Chapitre XV L’Affaire du collier

Que s’est-il passé au juste ? Il est difficile de donner de l’affaire du collier un récit croyable, car telle qu’elle s’est déroulée en fait c’est la plus invraisemblable des affaires ; intrigue d’un roman, on n’y croirait même pas. Mais quand la réalité se mêle d’avoir une idée sublime, et en même temps poétique, elle dépasse en imagination et dans l’art de l’affabulation le plus habile des romanciers. Et tous les auteurs alors feraient bien de n’y rien changer, de ne pas tenter d’ajouter à ses géniales combinaisons : Gœthe lui-même, qui, dans le Grand Copte, a essayé de tirer une comédie de l’affaire du collier, traduit en une plate plaisanterie ce qui en vérité a été une des farces les plus éhontées, les plus mouvementées, les plus passionnantes de l’Histoire. Molière n’a pas écrit une pièce où il soit possible de trouver assemblage plus pittoresque de filous, d’escrocs, de dupes, de bouffons et de gens délicieusement bernés, que dans cet hilarant pot-pourri, où une pie voleuse, un rusé renard rompu à toutes les charlataneries, un ours pataud et crédule composent la plus extravagante des bouffonneries.

Toute comédie, digne de ce nom, tourne autour d’une femme. Celle de l’affaire du collier, fille d’un gentilhomme ruiné et d’une servante débauchée, est tout d’abord une enfant abandonnée et sale, qui va pieds nus, se nourrit de pommes de terre volées dans les champs, et garde les vaches pour un morceau de pain. Après la mort du père, la mère se livre à la prostitution et la petite à la mendicité. À l’âge de sept ans, l’enfant, par un heureux hasard, rencontre sur sa route la marquise de Boulainvilliers à qui elle adresse cette plainte étrange : « Pitié pour une pauvre orpheline du sang des Valois ! » Quoi ? Cette enfant pouilleuse et famélique descendrait des Valois ? Elle serait du sang de Saint Louis ? Ce n’est pas possible, se dit la marquise. Elle fait cependant arrêter son carrosse et interroge la petite mendiante.

Dans l’affaire du collier, nous l’avons dit, tout paraît invraisemblable ; les choses les plus ahurissantes y reposent sur des réalités. Cette enfant, cette petite Jeanne est effectivement une fille légitime de Jacques de Saint-Rémy, braconnier de son métier, ivrogne, la terreur des paysans, mais néanmoins descendant direct et authentique des Valois. La marquise de Boulainvilliers, émue par cette chute fantastique dans la misère d’une descendante royale, emmène immédiatement la fillette et sa sœur cadette et les fait élever à ses frais dans un pensionnat. À quatorze ans, Jeanne entre en apprentissage chez une couturière, devient blanchisseuse, repasseuse, porteuse d’eau, lingère et elle est finalement casée dans un couvent pour jeunes filles nobles.

Mais la petite Jeanne n’a pas la vocation d’une nonne, elle le prouvera par la suite. Le sang vagabond du père s’agite dans ses veines ; à vingt-deux ans elle escalade carrément avec sa sœur le mur du couvent. Sans argent, la tête farcie d’aventures, elles surgissent à Bar-sur-Aube. Jolie comme elle est, Jeanne y trouve un officier de gendarmerie de petite noblesse, Nicolas de la Motte, qui bientôt l’épousera – et cela au dernier moment, car la bénédiction nuptiale ne précède que d’un mois l’arrivée de deux jumeaux. Mme de la Motte pourrait, si elle le voulait, mener une petite vie bourgeoise, tranquille et modeste, en compagnie d’un mari accommodant – il n’a jamais été jaloux. Mais le « sang des Valois » réclame ses droits ; cette petite Jeanne, depuis toujours, n’a qu’une idée : monter ! N’importe comment, par n’importe quels moyens ! Elle commence par aller trouver sa bienfaitrice, la marquise de Boulainvilliers, et la chance veut qu’elle soit reçue par elle au château du cardinal de Rohan à Saverne. Très adroite, elle exploite immédiatement l’aimable faiblesse du galant et bienveillant cardinal. Par son intermédiaire elle obtient pour son mari – à quel prix, on s’en doute – un brevet de capitaine dans un régiment de dragons et le paiement de ses dettes.

Jeanne aurait lieu, cette fois encore, d’être satisfaite. Mais elle ne considère cette belle ascension que comme un échelon. Son époux a été nommé capitaine par le roi ; de son propre chef il s’attribue le titre de comte. Quand on peut se parer d’un nom aussi sonore que celui de comtesse de Valois de la Motte, doit-on se résigner à moisir en province, avec une misérable pension et un modeste traitement d’officier ? Ce serait absurde ! Un nom pareil vaut cent mille livres par an pour une jolie femme sans scrupules, qui est décidée à plumer à fond tous les vaniteux et tous les imbéciles. Les deux complices viennent donc à Paris et y louent un hôtel rue Neuve-Saint-Gilles ; là ils persuadent les usuriers que la comtesse, descendante des Valois, a des droits à faire valoir sur d’immenses propriétés, et ils mènent grand train avec l’argent qu’ils se font prêter ; l’argenterie, il est vrai, n’est jamais empruntée pour plus de trois heures au magasin le plus proche. Finalement quand les créanciers la harcèlent trop, la comtesse de Valois de la Motte déclare qu’elle va se rendre à Versailles, pour présenter ses revendications à la cour.

