Au cours des premières semaines qui suivent un avènement au trône, toujours et en tout pays, graveurs, sculpteurs, peintres et médaillistes ont extrêmement à faire. Il en est ainsi en France où l’on écarte rapidement le portrait de Louis XV, qui depuis longtemps n’est plus « le bien-aimé », pour le remplacer par celui du nouveau couple royal solennellement couronné : le roi est mort, vive le roi !
Un bon médailliste n’a guère besoin de s’exercer dans l’art de la flatterie pour donner à la physionomie de ce brave bourgeois qu’est Louis XVI un cachet césarien. Car la tête du nouveau roi, sauf toutefois le cou épais et court, n’est pas sans noblesse : un front fuyant et bien proportionné, un nez à la courbe prononcée, presque audacieuse, des lèvres sensuelles et savoureuses, un menton charnu, mais bien moulé, forment un ensemble régulier, un profil imposant et tout à fait sympathique. C’est plutôt le regard qui exige des retouches, car sans lorgnon le roi, extraordinairement myope, ne reconnaît personne à trois pas ; le burin du graveur doit s’y prêter sérieusement s’il veut donner quelque caractère à ces yeux vagues qu’ombragent de lourdes paupières. Il en va pis encore en ce qui concerne le maintien pesant de Louis XVI ; les peintres de la cour ont bien de la peine à le faire paraître droit et majestueux dans ses vêtements d’apparat, car quoique bien bâti et mesurant presque six pieds, Louis XVI, prématurément obèse, est si gauche, d’une maladresse si ridicule en raison de sa myopie, qu’à toutes les cérémonies officielles il a « la plus mauvaise tournure qu’on peut voir ». Il marche lourdement sur le parquet poli de Versailles en balançant les épaules « comme un paysan derrière sa charrue », il ne sait ni danser ni jouer à la balle ; dès qu’il veut faire un pas plus vite qu’à l’ordinaire, il trébuche sur sa propre épée. Le pauvre homme se rend parfaitement compte de sa maladresse physique, il en est confus, et son embarras augmente encore sa gaucherie : de sorte qu’à première vue le roi de France fait à tout le monde l’impression d’un lamentable balourd.
Mais Louis XVI n’est nullement niais ou borné ; seulement, de même qu’il est entravé physiquement par sa myopie, il l’est moralement par sa timidité (dont la cause profonde est très probablement son incapacité sexuelle). Tenir une conversation est pour lui un effort moral car, sachant combien il pense lentement et difficilement, il a une peur indicible des gens d’esprit, à la parole facile ; cet homme sincère, en se comparant à eux, mesure avec confusion sa propre gaucherie. Mais si on lui laisse le temps de coordonner ses pensées, si l’on n’exige pas de lui des réponses et des décisions trop rapides, il surprend ses partenaires, même quand ils sont aussi sceptiques que Joseph II ou Pétion, par son jugement qui, sans jamais être exceptionnel, n’en est pas moins droit, sain et honnête ; une fois qu’il a réussi à surmonter sa timidité nerveuse, il devient tout à fait normal. Mais en général il lit et écrit plus volontiers qu’il ne parle, car les livres sont discrets et ne le pressent pas ; Louis XVI (on ne le croirait pas) lit beaucoup et avec plaisir, il connaît bien l’Histoire et la géographie, et, aidé par une excellente mémoire, il ne cesse d’étendre ses notions de latin et d’anglais. Ses papiers et carnets sont impeccablement tenus ; tous les soirs il note de son écriture ronde, nette, propre, presque calligraphique, les pitoyables banalités de sa vie, telle celle-ci : « Chasse du cerf… Pris un… J’ai eu une indigestion… », dans un journal intime qui bouleverse vraiment le lecteur par l’omission candide de tous les faits historiques importants. En somme Louis XVI est le type de l’homme de moyenne intelligence, peu fait pour l’indépendance, et que sa nature destine à un poste d’employé de bureau ou de fonctionnaire des douanes, à un travail purement mécanique et subalterne en marge des événements, à n’importe quoi, sauf au trône.
