publique son innocence, elle en appela au Parlement ; le résultat fut qu’on la crut coupable. En effet, Marie-Antoinette perdit là, pour la première fois, son assurance. Tandis que d’ordinaire elle passait, sans détourner le regard, à côté de la vase nauséabonde des cancans et des calomnies, elle chercha cette fois un refuge auprès d’un tribunal que jusque-là elle avait dédaigné : l’opinion publique. Pendant des années, elle a fait mine de ne pas entendre, de ne pas remarquer le sifflement des flèches empoisonnées dirigées contre elle. En exigeant maintenant dans un accès de colère subite, presque hystérique, un jugement, elle trahit l’irritation violente et déjà ancienne de son orgueil : elle veut que ce cardinal de Rohan, qui s’est le plus avancé, et se trouve être le plus en vue, expie pour les autres. Mais malheureusement elle est la seule à croire encore aux mauvaises intentions du malheureux pantin. Même à Vienne Joseph II secoue la tête d’un air de doute, quand sa sœur lui dépeint le cardinal comme un criminel :

« J’ai toujours connu le grand aumônier pour l’homme le plus léger et le plus mauvais économe possible, mais j’avoue que je ne l’aurais jamais cru capable d’une friponnerie et d’un trait aussi noir que celui dont on l’accuse. »

Versailles croit encore moins à la culpabilité du cardinal de Rohan, et bientôt un bruit étrange circule : la reine, par cette brutale arrestation, ne chercherait qu’à se débarrasser d’un témoin gênant. L’aversion que lui a communiquée sa mère l’a poussée à un éclat trop précipité. Et son geste, d’une violence maladroite, fait glisser de son épaule le manteau de souveraine qui la protégeait ; elle s’offre elle-même à la haine générale.

Car à présent tous ses adversaires secrets peuvent enfin faire cause commune. Marie-Antoinette a mis imprudemment la main dans un nid de vipères, elle a heurté un tas de vanités blessées. Louis, cardinal de Rohan – comment a-t-elle pu l’oublier ! – porte un des noms les plus anciens et les plus illustres de France, il est allié par le sang à d’autres lignées féodales, avant tout aux Soubise, aux Marsan, aux Condé ; toutes ces familles évidemment sont profondément offensées qu’un des leurs ait été arrêté dans le palais du roi comme un vulgaire voleur. Le haut clergé lui aussi est indigné. Oser faire arrêter par un grossier sabreur un cardinal, une Éminence revêtue de tous ses ornements et quelques instants avant qu’elle dise la messe. On porte plainte à Rome ; la noblesse ainsi que le clergé se sentent insultés. Décidé à la lutte, le groupe puissant de la franc-maçonnerie entre, lui aussi, dans l’arène, car non seulement son protecteur, le cardinal, mais aussi le pape des impies, leur grand chef, le maître de l’ordre, Cagliostro, a été incarcéré à la Bastille ; l’occasion se présente enfin de jeter quelques bonnes pierres dans les fenêtres de la Monarchie et de l’Église. Quant au peuple, exclu habituellement de toutes les fêtes et de tous les scandales faisandés du monde de la cour, il est ravi de cette affaire. Un grand spectacle lui est enfin offert : un authentique cardinal accusé publiquement, et, à l’ombre de sa pourpre épiscopale, toute une collection d’escrocs, de charlatans, d’intermédiaires, de faussaires, avec en outre, à l’arrière-fond – attraction capitale – la fière, l’orgueilleuse Autrichienne ! Un sujet plus amusant que le scandale de la « belle Éminence » ne pouvait être offert aux aventuriers de la plume et du crayon, aux pamphlétaires et aux caricaturistes, aux crieurs de journaux. L’ascension de Montgolfier, elle-même, qui cependant apporte à l’humanité la plus belle des conquêtes, n’a pas fait une sensation aussi profonde à Paris, voire dans le monde entier, que ce procès voulu par une reine et qui, lentement, devient son propre procès. Les plaidoyers imprimés étant légalement autorisés à paraître, en dehors de toute censure, avant les débats, les librairies sont prises d’assaut et la police est forcée d’intervenir. Ni les œuvres immortelles de Voltaire, ni celles de Jean-Jacques Rousseau, ni celles de Beaumarchais n’ont atteint, en dix ou vingt ans, à un chiffre d’éditions aussi considérable que ces plaidoyers en une seule semaine. Sept mille, dix mille, vingt mille exemplaires sont arrachés, encore humides, des mains des colporteurs ; dans les ambassades étrangères les diplomates passent leurs journées à en ficeler des paquets, qu’ils envoient au plus vite à leurs princes, curieux des derniers pamphlets sur le scandale de la cour de Versailles. Chacun veut tout lire et avoir tout lu ; pendant des semaines il n’y a pas d’autre sujet de conversation, et les plus folles hypothèses sont aveuglément admises. De vraies caravanes arrivent de province pour assister au procès : gentilshommes, bourgeois, avocats ; à Paris les artisans abandonnent leurs échoppes pendant des heures entières. L’instinct infaillible du peuple sent inconsciemment qu’on ne s’apprête pas à faire ici le procès d’une faute isolée, mais que de cette sale petite pelote se dérouleront, d’eux-mêmes, des fils qui conduiront à Versailles, qu’il y sera question du scandale des lettres de cachet, du gaspillage de la cour, du mauvais état des finances ; une petite brèche, due au hasard, va permettre à toute la nation de plonger ses regards dans un monde secret dont elle était écartée. Il ne s’agit pas que d’un collier dans ce procès, il s’agit de tout le système gouvernemental en vigueur, car cette accusation peut, si elle est dirigée adroitement, rebondir contre toute la classe dirigeante, contre la reine, et par là contre la royauté.