Elle ne connaît évidemment personne à la cour, et elle y fatiguerait ses jolies jambes, sans même pouvoir parvenir jusqu’à l’antichambre de la reine. Mais la rusée aventurière a déjà combiné son coup. Elle se poste avec d’autres quémandeurs dans l’antichambre de Madame Élisabeth et s’évanouit subitement. Tout le monde accourt, son mari fait sonner leur nom ronflant et raconte, les larmes aux yeux, que la faim, dont elle a souffert pendant des années, et l’épuisement consécutif sont cause de cette syncope. On ramène chez elle sur une civière la soi-disant malade qui a réussi à éveiller la compassion ; on lui envoie deux cents livres et sa pension est portée de huit cents livres à quinze cents. Mais pour une Valois ce n’est là qu’une aumône. Délibérément elle récidive : elle s’évanouit une deuxième fois dans l’antichambre de la comtesse d’Artois, puis une troisième dans la Galerie des Glaces que doit traverser la reine. Mais Marie-Antoinette, sur la générosité de qui comptait tout spécialement l’obstinée quémandeuse, ne saura malheureusement rien de cet incident. Un quatrième évanouissement serait suspect. Les deux époux rentrent donc à Paris avec un maigre butin. Il s’en faut de beaucoup qu’ils aient atteint ce qu’ils voulaient. Mais ils se gardent bien, naturellement, de l’avouer ; ils racontent au contraire, en se rengorgeant, que la reine, leur parente, les a reçus de la façon la plus gracieuse et la plus cordiale. Et comme il y a beaucoup de gens pour qui une comtesse de Valois, bien vue dans la société de la reine, est une relation précieuse, quelques moutons dodus ne tardent pas à venir se faire tondre, et voici le crédit rétabli pour un certain temps. Les deux mendiants endettés – mundus vult decipi – créent une véritable cour, dirigée par un soi-disant premier secrétaire, qui s’appelle Rétaux de Villette et qui partage sans scrupules non seulement les escroqueries mais aussi le lit de la noble comtesse ; un second secrétaire, Loth, appartient même au clergé. On engage des cochers, des laquais, des soubrettes et l’on mène joyeuse vie dans la rue Neuve-Saint-Gilles. On y organise d’amusantes parties de jeux, peu profitables aux sots qui se laissent prendre, mais très divertissantes tout de même par la présence d’un monde de femmes équivoques. Malheureusement des importuns, huissiers et créanciers de profession, s’en mêlent et ont l’inconvenante prétention, après avoir attendu des semaines et des mois, de se faire enfin payer. De nouveau l’honorable couple se trouve au bout de son latin, les petits artifices ne prennent plus. Il sera bientôt temps d’oser un grand coup.