Le véritable malheur de Louis XVI est d’avoir comme du plomb dans le sang ; quelque chose de figé, de lourd, obstrue ses veines, rien ne lui est facile. Cet homme aux efforts sincères est sans cesse obligé de surmonter en lui une résistance de la matière, une sorte de somnolence, s’il veut faire, penser ou même sentir quoi que ce soit. Ses nerfs manquent de vigueur, ne peuvent ni vibrer, ni se raidir, sont sans ressort, tels des caoutchoucs détendus. Cette apathie innée exclut chez Louis XVI toute émotion forte et véritable : amour (tant au sens physiologique que spirituel) joie, volupté, peur, douleur, terreur, tous ces éléments émotifs ne parviennent pas à percer son indifférence, véritable peau de pachyderme ; et même le plus grand danger, le danger immédiat de mort, n’arrive pas à le tirer de sa léthargie. Alors que les révolutionnaires assaillent les Tuileries, son pouls n’a pas un battement de plus, et la veille même de la marche à la guillotine les deux points d’appui de son bien-être, le sommeil et l’appétit, sont aussi solides qu’à l’ordinaire. Jamais cet homme ne pâlira, même sous la menace du pistolet, jamais un éclat de colère ne brillera dans son regard terne, rien ne peut l’effrayer ni l’enthousiasmer. Seul l’effort le plus rude, tel que la chasse ou le travail de serrurerie, l’anime, du moins extérieurement ; mais tout ce qui est délicat, fin, gracieux : art, musique, danse, est entièrement inaccessible à son univers mental ; aucune muse, aucun dieu, même Éros, ne peut mettre en branle ses sens paresseux. En vingt ans, Louis XVI n’a jamais désiré d’autre femme que celle que son grand-père lui a choisie comme épouse ; elle le contente et le satisfait, comme il est content de tout dans son absence de besoins vraiment énervante. Quelle diabolique perfidie du destin que d’exiger d’une nature aussi obtuse et bouchée, aussi animale, les décisions historiques les plus importantes du siècle, et de placer un homme aussi passif devant le plus terrible des cataclysmes mondiaux ! Car là où commence l’action ou la résistance, cet homme physiquement robuste est d’une faiblesse lamentable : l’obligation de prendre une décision le met chaque fois dans le plus affreux des embarras. Céder, faire ce que veulent les autres, répond à sa nature, parce qu’il ne désire que la paix, rien que la paix. Pressé, surpris, il promet à celui-ci ce qu’il souhaite pour, aussitôt après, promettre le contraire à celui-là. En l’abordant, on a déjà triomphé de lui. Cette faiblesse sans nom le rend coupable et malhonnête en dépit des meilleures intentions. Roi de carton, sans grâce ni tenue, heureux seulement quand on le laisse en paix, désespéré et désespérant aux heures où il devrait réellement gouverner, il est le jouet de sa femme et de ses ministres. Si la Révolution, au lieu de laisser tomber le couperet de la guillotine sur le cou épais et court de cet homme apathique et sans malice, lui avait permis de vivre dans une maisonnette de paysan avec un jardinet, où il se serait adonné à une tâche insignifiante, elle l’aurait rendu plus heureux que ne le fit l’archevêque de Reims en posant sur sa tête la couronne de France qu’il porta, pendant vingt ans, sans orgueil, sans joie et sans dignité.