« Grande et heureuse affaire ! s’écrie un des frondeurs familiers du Parlement. Un cardinal escroc, la reine impliquée dans une affaire de faux !… Que de fange sur la crosse et le sceptre. Quel triomphe pour les idées de liberté ! »

La reine ne se doute pas encore du désastre qu’elle déchaîne par ce geste inconsidéré. Mais quand un édifice est miné depuis longtemps et qu’il menace ruine, il suffit parfois d’arracher un seul clou pour que tout s’effondre.

Au tribunal, on ouvre avec précaution la mystérieuse boîte de Pandore. Son contenu n’est pas précisément propre. Seul le fait que son noble époux, le comte de la Motte, a pu fuir à temps à Londres avec les restes du collier, est favorable à la voleuse ; la preuve authentique manque, et chacun peut accuser l’autre du vol et du recel de l’invisible objet, tout en laissant croire sournoisement que ce collier pourrait encore se trouver entre les mains de la reine. Mme de la Motte, qui se doute bien que l’affaire ne peut se dénouer qu’à ses dépens, a accusé du vol, pour ridiculiser Rohan et détourner d’elle les soupçons, l’innocent Cagliostro et l’a entraîné de force dans le procès. Elle ne recule devant aucun moyen. Elle explique effrontément et impudemment sa soudaine richesse par le fait qu’elle a été la maîtresse de son Éminence ; on connaît, dit-elle, la générosité de ce prêtre délicat ! L’affaire commence à devenir gênante pour le cardinal, lorsqu’on réussit enfin à mettre la main sur les complices Rétaux et la « baronne d’Oliva », la petite modiste, et par leurs dépositions tout s’éclaire.

Mais il y a un nom que l’accusation et la défense évitent soigneusement de prononcer : celui de la reine. Chacun des accusés se garde bien de charger Marie-Antoinette. Mme de la Motte elle-même – plus tard elle tiendra un tout autre langage – repousse comme une calomnie criminelle l’idée que la reine pourrait avoir reçu le collier. Mais le fait justement que tous, comme d’un commun accord, parlent de Marie-Antoinette avec de profondes révérences et le plus profond respect, tient en éveil la méfiance du public ; la rumeur se répand de plus en plus qu’on a donné le mot d’ordre de « ménager » la reine. On chuchote déjà que le cardinal aurait généreusement pris toute la faute sur lui ; et l’on se demande si les lettres qu’il a fait brûler, si vite et si discrètement, étaient vraiment toutes fausses ? N’y aurait-il pas tout de même quelque chose – on ne sait quoi, à vrai dire – de compromettant pour Marie-Antoinette ? Il ne sert à rien que les faits s’éclaircissent complètement, semper aliquid haeret ; c’est justement parce que son nom est passé sous silence devant le tribunal que la reine y comparaît elle aussi sans qu’on la voie.

