Il est d’usage, à la fin d’un livre d’histoire, d’énumérer les sources auxquelles on a puisé ; dans le cas de Marie-Antoinette, il me semble presque plus important d’indiquer celles auxquelles on n’a pas recouru et pourquoi il en a été ainsi. Car les documents habituellement les plus sûrs, les lettres autographes, s’avèrent ici douteux. Marie-Antoinette, la remarque en a été faite à différentes reprises dans ce livre, n’était guère épistolière ; elle ne s’asseyait pour ainsi dire jamais sans y être réellement contrainte à ce merveilleux et délicat bureau qu’on voit encore aujourd’hui à Trianon. Il n’était donc nullement étonnant que dix et même vingt ans après sa mort on ne connût en somme aucune lettre de sa main, hors ces innombrables billets, avec l’inévitable : Payez, Marie-Antoinette. Les deux correspondances vraiment suivies qu’elle avait entretenues, l’une avec sa mère et la cour de Vienne, l’autre, intime, avec le comte de Fersen, dormaient, à ce moment-là, et même encore un demi-siècle plus tard, dans les archives, cependant que les rares lettres adressées à la comtesse de Polignac étaient inaccessibles dans l’original. La surprise fut d’autant plus grande, lorsque, entre 1840 et 1860, surgirent dans presque toutes les ventes d’autographes à Paris de nombreuses lettres soi-disant de la reine et qui, chose étrange, portaient toutes sa signature, alors qu’en réalité elle ne signait que fort rarement. Puis des publications importantes apparurent coup sur coup, tout d’abord celle du comte Hunolstein, puis un recueil des lettres de Marie-Antoinette réunies par le baron Feuillet de Conches, et ensuite les lettres de la reine à Fersen publiées par Klinkowstrœm. La joie des historiens scrupuleux devant tout ce matériel documentaire ne fut certes pas sans mélange ; quelques mois déjà après leur publication l’authenticité d’un très grand nombre des lettres publiées par Hunolstein et Feuillet de Conches était contestée ; une longue polémique s’ensuivait et bientôt il n’était plus de doute possible pour les chercheurs sincères : un faussaire très adroit, voire génial, avait mêlé de la façon la plus audacieuse le vrai avec le faux et, pour donner plus de vraisemblance à sa tricherie, avait mis les faux autographes dans le commerce.
Les savants, par suite d’égards étonnants, ne donnèrent pas le nom de ce fameux faussaire, un des plus habiles que le monde ait connus – quoique Flammermont et Rocheterie laissassent, il est vrai, nettement deviner entre les lignes celui qu’ils soupçonnaient. Aujourd’hui, il n’y a plus aucune raison de taire ce nom et de passer sous silence un cas psy chologique extrêmement intéressant. Le trop zélé fabricant de lettres de Marie-Antoinette n’était autre que le baron Feuillet de Conches lui-même ; haut diplomate, homme d’une culture extraordinaire, excellent et spirituel écrivain, parfaitement au courant de tout ce qui s’était passé sous Louis XVI, il avait recherché pendant dix ou vingt ans les lettres de Marie-Antoinette, dans toutes les archives et les collections particulières et, avec un zèle digne d’éloge et une connaissance approfondie du sujet, il avait mis debout un ouvrage aujourd’hui encore digne de respect.