Même le plus courtisan des poètes de la cour n’osa jamais célébrer comme un grand roi ce brave homme, si peu viril. En revanche, tous les artistes rivalisent de zèle pour glorifier la reine, en paroles et en images, et on les voit recourir au marbre, à la terre cuite, au biscuit, au pastel, à l’ivoire, à la poésie. Car son visage et ses manières reflètent à la perfection l’idéal de l’époque. Svelte, délicate, charmante, aimable, enjouée et coquette, cette jeune femme de dix-neuf ans est, dès la première heure, la déesse du rococo, le prototype de la mode et du goût ; quand une femmes veut passer pour belle et attrayante, elle s’efforce de lui ressembler. Pourtant, Marie-Antoinette n’a pas au fond un visage particulièrement remarquable ou frappant ; son ovale fin et lisse avec de petites irrégularités piquantes, comme la lèvre habsbourgeoise et un front un peu trop plat, ne séduit ni par une expression spirituelle ni par quelque trait physiognomonique personnel. Ce visage d’adolescente encore inachevé, encore curieux de lui-même, auquel plus tard seulement les années de maturité donneront une certaine énergie et une certaine majesté, dégage quelque chose de vide et de froid qui fait penser à l’émail peint. Seuls les yeux doux, à l’expression changeante, qui s’embuent vite de larmes pour briller aussitôt de plaisir et de joie, dénotent une vie émotive très vive ; la myopie prête à leur bleu sans profondeur un caractère vague et attendrissant ; mais nulle part une trace de volonté ne s’affirme dans cet ovale pâle : on ne sent qu’une nature molle et accommodante qui se laisse guider par son humeur et qui, très fémininement, ne suit que les courants souterrains de ses sentiments. Mais ce charme délicat est bien ce que tous admirent le plus en Marie-Antoinette. Il n’y a de vraiment beau en elle que ce qui est essentiellement féminin, sa chevelure opulente allant du blond cendré au roux scintillant, la pureté et la blancheur de porcelaine de son teint, la douceur arrondie de ses formes, la ligne parfaite de ses bras d’ivoire, la beauté soignée de ses mains, et enfin la fraîcheur et la grâce de sa féminité mi-éclose, attrait sans doute trop éphémère et trop sublimé pour qu’on le puisse deviner tout entier à travers les portraits.
Parmi ces portraits les rares œuvres de maîtres, elles-mêmes, nous privent de l’essence de sa nature, de l’élément le plus personnel de sa séduction. Elles ne nous donnent presque toujours que la pose affectée et figée d’un être, et la magie véritable de Marie-Antoinette était – tous les témoins sont unanimes là-dessus – dans la grâce inimitable de ses mouvements. Ce n’est que dans ceux-ci que Marie-Antoinette révèle l’harmonie innée de son corps ; quand elle traverse, grande et svelte, sur ses fines attaches, la Galerie des Glaces pleine de courtisans, quand, souple et coquette, elle se renverse dans un fauteuil pour causer, quand elle bondit dans les escaliers de son pas ailé et impétueux, lorsque dans un geste naturel et séducteur elle donne à baiser sa main d’une blancheur éblouissante ou passe tendrement son bras autour de la taille d’une amie, son maintien n’a rien d’étudié et découle d’une pure intuition de son âme.
« Quand elle est debout, écrit, grisé, Horace Walpole, l’Anglais d’ordinaire si froid, c’est la statue de la Beauté ; quand elle se meut, c’est la Grâce en personne. »
En effet, elle monte à cheval comme une amazone, joue à la balle avec une souplesse qui fait l’admiration de tous ; partout où son corps flexible et élégant entre en jeu, elle surpasse les plus belles femmes de sa cour, non seulement en adresse, mais encore en attrait sensuel, et Walpole fasciné, quand on lui dit « qu’elle ne danse pas en mesure », riposte énergiquement par ce joli mot : « Alors, c’est la mesure qui a tort ! » Par un instinct divinateur – toute femme connaît la loi de sa beauté – Marie-Antoinette aime donc le mouvement. L’agitation est son véritable élément ; mais rester tranquillement assise, écouter, lire, réfléchir, dormir même, sont pour elle des épreuves de patience insupportables. Aller et venir, commencer une chose, puis une autre, ne rien finir, toujours en train de faire ceci ou cela, ne jamais s’appliquer sérieusement à quoi que ce soit, sentir perpétuellement que le temps ne s’arrête pas, le poursuivre, le devancer, le dépasser ; pas de longs repas, grignoter seulement à la hâte quelques friandises, pas de longs sommeils ni de longues réflexions, se déplacer sans cesse et courir, dans une oisiveté aux formes multiples, telle est Marie-Antoinette. Et c’est ainsi que ses vingt années de vie royale s’écoulent dans un éternel tourbillon, dans une constante agitation dépourvue de tout but extérieur ou intime, politique ou humain.