Pour une escroquerie d’envergure deux choses sont nécessaires : un escroc de qualité et une belle dupe. Cette dupe, heureusement, on l’a déjà sous la main : elle n’est autre que le cardinal de Rohan, membre illustre de l’Académie Française et grand aumônier de France. Tout à fait homme de son temps, ni plus intelligent ni plus bête que beaucoup d’autres, ce prince de l’Église, d’un extérieur charmant, est atteint de la maladie du siècle, il est d’une crédulité excessive. L’humanité ne peut pas, à la longue, vivre sans croyance ; et l’idole du siècle, Voltaire, ayant fait passer de mode la foi, la superstition se glisse à sa place dans les salons du dix-huitième. Un âge d’or commence pour les alchimistes, les cabalistes, les rose-croix, les charlatans, les nécromanciens et les marchands d’orviétan. Pas un homme de la noblesse, pas une femme du monde ne manquera de se rendre dans la loge de Cagliostro, de dîner à la table du comte de Saint-Germain, d’assister aux expériences de Mesmer avec son baquet magnétique. Et c’est bien parce qu’ils sont légers, si spirituellement frivoles, parce que ni la reine, ni les généraux, ni les prêtres ne prennent au sérieux leur dignité, leur service, ou leur Dieu, que tous ces viveurs « éclairés » éprouvent le besoin, pour meubler le vide épouvantable de leur existence, de jouer avec la métaphysique, la mystique, le surnaturel, l’incompréhensible, et qu’ils se laissent prendre le plus bêtement du monde, en dépit de toute leur clairvoyance et de tout leur esprit, aux pièges les plus grossiers des charlatans. Le plus naïvement crédule de ces pauvres d’esprit, son Éminence le cardinal de Rohan, tombe justement sur le plus roué de ces prestidigitateurs, le pape de tous les charlatans, le « divin » Cagliostro. Celui-ci est installé au château de Saverne et fait passer par enchantement dans sa poche l’argent et aussi la raison de son hôte. Il est avéré que les augures et les escrocs se reconnaissent au premier coup d’œil et c’est ce qui se passe pour Cagliostro et Mme de la Motte ; au courant des aspirations intimes du cardinal, Cagliostro apprend à Mme de la Motte le plus secret désir de son hôte, celui de devenir premier ministre de France ; elle arrive aussi à savoir le seul obstacle que redoute le cardinal : l’antipathie connue, mais inexplicable pour lui, que professe à son égard Marie-Antoinette. Connaître la faiblesse d’un homme, pour une femme habile et rusée c’est déjà le tenir ; la coquine tresse en hâte la corde dont elle se servira pour faire danser l’ours épiscopal jusqu’à ce qu’il sue de l’or. Dès avril 1784 Mme de la Motte commence à laisser tomber par-ci par-là une petite remarque comme quoi « sa chère amie » la reine se confie tendrement à elle ; avec une imagination de plus en plus fertile elle invente des épisodes qui éveillent chez le candide cardinal l’idée que cette jolie petite femme pourrait être pour lui l’intermédiaire idéale auprès de la reine. Il avoue être très affecté de ce que depuis des années sa Majesté ne l’a pas honoré d’un regard, alors qu’il ne connaît pas de plus grand bonheur que de la servir respectueusement. Ah ! si seulement quelqu’un voulait éclairer la reine sur ses véritables sentiments ! Émue et pleine de compassion, « l’amie intime » lui promet de parler en sa faveur à Marie-Antoinette. Rohan est étonné du poids de cette intervention, car en mai Mme de la Motte lui annonce déjà que l’opinion de la reine à son égard a changé et qu’elle ne tarderait pas à lui donner une marque discrète de ses nouvelles dispositions, rien d’officiel encore, bien entendu ; à la prochaine réception de la cour elle lui ferait secrètement un petit signe de la tête. Quand on veut croire ou voir une chose, on la croit ou voit volontiers. À la réception suivante le bon cardinal pense en effet avoir remarqué une « nuance » dans le salut de la reine, et pour récompenser sa touchante médiatrice il lui verse de beaux écus sonnants et trébuchants.

Mais aux yeux de Mme de la Motte il s’en faut de beaucoup que le filon rende suffisamment. Pour mieux entortiller le cardinal il est nécessaire de lui donner des preuves palpables de la faveur royale. Ne pourrait-on pas lui montrer des lettres ? Pourquoi aurait-on chez soi, et dans son lit, un secrétaire dénué de scrupules ? Rétaux n’hésite pas, effectivement, à fabriquer de prétendues lettres de la reine à son amie la comtesse de Valois. Et puisque ce fou s’y laisse prendre, pourquoi ne pas continuer dans cette voie profitable ? Pourquoi ne pas simuler une correspondance secrète entre lui et la reine, pour mieux vider sa caisse ? Sur le conseil de Mme de la Motte, le cardinal aveuglé écrit une justification détaillée de sa conduite jusqu’à ce jour, la revoit et la corrige pendant des journées entières et en remet enfin une copie nette à cette femme impayable. Et la preuve que Mme de la Motte est une vraie magicienne et l’amie intime de la reine, c’est que quelques jours plus tard elle apporte déjà une lettre de petit format sur papier vergé à tranche dorée, portant dans un coin le lys de France. L’orgueilleuse reine de la maison de Habsbourg, si réservée et si inaccessible habituellement, écrit à celui qu’elle avait méprisé jusqu’à ce jour :

« Je suis charmée, de ne plus vous trouver coupable. Je ne puis encore vous accorder l’audience que vous désirez. Quand les circonstances le permettront, je vous en ferai prévenir. Soyez discret ! »

Le dindon de la farce ne se connaît plus de joie ; sur le conseil de Mme de la Motte, il remercie la reine, reçoit et écrit d’autres lettres, et plus son cœur s’emplit de fierté et d’impatience à l’idée d’être en grande faveur auprès de Marie-Antoinette, plus Mme de la Motte se charge de vider ses poches. L’audacieuse entreprise bat son plein.

Il est dommage toutefois que dans cette comédie un personnage important, principal même, la reine, ne se soit pas encore réellement décidée à jouer son rôle. Ce jeu dangereux ne saurait pourtant se poursuivre sans son intervention, car il est impossible de laisser croire éternellement, même à quelqu’un d’aussi crédule que le cardinal, que la reine l’a salué, quand en réalité elle détourne obstinément son regard de cet homme exécré. Il est de plus en plus à craindre que ce pauvre fou ne finisse par se douter de quelque chose. Comme il est évident que Marie-Antoinette n’adressera jamais la parole au cardinal, ne suffirait-il pas de persuader à ce balourd qu’il a parlé avec la reine ? Pourquoi ne profiterait-on pas de la nuit, toujours favorable aux tricheries, pour présenter à Rohan dans une des allées ombragées du parc de Versailles, endroit tout à fait propice, une personne à qui l’on apprendrait quelques phrases par cœur et que l’on ferait passer pour la reine ? La nuit tous les chats sont gris, et dans son agitation et sa folie le bon cardinal ne se laisserait pas moins berner que par les blagues de Cagliostro et les lettres à tranches dorées d’un secrétaire ignare.