Le 31 mai, le jugement va enfin être rendu. Depuis cinq heures du matin une foule immense se presse devant le palais de justice ; la rive gauche de la Seine ne peut contenir tout ce monde, le Pont Neuf et la rive droite regorgent aussi d’un peuple impatient ; la police à cheval maintient l’ordre avec peine. En se rendant au palais les soixante-quatre juges sentent déjà, aux regards excités, aux acclamations passionnées de la foule, l’importance de leur verdict pour toute la France ; mais l’avertissement décisif les attend à l’entrée de la « grande chambre ». Là dix-neuf représentants des familles Rohan, Soubise et de la maison de Lorraine font la haie en vêtements de deuil et s’inclinent à leur passage. Aucun d’eux ne s’avance. Aucun d’eux ne dit mot. Leurs habits, leur attitude parlent pour eux. Et cette supplication, cette demande muette au tribunal de prononcer un verdict rendant à la famille de Rohan son honneur menacé, pèse fortement sur les juges, qui appartiennent eux-mêmes, pour la plupart, à la haute noblesse de France ; avant que ne commencent les délibérations, ils savent déjà que le peuple et la noblesse, que tout le pays compte sur l’acquittement du cardinal.

Les délibérations durent cependant seize heures, les Rohan et des milliers de curieux dans la rue attendent dix-sept heures, de cinq heures du matin à dix heures du soir. Car les juges savent que la portée de leur décision sera grande. La voleuse Jeanne de Valois est jugée d’avance, de même que ses complices ; quant à la petite modiste elle est mise, sans difficulté, hors de cause parce qu’elle est jolie et parce qu’elle s’est rendue dans le bosquet de Vénus avec une telle naïveté ! Les délibérations tournent exclusivement autour du cardinal. La preuve étant faite qu’il a été trompé, et qu’il n’est pas un imposteur, tous sont d’accord pour l’acquitter, mais il y a divergence sur la forme de l’acquittement, car il s’agit là d’une question politique de la plus haute importance. Le parti de la cour exige, et non sans raison, que cet acquittement comporte une admonestation pour « l’excessive témérité » dont a fait preuve le cardinal, car il n’y avait pas autre chose de sa part, lorsqu’il croyait que la reine pouvait lui donner un rendez-vous secret, dans un bosquet, la nuit. Pour ce manque de respect à la personne sacrée de la souveraine, l’accusation demande que le cardinal fasse d’humbles excuses devant la grand chambre et abandonne ses charges. Le parti adverse, qui est contre la reine, veut au contraire l’acquittement pur et simple. Le cardinal, ayant été trompé, était donc blanc comme neige. Un jugement de ce genre n’était pas sans danger. Car si l’on admet que le cardinal était en droit de croire, d’après la conduite connue de Marie-Antoinette, à la possibilité de telles manigances et de telles libertés, on critique par là publiquement la légèreté de la reine. La question était délicate : qu’on reconnaisse que le cardinal a, pour le moins, manqué de respect à la souveraine, et Marie-Antoinette sera dédommagée de l’abus qu’on a fait de son nom, mais si on l’acquitte purement et simplement ce jugement entraînera la condamnation morale de la reine.

C’est ce que savent les juges du Parlement, les deux partis et le peuple frémissent d’impatience : ce verdict est appelé à trancher bien autre chose qu’une affaire isolée et sans importance. Ce n’est pas une question privée qu’on vide ici, c’est une question politique ; il s’agit de savoir si le Parlement français considère encore la reine comme « sacrée » et intangible, ou si elle est soumise aux lois, comme n’importe quel citoyen français.

Les juges délibèrent pendant seize heures, les opinions se heurtent violemment, les intérêts aussi. Car les deux partis ont tout mobilisé, l’or même ; depuis des semaines tous les membres du Parlement sont influencés, menacés, travaillés, voire achetés, et déjà l’on chante dans les rues :

« Si cet arrêt du cardinal

Vous paraissait trop illégal

Sachez que la finance

Eh bien !

Dirige tout en France

Vous m’entendez bien ! »

La longue indifférence du roi et de la reine à l’égard du Parlement reçoit enfin sa sanction ; il y en a trop parmi les juges qui pensent qu’il est temps de donner une bonne leçon à l’autocratie. Par vingt-six voix contre vingt-deux le cardinal est acquitté « sans aucun blâme », de même que son ami Cagliostro et la petite grue Oliva. On est indulgent aussi pour les complices, qui s’en tirent avec l’exil. Mme de la Motte paie les pots cassés ; à la majorité, elle est condamnée à être fustigée par le bourreau, à être marquée au fer rouge, et à la détention perpétuelle à la Salpêtrière.