C’est cet esprit volage, inconstant, ce gaspillage d’une force considérable, qui irrite tant Marie-Thérèse ; cette vieille psychologue sait parfaitement que son enfant, favorisée et douée par la nature, pourrait tirer d’elle-même cent fois plus. Il suffirait à Marie-Antoinette de vouloir être ce qu’elle est au fond, et elle jouirait d’un pouvoir souverain ; mais malheureusement, parce qu’elle aime ses aises, sa vie est toujours au-dessous de son niveau intellectuel. En véritable Autrichienne, elle a sans aucun doute beaucoup de talents, qu’elle pourrait utiliser dans maintes directions, mais elle n’a pas, hélas ! le moindre désir d’exploiter ou de creuser sérieusement ces dons et elle les dissipe à la légère en distractions.
« Son premier mouvement, dit Joseph II, est toujours le vrai, et si elle s’y laissait aller, réfléchissant un peu plus, elle serait parfaite. »
Mais son tempérament impétueux répugne précisément à ce minimum de réflexion ; toute pensée qui ne jaillit pas spontanément de son cerveau représente pour elle une tension et sa nature capricieuse et nonchalante hait toute espèce de labeur intellectuel. Elle n’aime que le jeu, l’amusement en tout et partout, elle déteste l’effort, le travail réel. Marie-Antoinette parle toujours sans réfléchir. Quand on lui adresse la parole, elle écoute distraitement et par intermittences ; dans la conversation, où son amabilité enchanteresse et son étincelante volubilité séduisent, elle abandonne toute idée à peine ébauchée ; elle n’achève rien, ni entretien, ni pensée, ni lecture ; elle ne s’accroche à rien en vue de mener à bien une expérience réelle. C’est pourquoi elle n’aime ni les livres, ni les affaires d’État, ni tout ce qui est sérieux et exige de la persévérance et de l’attention ; c’est aussi à contre-cœur, avec une impatience qui se traduit dans ses griffonnages, qu’elle écrit les lettres les plus indispensables, et même dans celles à sa mère on remarque nettement son désir d’en être vite débarrassée. Elle entend surtout ne pas compliquer sa vie, ni s’occuper de choses qui pourraient l’ennuyer, l’attrister, la rendre mélancolique ! Celui qui flatte le plus cette paresse de la pensée passe à ses yeux pour le plus intelligent des hommes, celui qui exige d’elle un effort pour un pédant et un importun ; d’un bond, elle quitte les conseillers raisonnables pour rejoindre ceux et celles qui pensent comme elle. Jouir, jouir seulement, ne pas se laisser troubler par toutes sortes de réflexions, de questions de calcul et d’économies, voilà son point de vue et celui de tout son milieu. Ne vivre que par les sens, sans réfléchir : morale de toute une époque, de ce dix-huitième dont le destin, symboliquement, l’a faite reine, visiblement afin qu’elle vive et meure avec lui.
Aucun poète ne saurait imaginer contraste plus saisissant que celui de ces époux ; jusque dans les nerfs les plus ténus, dans le rythme du sang, dans les vibrations les plus faibles du tempérament, Marie-Antoinette et Louis XVI sont vraiment à tous les points de vue un modèle d’antithèse. Il est lourd, elle est légère, il est maladroit, elle est souple, il est terne, elle est pétillante, il est apathique, elle est enthousiaste. Et dans le domaine moral : il est indécis, elle est spontanée, il pèse lentement ses réponses, elle lance un « oui » ou un « non » rapide, il est d’une piété rigide, elle est éperdument mondaine, il est humble et modeste, elle est coquette et orgueilleuse, il est méthodique, elle est inconstante, il est économe, elle est dissipatrice, il est trop sérieux, elle est infiniment enjouée, il est calme et profond comme un courant sous-marin elle est toute écume et surface miroitante. C’est dans la solitude qu’il se sent le mieux, elle ne vit qu’au milieu d’une société bruyante. Il aime manger abondamment et longtemps, avec une sorte de contentement animal, et boire des vins lourds ; elle ne touche jamais au vin, mange peu et vite. Son élément à lui est le sommeil, son élément à elle la danse, son monde à lui, le jour, son monde à elle, la nuit ; ainsi les aiguilles au cadran de leur vie s’opposent constamment comme la lune et le soleil. À onze heures, quand Louis XVI se couche, c’est le moment où Marie-Antoinette commence vraiment à vivre et où on la voit briller aujourd’hui au jeu, demain au bal, dans des endroits toujours différents ; le matin, il galope à la chasse depuis des heures, quand elle vient à peine de se lever. Nulle part, sur aucun point, leurs habitudes, leurs penchants, leur emploi du temps ne se rejoignent ; en somme, de même qu’ils font habituellement lit à part (au grand mécontentement de Marie-Thérèse), Louis XVI et Marie-Antoinette, la plus grande partie du temps, font vie à part.