Mais où trouver rapidement une figurante, « un double », comme on dit aujourd’hui au cinéma ? Eh bien ! là où, à toute heure, des petites femmes très complaisantes, de tous genres et de toutes tailles, sveltes ou rondes, minces ou plantureuses, blondes ou brunes, se promènent dans un but commercial, au jardin du Palais-Royal, le paradis de la prostitution parisienne. Le « comte » de la Motte se charge de cette commission délicate ; il n’est pas long à découvrir un sosie de la reine. C’est une jeune femme du nom de Nicole – qui plus tard s’appellera baronne d’Oliva – soi-disant modiste, mais en réalité plus au service des hommes qu’à celui d’une clientèle féminine. Il n’a pas à déployer beaucoup d’artifice pour la décider à jouer ce rôle facile, « car, dira Mme de la Motte à ses juges, elle est fort bête ». Le 11 août, on amène à Versailles, dans un appartement loué tout exprès, l’obligeante hétaïre ; la comtesse de Valois se charge elle-même de l’habiller d’une robe de mousseline à pois, copie exacte de celle que porte la reine dans le tableau de Mme Vigée-Lebrun. On campe sur ses cheveux soigneusement poudrés un chapeau à large bord qui cache sa figure, et en route ! vivement et hardiment, pour le sombre parc nocturne, avec la craintive petite, qui pendant dix minutes passera pour la reine de France devant le grand aumônier de la royauté. La plus grande escroquerie de tous les temps est en marche.

Tout doucement le couple et la pseudo-reine déguisée traversent la terrasse de Versailles. Le ciel leur est bienveillant et répand sur la terre une obscurité complète. Ils descendent vers le bosquet de Vénus, où l’ombre des sapins, des cèdres et des pins permet à peine de distinguer autre chose que des contours ; l’endroit se prête merveilleusement aux jeux de l’amour et davantage encore à ce fantastique jeu de dupes. La pauvre petite prostituée commence à trembler. Elle s’enfuirait volontiers. Angoissée, elle tient à la main la rose et le billet qu’elle doit remettre, ainsi qu’il est prévu, à un noble seigneur qui va l’accoster ici. Soudain, le gravier crisse. La silhouette d’un homme surgit, c’est Rétaux, le secrétaire, qui, jouant le rôle d’un serviteur royal, amène Rohan. Nicole tout à coup se sent énergiquement poussée en avant, et comme happés par l’obscurité les entremetteurs la Motte disparaissent. Est-elle seule ? Non, pourtant, car elle voit aussitôt s’avancer vers elle un inconnu, grand et élancé, le chapeau enfoncé sur les yeux : c’est le cardinal. Mais que la conduite de cet homme est étrange ! Il s’incline devant elle jusqu’à terre, baise le bas de sa robe. À présent, Nicole devrait lui tendre la rose et la lettre qu’elle tient à la main. Mais dans son désarroi elle laisse tomber la rose et oublie la lettre. Elle balbutie seulement d’une voix étouffée les quelques mots qu’on lui a péniblement appris : « Vous pouvez espérer que le passé sera oublié. » Et ces quelques mots paraissent toucher infiniment le gentilhomme inconnu, car de nouveau il s’incline à plusieurs reprises et bégaie, l’air heureux, des paroles de reconnaissance, profondément respectueuses, sans que la pauvre petite sache pourquoi. Elle a seulement peur, une peur mortelle de parler et de se trahir. Mais, Dieu soit loué ! on entend un pas pressé sur le gravier, et quelqu’un appelle d’une voix basse et émue : « Vite, vite ! venez ! voici Madame et la comtesse d’Artois ! » Le mot fait son effet, le cardinal prend peur et s’éloigne précipitamment en compagnie de Mme de la Motte, tandis que le noble époux reconduit la petite Nicole ; le cœur battant, la pseudo-reine se glisse le long du château, où, derrière les fenêtres enténébrées, la vraie reine dort sans se douter de rien.

La farce aristophanesque a merveilleusement réussi. Ce pauvre imbécile de cardinal a reçu sur la tête un coup qui le prive complètement de ses esprits. Jusqu’ici il avait fallu sans cesse endormir sa méfiance, le prétendu signe de tête n’était qu’une demi-preuve, de même que les lettres d’ailleurs ; mais maintenant qu’il croit avoir parlé réellement à la reine, et appris de sa bouche qu’elle lui pardonne, tout ce que dit la comtesse est pour lui plus vrai que parole d’évangile. Elle peut le tenir en laisse et faire de lui tout ce qu’elle veut. Et il n’y a pas, ce soir-là, d’homme plus heureux dans toute la France que le cardinal ; Rohan se voit déjà premier ministre, de par les bonnes grâces de la reine.