Mais il y a une autre personne, qui n’était pas sur le banc des accusés, et qui se trouve aussi condamnée à perpétuité par l’acquittement du cardinal, c’est Marie-Antoinette. À partir de ce moment, elle est livrée sans défense à la calomnie publique et à une haine sans frein.

Quelqu’un s’élance hors de la salle d’audience, aussitôt le verdict prononcé, et le communique à la foule ; à leur tour des centaines de personnes, dans la rue, proclament avec frénésie l’acquittement. La joie prend de telles proportions que les clameurs atteignent l’autre rive. « Vive le Parlement ! », ce cri nouveau remplace l’ancien « Vive le roi ! » et retentit par la ville. Les juges ont de la peine à se défendre contre l’enthousiasme reconnaissant. On se jette à leur cou, les dames de la halle les embrassent, on sème leur chemin de fleurs ; le cortège triomphant des acquittés s’ébranle superbe. Dix mille personnes suivent, tel un vainqueur, le cardinal revêtu de sa pourpre jusqu’à la Bastille, où il passera une dernière nuit ; là des groupes qui se renouvellent sans cesse l’attendent et l’acclament jusqu’à l’aube. Cagliostro n’est pas moins adulé, et seul un ordre de la police empêche la ville d’illuminer en son honneur. C’est ainsi que tout un peuple – signe alarmant – fête deux hommes qui n’ont pas fait autre chose pour la France que de nuire d’une façon terrible au prestige de la reine et de la royauté.

La reine s’efforce en vain de cacher son désespoir ; ce coup de fouet en plein visage a été trop violent, trop public. Sa femme de chambre la trouve en larmes ; Mercy mande à Vienne que sa douleur est « plus grande que l’objet semblait raisonnablement le comporter ». Marie-Antoinette, dont l’intuition est toujours plus forte que la réflexion, a vu immédiatement ce que cette défaite avait d’irréparable ; pour la première fois, depuis qu’elle porte la couronne, elle s’est heurtée à une puissance plus forte que sa volonté.

Mais le roi dispose encore du droit de dire le dernier mot. Il pourrait, par une mesure énergique, sauver l’honneur offensé de sa femme et intimider à temps cette sourde résistance. Un roi fort, une reine décidée, devraient renvoyer un Parlement aussi séditieux ; Louis XIV aurait agi ainsi et peut-être aussi Louis XV. Mais le courage de Louis XVI ne va pas jusque-là. Il n’ose pas s’en prendre au Parlement ; il se contente, pour donner un semblant de satisfaction à son épouse, de bannir le cardinal et d’exiler Cagliostro, demi-mesure qui vexe le Parlement sans l’atteindre réellement, et blesse la justice, sans réparer l’honneur de la reine. Indécis comme toujours, il choisit le moyen terme, qui, en politique, est toujours le pire. Le roi a perdu sans retour l’occasion de prendre une décision qui pouvait être considérable. Une nouvelle époque a commencé avec le jugement du Parlement contre la reine.

À l’égard de Mme de la Motte, également, la cour emploie ce funeste procédé des demi-mesures. Là aussi deux possibilités se présentaient : ou bien, dans un geste de clémence, on épargnait la cruelle punition à la criminelle – ce qui eût fait très bonne impression – ou alors, au contraire, on donnait à l’exécution du châtiment toute la publicité désirable. Mais, timoré comme toujours, on recourt aux mesures intermédiaires. On élève l’échafaud solennellement, il est vrai, et on promet, par là, à tout le peuple le spectacle barbare de la stigmatisation publique. Déjà les fenêtres des maisons voisines sont louées à des prix fantastiques ; mais au dernier moment, la cour s’effraie de son propre courage. À cinq heures du matin, à une heure donc où l’on n’a guère à redouter les témoins, quatorze bourreaux traînent la victime, qui hurle et se débat, sur l’escalier du palais de justice, où lecture lui est donnée de la sentence qui la condamne à être fustigée et marquée au fer rouge. Mais c’est une lionne en furie qu’on a amenée et qui pousse des cris aigus d’hystérique ; ses imprécations contre le roi, le cardinal, le Parlement, réveillent tous les dormeurs des alentours ; elle happe, mord, donne des coups de pied ; on est forcé, finalement, de lui arracher ses habits afin de lui appliquer le fer rouge. Mais au moment où le sceau ardent touche son épaule, elle se retourne convulsivement, découvrant toute sa nudité, à la grande joie des spectateurs, et le « V » (« voleuse ») brûlant s’imprime sur la poitrine au lieu de l’épaule. Dans un hurlement de bête en furie la victime mord le bourreau à travers sa tunique, puis, à bout de souffle, elle s’évanouit. Comme un cadavre, on la traîne à la Salpêtrière, où, selon le jugement, elle travaillera toute sa vie, vêtue de toile grise et en sabots, nourrie uniquement de pain noir et de lentilles.