Est-ce donc une union malheureuse, où sévissent les désaccords et les querelles, une union qui tient difficilement ? Nullement ! C’est au contraire un mariage où les époux s’entendent très bien et même, n’était l’absence de virilité du début et ses conséquences pénibles, un mariage tout à fait heureux ! Car pour qu’il y ait des frictions, il faut des deux côtés un caractère énergique ; deux volontés doivent se heurter, deux forces s’opposer. Mais Louis XVI et Marie-Antoinette évitent toute animosité, lui par paresse physique, elle par paresse d’esprit.
« Mes goûts ne sont pas les mêmes que ceux du Roi, dit-elle en babillant dans une lettre, il n’a que ceux de la chasse et des ouvrages mécaniques. Vous conviendrez que j’aurais assez mauvaise grâce auprès d’une forge ; je n’y serais pas Vulcain, et le rôle de Vénus pourrait lui déplaire beaucoup plus que mes goûts qu’il ne désapprouve pas. »
Louis XVI de son côté ne trouve pas à son goût la vie de plaisirs bruyante et tourbillonnante que mène Marie-Antoinette, mais il est trop mou pour intervenir énergiquement ; il sourit avec bonhomie de ses excès et il est fier, au fond, d’avoir une femme aussi charmante et universellement admirée. Dans la mesure où ses ternes sentiments le lui permettent, ce brave homme est à sa façon – lourde et sincère – tout à fait dévoué à sa jolie femme qui le fascine et lui est supérieure par l’esprit ; conscient de son infériorité, il se tient dans l’ombre pour ne pas lui masquer la lumière. Elle, de son côté, sourit sans méchanceté de cet époux commode ; car elle l’aime aussi, avec une certaine indulgence, comme un grand saint-bernard, que l’on flatte et caresse de temps en temps, parce que jamais il ne grogne, ni n’est mécontent, et parce qu’il obéit toujours avec docilité et gentillesse au moindre signe ; à la longue même elle ne peut pas en vouloir à cette bonne bête, ne fût-ce que par reconnaissance. Car il la laisse agir à sa guise, se retire discrètement quand il sent qu’il est de trop et n’entre jamais chez elle sans être annoncé – époux, modèle, qui, malgré son goût de l’épargne, ne cesse de payer ses dettes, lui permet tout, et même à la fin un amant. Plus Marie-Antoinette vit avec Louis XVI, plus elle estime le caractère hautement honorable de son mari – sa grande faiblesse mise à part. Le mariage politique donne peu à peu naissance à une camaraderie véritable, à une entente affectueuse et cordiale, plus affectueuse en tout cas que celle que l’on rencontrait dans la plupart des mariages princiers de l’époque.