Quelques jours plus tard, Mme de la Motte annonce au cardinal que la reine lui donne une nouvelle preuve de sa faveur. Sa Majesté – dont Rohan connaît le cœur généreux – voudrait faire parvenir à une famille noble tombée dans le besoin cinquante mille livres, mais elle ne dispose pas de cette somme pour le moment. Le cardinal ne se chargerait-il pas pour elle de cette charité ? Éminemment heureux, Rohan ne s’étonne pas un instant que la reine, malgré ses revenus énormes, soit à court d’argent. Tout Paris sait d’ailleurs qu’elle est continuellement endettée. Il fait venir immédiatement un juif alsacien du nom de Cerf-Beer, lui emprunte cinquante mille livres, et deux jours après les écus s’alignent sur la table de Mme de la Motte. Le couple sait enfin comment s’y prendre pour faire danser le pantin. Trois mois plus tard ils tirent encore plus fort sur la ficelle ; la reine a de nouveau besoin d’argent, et Rohan s’empresse d’engager ses meubles et son argenterie dans le seul but de plaire rapidement à sa protectrice.

Ce sont, pour le comte et la comtesse de la Motte, des temps très heureux qui commencent. Le cardinal est loin, en Alsace, mais son argent sonne gaîment dans leurs poches. Inutile de se faire des soucis à présent, ils ont trouvé un sot qui paie. Il suffira de lui écrire de temps en temps une lettre au nom de la reine, et il fournira de nouveaux fonds. En attendant il n’y a qu’à vivre la grande vie, sans penser au lendemain ! Car si les souverains, les princes et les cardinaux sont insouciants en cette époque frivole, les escrocs le sont aussi. On se dépêche d’acheter une maison de campagne à Bar-sur-Aube avec un superbe jardin et une vaste ferme ; on mange dans de la vaisselle en or, on boit dans du cristal étincelant ; on joue, on fait de la musique dans cette belle demeure. La meilleure société se dispute l’honneur de fréquenter chez la comtesse de Valois de la Motte. Qu’il est beau le monde qui produit de pareils imbéciles !

Celui qui, au jeu, a tiré à trois reprises la carte la plus forte, n’hésitera pas à risquer, à la quatrième fois, une mise audacieuse. Un hasard imprévu glisse l’as d’atout dans la main de Mme de la Motte. À l’une de ses réceptions, quelqu’un raconte que ces pauvres joailliers de la cour, Bœhmer et Bassenge, ont de gros ennuis. Ils ont mis tout leur capital ainsi qu’une importante somme empruntée dans le plus magnifique collier de diamants qu’on ait jamais vu. Il était en somme destiné à la du Barry, qui l’eût certainement acheté si, malheureusement, la petite vérole n’avait enlevé Louis XV ; ensuite les joailliers l’avaient offert à la cour d’Espagne et par trois fois à la reine Marie-Antoinette, qui, folle de bijoux, achetait facilement, sans s’inquiéter beaucoup du prix. Mais l’économe et ennuyeux Louis XVI n’avait pas voulu débourser seize cent mille livres. Bœhmer et Bassenge étaient donc acculés et les intérêts qu’ils devaient grevaient leurs beaux diamants ; sans doute seraient-ils obligés de céder le merveilleux collier au-dessous de sa valeur. Mais pourquoi la comtesse de Valois, qui se trouve être sur un si grand pied d’intimité avec la reine, n’engagerait-elle pas sa royale amie à faire l’achat de ce joyau dans de bonnes conditions, payable en plusieurs échéances naturellement ? Il y aurait là gros à gagner. Mme de la Motte, très soucieuse de maintenir la légende de son influence, a la bonté de promettre son intervention, et le 29 décembre les deux joailliers viennent soumettre le précieux écrin rue Neuve-Saint-Gilles.