Mais cet homme actif et honorable avait une passion et les passions sont toujours dangereuses : il collectionnait les autographes avec un véritable fanatisme et avait acquis en ce domaine l’autorité d’un pape ; nous lui devons, dans ses Causeries d’un curieux, un essai parfait sur l’art du collectionneur. Sa collection, ou comme il disait fièrement, son « cabinet », était la plus importante de toute la France. Mais quel est le collectionneur content de son trésor ? Déjà – sans doute parce que ses moyens ne lui permettaient pas d’augmenter ses cartons comme il l’eût voulu – il avait fabriqué une série d’autographes de La Fontaine, de Boileau et de Racine (aujourd’hui encore, ils surgissent parfois dans le commerce) qu’il vendait par l’intermédiaire de marchands parisiens ou anglais. Mais les fausses lettres de Marie-Antoinette sont incontestablement ses chefs-d’œuvre. Là, comme nul autre vivant, il connaissait la matière, l’écriture et les circonstances. Il ne lui était donc pas particulièrement difficile d’inventer, d’après sept lettres vraiment authentiques de la reine à la comtesse de Polignac, dont il avait été le premier à reconnaître les originaux, autant de lettres qu’il le voulait et de petits billets adressés par Marie-Antoinette à ceux de ses parents avec qui il la savait en relations intimes. C’est ainsi qu’il en arriva à fabriquer une foule de faux dont la perfection est effectivement troublante, tant le style est imité avec tact et les détails imaginés avec le sens de l’Histoire. Avec la meilleure volonté du monde – avouons-le franchement – on ne peut donc pas distinguer si certaines lettres sont vraies ou fausses, si elles ont été pensées et écrites par Marie-Antoinette ou imaginées par le baron Feuillet de Conches. Pour ne citer qu’un exemple, il nous serait impossible de dire si la lettre adressée au baron Flachslanden, qui se trouve à la bibliothèque d’État prussienne, est authentique ou non. Le texte pourrait passer pour authentique, l’écriture un peu trop posée et trop ronde trahirait le faux, ainsi que ce fait que le dernier propriétaire tenait la lettre de Feuillet de Conches. C’est pourquoi, au nom de la vérité historique, tout document ne portant pas d’autre indication d’origine que celle du « cabinet » du baron de Conches a été écarté sans pitié de cet ouvrage ; nous avons préféré utiliser un petit nombre de lettres dont nous étions absolument sûr, plutôt que de recourir à un grand nombre dont l’authenticité était douteuse.
Pour les témoignages oraux sur Marie-Antoinette il en est de même que pour les lettres ; on ne peut guère, en général, s’y fier davantage. Si pour d’autres époques nous déplorons parfois l’absence de Mémoires et de rapports de témoins oculaires, en ce qui concerne la Révolution française on se plaindrait plutôt de l’abondance des documents. En ces années de bouleversement où une génération est ballottée par une succession ininterrompue de vagues politiques, il ne reste guère de temps pour penser et voir. Ce n’est qu’après Waterloo, quand la tempête s’est enfin apaisée, que les hommes sortent de leur peur et se frottent les yeux. Ils s’étonnent tout d’abord d’être encore en vie, puis de tout ce qu’ils ont vécu en ce court espace de temps. Chacun voudrait maintenant lire les récits des témoins oculaires, pour bien reconstruire dans son propre esprit les événements historiques qu’il a vécus ; il se produit donc après 1815 une conjoncture tout aussi favorable à l’éclosion de Mémoires que celle de 1918 pour les livres de guerre. Les écrivains professionnels et les éditeurs ne tardent pas à s’en apercevoir et se hâtent de fabriquer, avant que l’intérêt ne faiblisse, des Mémoires en série de la grande époque, destinés à satisfaire le brusque besoin des gens. Tous ceux à qui il est arrivé de frôler la manche de personnages devenus entre-temps historiques sont sollicités par le public de raconter leurs souvenirs. Mais comme la plupart ont généralement passé à travers ces grands événements sans rien voir ni entendre et ne se rappellent que des détails, que bien souvent ils sont incapables de les présenter de façon intéressante, des journalistes inventifs s’emparent de ces éléments qu’ils agrémentent de toutes sortes d’imaginations sentimentales jusqu’à ce qu’ils en aient assez pour faire un livre. Tous ceux qui ont vécu une heure d’Histoire, soit aux Tuileries, soit dans les prisons, soit au tribunal révolutionnaire, deviennent auteurs : la couturière de Marie-Antoinette, sa dame d’atours, sa première, sa deuxième, sa troisième femme de chambre, son coiffeur, son geôlier, la première, la deuxième gouvernante de ses enfants, ses amis. Pour finir, même le bourreau, M. Samson, écrira lui aussi ses Mémoires, ou, tout au moins, prêtera son nom contre finance pour un livre qu’un autre confectionnera.