À peine les sinistres détails du châtiment sont-ils connus, que subitement la sympathie de tous va à l’aventurière. Tandis que cinquante ans plus tôt – qu’on relise le fait dans Casanova – la noblesse entière, hommes et femmes, assiste pendant quatre heures au supplice de Damiens, ce faible d’esprit, qui, armé d’un minuscule canif, a égratigné Louis XV, et qu’elle se délecte à la vue de ce malheureux, tourmenté avec des tenailles rougies, échaudé à l’huile bouillante et attaché sur la roue après une interminable agonie qui fait se dresser ses cheveux brusquement devenus blancs – cette même société, à présent philanthrope parce que c’est la mode, s’apitoie tout à coup sur « l’innocente » de la Motte. Car on a trouvé là une nouvelle forme de protestation contre la reine et qui a l’avantage de n’être en rien dangereuse : on affiche au grand jour sa sympathie pour la « victime », pour la « pauvre malheureuse ». Le duc d’Orléans organise une quête publique, toute la noblesse envoie des cadeaux à la prisonnière, chaque jour d’élégants carrosses stationnent devant la Salpêtrière. Les visites à la condamnée passent pour être de bon ton dans la société parisienne, c’est le « dernier cri ». Et l’abbesse de la prison reconnaît un jour avec stupeur parmi les visiteuses attendries une des meilleures amies de la reine, la princesse de Lamballe. Est-elle venue d’elle-même ou, ainsi que s’empressent de chuchoter les gens, sur l’ordre secret de Marie-Antoinette ? Toujours est-il que cette pitié déplacée jette sur la cause de la reine une ombre pénible : tout le monde en est à se demander ce que signifie cette bizarre compassion. La reine n’aurait-elle pas la conscience tranquille ? Cherche-t-elle secrètement une entente avec sa « victime » ? Les murmures s’accréditent. Et lorsque quelques semaines plus tard la de la Motte, à qui des inconnus ont ouvert pendant la nuit les portes de la Salpêtrière, s’évade mystérieusement de son cachot et gagne l’Angleterre, tout Paris est unanime à dire que c’est la reine seule qui a sauvé « son amie », et cela pour la remercier d’avoir tu, généreusement, devant le tribunal, sa faute ou sa complicité dans l’affaire du collier.