Quelle merveille ! Mme de la Motte en a la respiration coupée. Miroitants comme ces diamants, d’audacieux projets traversent son esprit rusé : pourquoi ne déciderait-on pas cet âne bâté de cardinal à acheter secrètement le collier pour la reine ? À peine est-il revenu d’Alsace que Mme de la Motte l’entreprend sérieusement. Une nouvelle faveur lui sourit. La reine désire acheter un joyau précieux, à l’insu de son mari bien entendu, et il lui faudrait pour cela un intermédiaire discret ; en pensant à lui pour cette mission secrète et honorable elle lui donnait une preuve de sa confiance. Quelques jours plus tard Mme de la Motte, triomphante, peut annoncer à l’heureux Bœhmer qu’elle a trouvé un acquéreur : le cardinal de Rohan. Le 29 janvier 1785 le marché est conclu à l’hôtel de Strasbourg : seize cent mille livres payables en deux ans, par échéances de six mois. Le joyau doit être livré le 1er février, la première échéance sera due le 1er août. Le cardinal appose son paraphe sur le contrat et le remet à Mme de la Motte pour qu’elle le soumette à « son amie » ; le lendemain 30 janvier, la voleuse apporte la réponse, sa Majesté est entièrement d’accord. Mais à un pas de la porte de l’écurie, l’âne jusque-là si docile se cabre. Il s’agit de seize cent mille livres, après tout ; ce qui n’est pas une bagatelle, même pour le prince le plus prodigue ! Pour une affaire de cette importance, il faudrait au moins avoir une espèce de reconnaissance, un document signé de la reine. Un écrit ? Mais avec le plus grand plaisir ! Le secrétaire n’est-il pas là ?… Le jour suivant Mme de la Motte rapporte le contrat ; chaque clause porte en marge – manu propria – la mention « approuvé » et au bas du contrat figure la signature « autographe » de la reine : « Marie-Antoinette de France ». S’il était tant soit peu intelligent, le grand aumônier de France, membre de l’Académie, ancien ambassadeur et, en imagination, futur ministre, devrait savoir qu’en France une reine ne signe jamais un document autrement que par son prénom, qu’une signature « Marie-Antoinette de France » indique à première vue déjà l’œuvre d’un faussaire, non seulement maladroit, mais tout à fait ignorant. Mais comment douter, puisque la reine en personne l’a reçu au bosquet de Vénus ? Le cardinal ébloui jure solennellement de ne pas lâcher ce papier ni de le montrer à quiconque. Le 1er février le joaillier vient livrer le bijou au cardinal, qui, le soir, va le porter lui-même à Mme de la Motte, pour s’assurer que des mains dévouées à la reine en prendront livraison. Il n’attend pas longtemps rue Neuve-Saint-Gilles ; déjà les pas d’un homme se font entendre dans l’escalier. Mme de la Motte prie le cardinal d’entrer dans une pièce voisine, d’où, par une porte vitrée, il pourra voir et constater que le bijou a été remis régulièrement. En effet un jeune homme, tout habillé de noir, paraît – toujours Rétaux, bien entendu, le brave secrétaire – et s’annonce : « Par ordre de la reine. » Quelle femme admirable que cette comtesse de la Motte, se dit le cardinal, avec quelle discrétion, avec quelle adresse et quel dévouement elle fait tout parvenir à son amie ! Rassuré il lui donne la cassette, elle la remet au mystérieux messager, qui, chargé du précieux butin, disparaît aussi vite qu’il est venu, et le collier avec lui, pour ne plus revenir. Le cardinal ému prend congé : maintenant, après le service d’amitié qu’il a rendu, cela ne peut plus tarder, il sera bientôt, lui l’auxiliaire de la reine, le premier serviteur du roi, le premier ministre de France !

Quelques jours plus tard, un bijoutier juif se présente à la police parisienne pour se plaindre, au nom de ses confrères, du tort que leur fait un certain Rétaux de Villette en offrant des diamants très précieux à des prix si bas qu’ils doivent avoir été volés. Le préfet de police fait venir Rétaux. Celui-ci déclare qu’il tient les diamants d’une parente du roi, la comtesse de la Motte-Valois, qui l’a chargé de les vendre. Comtesse de Valois ! Ce beau nom fait sur le fonctionnaire l’effet d’un purgatif et il relâche immédiatement Rétaux, qui était déjà en proie à une frayeur mortelle. Mais néanmoins la comtesse se rend compte combien il serait dangereux de continuer à vendre à Paris les pierres démontées et séparées du collier – le précieux gibier longtemps pourchassé avait tout de suite été dépecé et morcelé ; elle bourre donc de diamants les poches de son brave époux et l’envoie à Londres. Bientôt les joailliers de New Bond Street et de Piccadilly ne peuvent plus se plaindre de manquer d’offres abondantes et avantageuses.

Hourra ! Voici tout à coup de l’argent, mille fois plus que l’audacieuse drôlesse n’en avait jamais espéré, même en rêve. Avec un aplomb insolent, grisée par son incroyable succès, elle n’hésite pas à étaler cette richesse récente. On fait l’acquisition de voitures, attelées de quatre juments anglaises, on engage des laquais en livrées superbes et un nègre galonné d’argent de la tête aux pieds, on achète des tapis, des gobelins, des bronzes, des chapeaux à plumes et un lit de velours écarlate. Et lorsque l’honorable couple va s’installer dans sa célèbre résidence de Bar-sur-Aube, il ne faut pas moins de vingt-quatre voitures pour transporter tous les meubles et objets précieux achetés en hâte à Paris. Bar-sur-Aube assiste à une inoubliable fête des mille et une nuits. De somptueux courriers précèdent à cheval le cortège du nouveau grand-mogol, puis vient la berline laquée gris perle, capitonnée de drap blanc. Les couvertures de satin, qui recouvrent douillettement les jambes du ménage, portent les armes des Valois : Rege ab avo sanguinem, nomen et lilia, « Du roi, mon ancêtre, je tiens mon sang, mon nom et les lys ». L’ancien officier de gendarmerie est magnifiquement vêtu : il porte des bagues à tous les doigts, des boucles de diamants aux souliers, trois ou quatre chaînes de montre brillent sur son héroïque poitrine, et l’inventaire de sa garde-robe – on put le vérifier plus tard dans les pièces du procès – ne mentionne pas moins de dix-huit costumes, tout flambant neuf, de soie ou de brocart, garnis de dentelles de Malines, de boutons en or ciselé et de précieuses passementeries. Son épouse ne le lui cède en rien : couverte de bijoux elle étincelle et brille, telle une idole hindoue. Jamais on n’a vu dans la petite ville de Bar-sur-Aube pareille richesse, laquelle ne tarde pas à exercer son pouvoir magnétique. Toute la noblesse des environs afflue dans cette maison et prend part aux festins dignes de Lucullus qu’on y donne ; des troupes de laquais y servent les mets les plus choisis dans de la précieuse vaisselle d’argent, les repas sont accompagnés de musique, et, nouveau Crésus, le comte évolue dans ses appartements princiers et répand l’argent à pleines mains.