Seulement on ferait bien de ne pas mêler l’amour – ce grand mot sacré – à cette affaire. Pour que le véritable amour fût possible il faudrait au peu viril Louis XVI l’énergie du cœur qui lui fait défaut ; quant au penchant de Marie-Antoinette pour lui, il est fait de trop de condescendance, de trop d’indulgence, de trop de pitié, pour que ce fade mélange puisse encore être appelé amour. Par devoir, par raison d’État, cette femme fine et délicate devait se donner à son mari, mais il serait absurde de supposer que cet homme obèse, empoté, paresseux, ait pu éveiller ou satisfaire des désirs érotiques chez la fringante Marie-Antoinette. « Elle ne sent rien pour le roi », déclare nettement Joseph II, pendant son séjour à Paris. Et lorsque, de son côté, elle écrit à sa mère que des trois frères c’est encore celui que Dieu lui a donné comme époux qu’elle préfère, cet « encore » qui se glisse traîtreusement entre les mots en dit plus qu’elle ne le voulait, mais traduit très bien sa pensée. Ce seul mot fait saisir toute la tiédeur de leurs rapports sentimentaux. En fin de compte cependant, Marie-Thérèse – qui en apprend bien plus sur sa fille de Parme – se contenterait de cette conception plutôt lâche du mariage, si seulement Marie-Antoinette pratiquait un peu plus l’art de la dissimulation et montrait plus de tact dans sa conduite, si elle savait mieux cacher aux autres que son royal époux n’est pour elle, du point de vue viril, qu’un zéro, une quantité négligeable. Mais Marie-Antoinette – et c’est ce que Marie-Thérèse ne lui pardonne pas – oublie de sauver les apparences et en même temps l’honneur de son époux. Heureusement, c’est la mère qui saisit à temps un de ces mots que lance étourdiment sa fille ! Un des confidents de Marie-Thérèse, le comte de Rosenberg, s’étant rendu à Versailles, Marie-Antoinette s’est prise d’amitié pour le vieux et galant gentilhomme : elle a une telle confiance en lui qu’elle lui écrit à Vienne une lettre enjouée dans laquelle elle lui raconte en ces termes comment elle s’est moquée de son mari, lorsque le duc de Choiseul lui a demandé une audience.
« Vous croirez aisément que je ne l’ai point vu sans en parler au Roi ; mais vous ne devinerez pas l’adresse que j’ai mise pour ne pas avoir l’air de demander permission. Je lui ai dit que j’avais envie de voir M. de Choiseul, et que je n’étais embarrassée que du jour. J’ai si bien fait que le pauvre homme m’a arrangé lui-même l’heure la plus commode où je pouvais le voir. Je crois que j’ai assez usé du droit de femme dans ce moment. »
Ce « pauvre homme » est venu tout naturellement sous sa plume ; en cachetant sa lettre avec insouciance elle croit n’avoir raconté qu’une anecdote amusante, car cette épithète, dans le langage de son cœur, signifie tout bonnement et sincèrement : « pauvre brave garçon ». Mais à Vienne, on interprète d’une autre façon ce mélange de sympathie, de pitié et de mépris. Marie-Thérèse se rend aussitôt compte du danger de ce manque de tact pour une reine de France, qui appelle le roi un « pauvre homme », et qui n’estime et ne respecte même pas le monarque en la personne de son époux. Sur quel ton cette écervelée doit-elle donc parler du roi de France, lorsqu’aux fêtes et redoutes il est question de lui entre elle, la Lamballe, la Polignac et les jeunes courtisans ! Immédiatement un conseil est tenu à Vienne et une lettre si énergique est écrite à Marie-Antoinette que pendant plus d’un siècle les archives impériales ne permettront pas sa publication.