En réalité, en favorisant l’évasion de la criminelle, c’était le tour le plus perfide, le plus sournois, que le clan des conjurés pouvait jouer à Marie-Antoinette. Car non seulement cette fuite donne libre cours aux insinuations sur une entente entre la reine et la voleuse, mais d’autre part la condamnée peut, de Londres, s’ériger en accusatrice, faire imprimer impunément les mensonges et les calomnies les plus effrontés, et en outre – car nombreux sont ceux qui, en France et en Europe, attendent des révélations de cette sorte – gagner de nouveau beaucoup d’argent. Le jour même de son arrivée en Angleterre un imprimeur londonien lui offre des sommes énormes ; la cour, qui se rend compte de la portée des calomnies de l’aventurière, cherche en vain à les arrêter ; elle envoie à Londres la favorite de la reine, Mme de Polignac, avec mission de verser deux cent mille livres à la voleuse pour qu’elle se taise ; mais la rusée drôlesse trompe une seconde fois la cour, elle empoche l’argent et, sans hésiter, fait paraître ses Mémoires une première, une deuxième, une troisième fois, chaque édition sous une forme différente et avec des variantes toujours plus sensationnelles. Dans ces Mémoires il y a tout ce qui peut satisfaire un public avide de scandale, et plus encore : le procès devant le Parlement n’avait été qu’un vain simulacre, on avait livré Mme de la Motte aux juges de la façon la plus vile, et bien entendu personne d’autre que la reine n’avait commandé et reçu de Rohan le collier, tandis qu’elle, la pauvre innocente, n’avait pris le crime sur elle que par amitié, pour protéger l’honneur décrié de la reine. La raison de cette grande amitié qui l’unissait à la reine ? L’effrontée menteuse l’explique, au goût d’un public dévergondé : more lesbico – leurs pratiques lesbiennes. Il ne sert à rien qu’aux yeux de tout esprit impartial ces mensonges se trahissent par leur grossière affabulation, par exemple quand la de la Motte prétend que Marie-Antoinette encore archiduchesse a eu une liaison avec le cardinal de Rohan, alors ambassadeur à Vienne ; tous ceux qui sont de bonne volonté n’ont qu’à réfléchir pour savoir qu’à l’époque où Rohan représentait la France à Vienne Marie-Antoinette était, depuis longtemps, dauphine à Versailles. Mais les gens de bonne volonté sont devenus rares. Le grand public, en revanche, lit avec délices les nombreuses lettres d’amour, parfumées de musc, adressées par Marie-Antoinette à Rohan et que l’aventurière intercale dans ses Mémoires ; et plus elle attribue de perversités à la reine, plus on en veut connaître. Les libelles se succèdent, plus lascifs et plus orduriers les uns que les autres ; bientôt paraît une « liste de toutes les personnes avec lesquelles la reine a eu des relations de débauches » ; elle ne contient pas moins de trente-quatre noms des deux sexes, des ducs, des acteurs, des laquais, le frère du roi ainsi que son valet de chambre, Mme de Polignac, Mme de Lamballe, et enfin, pour abréger, « toutes les tribades de Paris », les filles publiques passées au fouet comprises. Mais ces trente-quatre noms n’épuisent pas, il s’en faut de beaucoup, tous les partenaires que l’opinion des salons et de la rue, artificiellement excitée, attribue à Marie-Antoinette ; une fois que l’imagination érotique et extravagante de toute une ville, de tout un peuple, s’est emparée d’une femme, impératrice ou étoile de cinéma, reine ou chanteuse d’opéra, elle lui impute, aujourd’hui comme hier, à profusion, tous les excès et toutes les perversions imaginables, ce qui lui permet de jouir, en même temps, dans une surexcitation anonyme, et sous le couvert de l’indignation, de toutes les voluptés rêvées. Un libelle intitulé : La Vie scandaleuse de Marie-Antoinette parle d’un vigoureux pandour, qui, déjà à la cour impériale d’Autriche, se serait chargé de calmer les inassouvissables « fureurs utérines » (c’est là le titre d’un autre pamphlet) de l’adolescente de treize ans ; un autre pamphlet encore, le Bordel royal, qui entretient le lecteur ravi des « mignons et mignonnes », est illustré de nombreuses gravures pornographiques représentant la reine avec ses différents partenaires dans des poses amoureuses dignes de l’Arétin. L’ordure jaillit toujours plus fort, les mensonges deviennent de plus en plus haineux, et on les croit tous, parce qu’on est prêt à tout croire sur cette « criminelle ». Deux ou trois ans après l’affaire du collier, Marie-Antoinette est considérée définitivement comme la femme la plus lascive, la plus dépravée, la plus fourbe, la plus tyrannique de toute la France, tandis que la rusée de la Motte, marquée au fer, passe pour une innocente victime ; et à peine la Révolution a-t-elle éclaté, que les clubs essaient de faire revenir la fugitive à Paris, sous leur protection, pour reprendre adroitement le procès du collier, mais cette fois, devant un tribunal révolutionnaire, avec la de la Motte comme accusatrice et Marie-Antoinette au banc des accusés : seule la mort subite de la de la Motte – en 1791, dans un accès de folie, elle se jette d’une fenêtre – empêche que cette fameuse coquine ne soit portée en triomphe dans Paris et qu’il ne soit décrété « qu’elle a bien mérité de la République ». Sans cette intervention du sort, le monde aurait assisté à une comédie beaucoup plus grotesque encore que le procès du collier : on eût vu la calomniatrice acclamée à l’exécution de sa victime.

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