L’affaire du collier a de nouveau atteint un point où elle est si absurde et si fantastique qu’elle paraît impossible. Le scandale ne devrait-il pas éclater au bout de quelques semaines ? Comment ces deux escrocs peuvent-ils – c’est la question que se pose involontairement tout esprit normal – étaler si insolemment leur faste et leur richesse sans se soucier de la police ? Mais Mme de la Motte pense très justement : si jamais les choses doivent tourner mal, nous avons un solide répondant. Supposons que l’on découvre le pot-aux-roses, eh bien ! il se débrouillera, monsieur le cardinal de Rohan ! Il se gardera bien, le grand aumônier de France, de laisser ébruiter une affaire qui le couvrirait de ridicule pour l’éternité. Il préférera payer le collier de sa poche très discrètement et sans broncher. Pourquoi se tourmenter alors ? Avec un associé pareil on peut dormir tranquille dans son lit de damas. Et vraiment ils ne s’inquiètent pas, cette brave de la Motte, son honorable époux, son habile secrétaire ; ils jouissent au contraire pleinement des avantages qu’ils ont su tirer avec tant d’adresse de l’inépuisable capital de la bêtise humaine.

Il y a cependant un détail qui semble étrange au digne cardinal. Il s’attendait, lors de la dernière réception officielle, à voir la reine déjà parée du précieux joyau ; sans doute espérait-il aussi un mot ou un signe de tête familier, un geste de reconnaissance, invisible pour tous, sauf pour lui. Mais rien ! Marie-Antoinette est passée à côté de lui froide comme toujours et le collier ne brillait pas sur sa blanche gorge. « Pourquoi la reine ne porte-t-elle pas ma parure ? » finit-il par demander, étonné, à Mme de la Motte. Cette femme rusée n’est jamais embarrassée pour répondre : il répugnait à la reine, dit-elle, de mettre le collier avant qu’il ne fût complètement payé. C’est seulement alors qu’elle voulait faire une surprise à son époux. L’âne docile replonge la tête dans le foin, il est satisfait. Mais le mois de mai a peu à peu succédé au mois d’avril, le mois de juin au mois de mai, et le 1er août, terme fatal des premières quatre cent mille livres, approche toujours plus. Pour obtenir une prolongation de délai, l’aventurière invente une nouvelle histoire. Elle annonce aux joailliers que la reine a réfléchi, qu’elle trouve le prix trop élevé, et que s’ils ne lui accordent pas une réduction de deux cent mille livres, elle est prête à renvoyer le collier. L’astucieuse Mme de la Motte compte qu’ils parlementeront et qu’ainsi on gagnera du temps. Mais elle se trompe. Les joailliers, qui avaient fixé un prix beaucoup trop élevé, et qui sont déjà dans leurs petits souliers, déclarent être d’accord, sans plus. Bassenge écrit une lettre à la reine dans laquelle ils acceptent la réduction, et Bœhmer la remet le 12 juillet, jour où d’ailleurs il doit livrer un autre bijou à la reine.

La lettre dit :

« Madame, nous sommes au comble du bonheur d’oser penser que les derniers arrangements qui nous ont été proposés, et auxquels nous nous sommes soumis avec zèle et respect, sont une nouvelle preuve de notre soumission et dévouement aux ordres de Votre Majesté, et nous avons une vraie satisfaction de penser que la plus belle parure de diamants qui existe servira la plus grande et la meilleure des reines. »

Cette lettre, par sa forme embrouillée, est incompréhensible, au premier abord, pour une personne non prévenue. Si cependant la reine se donnait la peine de la lire attentivement et de réfléchir un peu, elle se demanderait étonnée : quels arrangements ? quelle parure de diamants ? Mais, on a pu le constater cent fois, il est rare que Marie-Antoinette lise avec attention et jusqu’au bout un écrit ou un imprimé, elle trouve cela trop ennuyeux ; la réflexion n’a jamais été son fort. C’est ainsi d’ailleurs qu’elle n’ouvre la lettre que lorsque Bœhmer est déjà parti. Ignorant tout à fait ce qui s’est passé, elle ne comprend pas le sens de ces phrases obséquieuses et compliquées, mais elle ordonne toutefois à sa femme de chambre de rappeler Bœhmer pour le questionner. Malheureusement celui-ci a déjà quitté le château. Bah ! je saurai bien la prochaine fois ce que veut ce fou de Bœhmer, se dit la reine, et elle s’empresse de jeter le billet au feu. Cette indifférence de sa part et surtout la destruction de la lettre – comme tout dans l’affaire du collier – paraissent invraisemblables à première vue ; si bien que des historiens sincères, tel Louis Blanc, ont voulu voir dans cette destruction un point suspect, comme si la reine avait tout de même su quelque chose de cette trouble affaire. En réalité ce geste hâtif n’a rien d’extraordinaire chez une femme qui, toute sa vie, a brûlé aussitôt toute correspondance qui lui était adressée, par crainte de sa propre négligence et de l’espionnage de la cour : même après l’assaut des Tuileries on ne trouva dans son bureau aucun écrit qui lui fût adressé. En somme, ce qui d’ordinaire était une mesure de prudence fut ici une imprudence.