Il va sans dire que ces rapports inventés se contredisent les uns les autres dans tous les détails, et justement sur les événements décisifs des 5 et 6 octobre 1789 ; sur l’attitude de la reine pendant l’assaut des Tuileries, ou sur ses dernières heures, on possède vingt versions différentes de soi-disant témoins oculaires. Elles ne concordent qu’au point de vue politique, dans la fidélité touchante, inébranlable et absolue qu’elles témoignent à la cause royale, et cela se comprend si on se souvient qu’elles ont toutes reçues l’imprimatur des Bourbons. Ces mêmes serviteurs et geôliers, qui, pendant la Révolution, furent les plus farouches révolutionnaires, ne se lassent point, sous Louis XVIII, de par ler du respect et de l’amour secrets qu’ils portaient à la bonne, la noble, la pure, la vertueuse reine : pourtant si quelques-uns seulement de ces tardif fidèles s’étaient réellement montrés en 1792 aussi dévoués qu’ils le prétendent en 1820, jamais Marie-Antoinette ne serait entrée à la Conciergerie, jamais elle ne serait montée sur l’échafaud. Neuf dixièmes des « Souvenirs » de cette époque sont donc nés du désir grossier de faire sensation ou d’un besoin intempestif de flagornerie. Aussi celui qui recherche la vérité historique fait bien (contrairement à ce qui s’est passé jusqu’ici) d’écarter d’emblée de la barre comme témoins peu dignes de foi, à cause de leur mémoire trop complaisante, toutes ces femmes de chambre, tous ces coiffeurs, pages et gendarmes mis en avant. Ce que nous avons fait d’une façon systématique.
Et c’est ce qui explique pourquoi n’ont pas trouvé place dans notre biographie de Marie-Antoinette quantité de documents, de lettres, de conversations utilisés sans hésitation dans les livres antérieurs. On y remarquera donc l’absence de mainte anecdote qui pouvait charmer et amuser le lecteur de ces biographies, à commencer par celle où le petit Mozart fit à Schœnbrunn une demande en mariage à Marie-Antoinette et ainsi de suite, jusqu’à la dernière, où la reine, ayant marché par mégarde sur le pied du bourreau en montant à l’échafaud, lui aurait dit : « Pardon, monsieur. » On constatera sans doute aussi l’absence de nombreuses lettres, souvent citées, et avant tout, celles, touchantes, adressées au « cher cœur » (la princesse de Lamballe), pour la bonne raison qu’elles ont été inventées par le baron Feuillet de Conches et non écrites par Marie-Antoinette ; de même on n’y trouvera pas toute une série de mots spirituels et sentimentaux, transmis oralement, et cela tout simplement parce que ne correspondant pas au caractère de Marie-Antoinette.
Ce que le sentimentalisme perd dans cet ouvrage – mais non la vérité historique – est compensé par une documentation nouvelle et importante. Il ressort avant tout d’un examen attentif des documents qui se trouvent aux archives nationales de Vienne que des passages importants, voire les plus importants de la correspondance échangée entre Marie-Thérèse et Marie-Antoinette et soi-disant publiée intégralement, ont été supprimés en raison de leur caractère intime. Ici nous avons utilisé ces lettres sans réserve, parce que les relations conjugales de Louis XVI et de Marie-Antoinette sont psychologiquement incompréhensibles sans la connaissance du secret physiologique si longtemps gardé. De plus, les recherches auxquelles procéda l’excellente archiviste Aima Sœderhjelm dans les papiers des descendants de Fersen ont été, elles aussi, extrêmement importantes et ont permis heureusement de mettre au jour de nombreux passages raturés pour des raisons « morales » ; grâce à ces documents rendus plus convaincants encore par leur mutilation, c’en est fini de la « pia fraus », de la pieuse légende de l’amour chevaleresque de Fersen pour l’inaccessible Marie-Antoinette ; d’autres détails obscurs ou obscurcis ont également été éclaircis. D’autre part, nos idées relatives aux droits humains et moraux de la femme, le hasard l’eût-il faite reine, étant beaucoup plus larges aujourd’hui qu’hier, nous sommes plus sincères et la vérité psychologique nous fait moins peur ; nous ne croyons plus, comme la génération précédente, que pour qu’on s’intéresse à un personnage historique il soit nécessaire de l’idéaliser à tout prix, d’en faire un héros sentimental ou autre, d’estomper des traits essentiels de son caractère et d’en exalter d’autres jusqu’au tragique. La loi suprême de toute psychologie créatrice n’est pas de diviniser, mais de rendre humainement compréhensible ; la tâche qui lui incombe n’est pas d’excuser avec des arguties, mais d’expliquer. Cette tâche a été tentée ici sur un être moyen qui ne doit son rayonnement en dehors du temps qu’à une destinée incomparable, sa grandeur intérieure qu’à l’excès de son malheur, et qui, je l’espère du moins, sans qu’il soit besoin de l’exalter, peut mériter, en raison même de son caractère terrestre, l’intérêt et la compréhension du présent.