« Je ne puis dissimuler vis-à-vis de vous, écrit la vieille impératrice en gourmandant sa fille oublieuse de ses devoirs, qu’une lettre écrite à Rosenberg m’a jetée dans la plus grande consternation. Quel style ! Quelle légèreté ! Où est le cœur si bon, si généreux de cette archiduchesse Antoinette ? Je n’y vois qu’une intrigue, basse haine, esprit de persécution, persiflage : intrigue, comme une Pompadour, une Barry aurait pu avoir pour jouer un rôle, mais nullement comme une reine, une grande princesse, et une princesse de la maison de Lorraine et d’Autriche, pleine de bonté et de décence. Vos trop prompts succès et les flatteurs m’ont toujours fait trembler pour vous depuis cet hiver, où vous vous êtes jetée dans les plaisirs et ridicules parures. Ces courses de plaisir, sans le Roi, et sachant qu’il n’en prend pas plaisir, et que par pure complaisance il vous accompagne et vous laisse faire, tout cela m’a fait coucher dans mes lettres mes justes inquiétudes. Mais je ne les vois que trop confirmées par cette lettre. Quel langage ! Le pauvre homme ! Où est le respect et la reconnaissance pour toutes les complaisances ? Je vous laisse à vos propres réflexions et ne vous en dis pas plus, quoiqu’il y aurait bien encore à dire… Mais si j’en prévois des inconvénients, je ne pourrai me taire, vous aimant trop, et je les prévois (ces inconvénients) plus que jamais, vous voyant si légère, si violente, sans réflexions. Votre bonheur ne pourrait que trop changer, et vous vous précipitez par votre propre faute dans les plus grands malheurs. C’est l’effet de cette terrible dissipation à ne vous appliquer à rien. Quelle lecture faites-vous ? Et vous osez après trancher partout, sur les plus grandes affaires, sur le choix des ministres ? Que fait l’Abbé ? Que fait Mercy ? Il me paraît qu’ils vous sont devenus désagréables, ne faisant pas les bas flatteurs, vous aimant pour vous rendre heureuse et non pas pour vous divertir et profiter de vos faiblesses. Vous le reconnaîtrez un jour, mais trop tard. Je ne souhaite pas survivre à ce malheur, et je prie Dieu de trancher au plus tôt mes jours, ne pouvant plus vous être utile, et ne pouvant pas soutenir de perdre et de voir malheureux mon cher enfant que j’aimerai jusqu’à mon dernier soupir tendrement. »
L’impératrice n’exagère-t-elle pas ce « pauvre homme », cette plaisanterie déplacée ne la fait-elle pas crier trop tôt au malheur ? Ce n’est pas ce mot en soi qui inquiète Marie-Thérèse, mais elle voit là un indice. Cette expression l’éclaire subitement, lui fait saisir le peu de respect dont jouit Louis XVI, non seulement dans son propre ménage mais encore à la cour. Elle a l’âme inquiète. Quand le mépris du roi a déjà ébranlé les bases les plus solides d’un État, quand un souverain n’est plus respecté par sa propre famille, comment, en cas de tempête, les autres appuis, les autres piliers de l’édifice pourront-ils rester debout ? Une monarchie menacée peut-elle se maintenir sans un vrai monarque, un trône résister s’il n’est occupé que par des figurants qui n’ont ni dans le sang, ni dans le cœur, ni dans le cerveau, le principe de la royauté ? Un individu aussi faible que Louis XVI, une femme aussi mondaine que Marie-Antoinette, l’un timide, l’autre étourdie, deux êtres aussi superficiels sont-ils capables de défendre leur dynastie contre les menaces de l’époque ? En vérité la vieille impératrice n’en veut pas à sa fille, mais elle craint pour elle.
Et réellement, comment en vouloir à ces deux créatures, comment les condamner ? Et si, d’ailleurs, il fut bien difficile à leurs accusateurs sous la Convention de représenter ce « pauvre homme » comme un malfaiteur et un tyran, c’est qu’au fond il n’y avait pas une once de méchanceté en eux, et, comme chez la plupart des natures moyennes, ni dureté, ni cruauté, ni même d’ambition ou de grossière vanité. Malheureusement leurs qualités, elles non plus, ne dépassent pas la moyenne : honnête bonhomie, indulgence nonchalante, bienveillance modérée. Si les temps avaient été médiocres comme eux-mêmes, ils eussent fait bonne figure et vécu honorés. Mais ni Louis XVI ni Marie-Antoinette n’ont su, par une transformation intérieure et une élévation de cœur, se mettre au diapason d’une époque particulièrement dramatique ; ils ont mieux su mourir dignement que vivre fortement et héroïquement. On n’est frappé que par le destin que l’on n’a pas su maîtriser ; dans toute défaite, il y a un sens et une faute. En ce qui concerne Louis XVI et Marie-Antoinette, Gœthe a exprimé ce jugement d’une haute sagesse :
« Pourquoi donc, d’un coup de balai,
Un tel roi se laisse-t-il chasser ?
S’ils avaient été de vrais souverains
Tous seraient encore en vie. »