Il a fallu le concours d’une série de hasards pour que l’escroquerie n’éclatât pas plus tôt. Mais à présent tous les tours de passe-passe sont vains, le 1er août approche, et Bœhmer veut son argent. Mme de la Motte recourt à une dernière ruse : elle met subitement cartes sur table devant les joailliers et déclare effrontément : « Vous êtes trompés, l’écrit de garantie que possède le cardinal porte une fausse signature ; mais le prince est assez riche, il payera. » Elle espère avec cela détourner le coup, elle espère – son raisonnement est en somme tout à fait logique – que les joailliers furieux vont se précipiter chez le cardinal, qu’ils lui raconteront tout, et que, honteux, celui-ci se taira et aimera mieux payer seize cent mille livres que de se rendre à jamais ridicule devant toute la cour et le monde. Mais Bœhmer et Bassenge ne raisonnent ni en logiciens ni en psychologues, ils tremblent seulement pour leur argent. Ils ne veulent pas avoir affaire avec le cardinal endetté. La reine – tous deux sont encore persuadés que Marie-Antoinette est mêlée à l’histoire, puisqu’elle n’a rien dit au sujet de leur lettre – est pour eux un débiteur plus solvable que cet évaporé de cardinal. Et en mettant les choses au pis – ils se trompent encore – elle possède toujours le précieux collier, ce qui est un gage sûr.

Nous voici parvenus à un point où la duperie n’est plus possible. Il suffit d’une poussée pour que s’effondre avec fracas cette tour de Babel de mensonges et de tromperies mutuelles. Une minute après que Bœhmer, accouru à Versailles, a été reçu en audience par la reine, le joaillier et Marie-Antoinette savent que toute l’affaire repose sur d’odieux mensonges. Mais quel est le véritable imposteur ? Le procès le dira.

D’après les pièces et les dépositions qui existent sur ce procès terriblement embrouillé, une chose est aujourd’hui certaine : Marie-Antoinette n’a pas eu la moindre idée du honteux abus qu’on a fait de son nom, de sa personne, de son honneur. Elle a été, au sens juridique du mot, aussi innocente qu’on peut l’être, victime uniquement – pas du tout confidente et encore moins complice – dans cette escroquerie, la plus audacieuse de l’Histoire. Jamais elle n’a reçu le cardinal, jamais elle n’a connu la voleuse de la Motte, jamais elle n’a eu en mains une pierre du collier. Seules la haine, l’hostilité préconçue, la calomnie délibérée ont pu accuser Marie-Antoinette d’être de connivence avec l’aventurière et le cardinal imbécile ; il faut le répéter, la reine a été mêlée, à son insu, à cette affaire déshonorante, par une bande de faussaires, d’escrocs, de voleurs et de fous.

Mais cependant, moralement, on ne peut pas tout à fait acquitter Marie-Antoinette. Car toute cette supercherie n’a pu être machinée que parce que sa mauvaise réputation encourageait les escrocs et que n’importe quelle étourderie de sa part paraissait d’emblée croyable aux victimes. Sans les folles et frivoles années de Trianon cette comédie mensongère eût été inimaginable. Le bon sens n’aurait jamais osé attribuer à Marie-Antoinette, à une véritable souveraine, une correspondance secrète ignorée de son mari ou un rendez-vous dans un bosquet obscur. Jamais un Rohan, jamais les deux joailliers ne se seraient laissé prendre par des mensonges aussi grossiers et n’auraient cru que la reine, manquant d’argent, désirait, à l’insu de Louis XVI, faire acheter à terme par des intermédiaires une précieuse parure de diamants, si précédemment tout Versailles n’avait pas déjà parlé à voix basse de promenades nocturnes dans le parc, de joyaux rendus et échangés, de dettes non réglées. Jamais Mme de la Motte n’aurait pu mettre debout un tel monument de mensonges, si la légèreté de la reine ne lui en avait pas fourni les éléments et si sa mauvaise réputation ne l’y avait pas aidée. On ne saurait trop le dire, Marie-Antoinette, dans toutes les tractations fantastiques de l’affaire du collier, a été tout à fait innocente ; mais qu’une pareille escroquerie ait pu être osée sous son nom, et qu’on y ait cru, c’est là du point de vue de l’Histoire sa grande faute.

Share on Twitter Share on Facebook