Chapitre VIII La reine du Rococo

Au moment où Marie-Antoinette, la fille de son vieil adversaire Marie-Thérèse, monte sur le trône, Frédéric II, ennemi héréditaire de l’Autriche, commence à s’inquiéter. Il envoie lettre sur lettre à l’ambassadeur de Prusse lui enjoignant de dépister attentivement les plans politiques de la jeune reine. En effet, il court un grand danger. Marie-Antoinette n’aurait qu’à vouloir, qu’à faire un tout petit effort, et elle tiendrait entre ses mains tous les fils de la diplomatie française ; l’Europe serait gouvernée par trois femmes : Marie-Thérèse, Marie-Antoinette et Catherine de Russie. Mais heureusement pour la Prusse, et malheureusement pour elle-même, Marie-Antoinette ne se sent pas le moins du monde attirée par cette grandiose tâche historique ; elle ne songe pas à comprendre son époque, mais uniquement à passer le temps en s’amusant ; elle s’empare de la couronne aussi insouciante que s’il s’agissait d’un jouet. Au lieu de tirer parti du pouvoir qui lui est échu, elle ne veut qu’en jouir.

Ce fut là dès le début sa funeste erreur : elle voulait vaincre comme femme et non point comme reine ; ses petits triomphes féminins comptaient plus pour elle que les grandes et vastes victoires de l’Histoire universelle ; son esprit dissipé n’ayant pas su donner à l’idée monarchique un contenu, mais seulement une forme parfaite, la grande tâche qu’elle avait à accomplir se réduisit entre ses mains à un jeu éphémère, et la dignité de son rang à un rôle théâtral. Être reine pour Marie-Antoinette, c’est, pendant les années d’insouciance, être la femme la plus admirée, la plus coquette, la mieux parée, la plus adulée et avant tout la plus gaie de la cour ; c’est être l’arbitre des élégances, celle qui donne le ton à cette société aristocratique extrêmement raffinée qu’elle prend pour l’univers. Sur la scène privée de Versailles, suspendue au-dessus d’un abîme, comme un pont de fleurs japonais, elle joue pendant vingt ans, éprise d’elle-même, avec charme et avec grâce, le rôle de vedette, de reine du rococo. Mais qu’il est pauvre le répertoire de cette comédie mondaine ! Quelques petites coquetteries éphémères, quelques minces intrigues, très peu d’esprit, beaucoup de danses. Au cours de ces jeux et badinages, elle n’a pas de vrais partenaires, pas un véritable roi, pas de héros à ses côtés, rien qu’un auditoire de snobs et de blasés, toujours le même, cependant que de l’autre côté de la grille dorée des millions d’hommes espèrent en leur souveraine. Mais cette femme aveuglée n’abandonne pas son rôle, ne se lasse pas d’éblouir son cœur insensé par de nouvelles futilités ; et même lorsque le tonnerre de Paris retentit, menaçant, au-dessus des jardins de Versailles, elle s’y cramponne encore. C’est seulement lorsque la Révolution l’arrache brutalement à l’étroitesse de cette scène rococo pour la jeter dans l’immense et tragique arène de l’Histoire universelle qu’elle s’aperçoit de l’erreur formidable qu’elle a commise en choisissant, pendant vingt ans, le rôle de second plan, de jeune première, alors que le destin lui avait donné la force d’âme nécessaire pour tenir celui d’héroïne. Il est bien tard quand elle reconnaît cette erreur, pas trop tard cependant. Car à l’instant même où il ne lui est plus donné de vivre en reine, où elle n’a plus qu’à mourir, dans l’épilogue tragique de cette pastorale, elle atteint sa véritable mesure. C’est seulement lorsque le jeu devient grave et que sa couronne lui est enlevée, que Marie-Antoinette acquiert l’âme d’une reine.

La faute de Marie-Antoinette, cette idée, ou plutôt cette étourderie de croire qu’elle pouvait sacrifier pendant si longtemps l’essentiel au superficiel, le devoir au plaisir, le difficile au facile, la France à Versailles, le monde véritable à son monde de plaisirs, cette faute historique est presque inconcevable. Pour saisir cette absurdité il suffit de prendre une carte de France et de voir dans quel cercle minuscule Marie-Antoinette a passé les vingt années de son règne. La toupie dorée de son oisiveté turbulente tourne sans cesse dans le cadre ridiculement étroit des six châteaux de Versailles, Trianon, Marly, Fontainebleau, Saint-Cloud, Rambouillet, situés à quelques heures l’un de l’autre. Pas une seule fois Marie-Antoinette n’a éprouvé le besoin de franchir, en fait ou en esprit, ce polygone où la tenait enfermée le plus stupide des démons, celui du plaisir. Pas une seule fois, au cours de près d’un quart de siècle, la souveraine de France n’a ressenti le désir de connaître son propre royaume, de voir les provinces dont elle est reine, la mer qui baigne leurs rivages, les montagnes, les forteresses, les villes et les cathédrales de ce pays si vaste et si divers. Pas une seule fois elle ne ravit une heure à son oisiveté afin de rendre visite à l’un de ses sujets ou simplement afin de songer à eux ; pas une seule fois elle n’entre dans une maison bourgeoise : tout ce monde réel, en dehors de sa sphère aristocratique, est pour elle, en effet, inexistant. Qu’il y ait autour de l’Opéra une ville gigantesque, pleine de misères et de mécontentements, que derrière les étangs de Trianon avec leurs canards chinois, leurs paons, leurs cygnes bien nourris, derrière le hameau de parade propre et coquet, construit par l’architecte de la cour, les vraies maisons de paysans tombent en ruines et les granges restent vides, que de l’autre côté de la grille dorée de son parc tout un peuple travaille, souffre de la faim, espère quand même, cela, Marie-Antoinette ne l’a jamais su. Peut-être que seules cette inconscience, cette ignorance voulue de tout le malheur et de la tristesse du monde pouvaient donner au rococo sa grâce enchanteresse, son charme léger et insouciant ; il n’appartient qu’à celui qui ne connaît point la gravité du monde de pouvoir se plonger ainsi dans les jeux et les passe-temps. Mais une reine qui oublie son peuple risque gros jeu. Une simple question aurait révélé ce monde à Marie-Antoinette, mais elle ne voulait pas la poser. Un regard sur l’époque, et elle aurait compris, mais elle ne désirait pas comprendre. Elle souhaitait rester dans sa sphère, jeune, joyeuse et loin de tout tracas. Guidée par un feu follet, elle tourne inlassablement en rond, et, au milieu de ses marionnettes de cour, elle laisse s’enfuir, perdues à jamais, les années décisives de sa vie.

Sa faute, sa faute indéniable, est d’avoir abordé avec une frivolité sans pareille la tâche la plus lourde de l’Histoire, avec un cœur léger le conflit le plus dur du siècle. Faute incontestable, disons-nous, et cependant pardonnable, car la tentation était telle que même un être mieux trempé lui aurait à peine résisté. Passée de sa chambre d’enfant dans le lit nuptial, appelée du jour au lendemain et comme en rêve du fond des appartements d’un palais au pouvoir suprême, cette âme candide, pas très forte, pas très lucide, et qui n’est encore ni préparée ni prête, se voit soudain l’objet d’un culte sans bornes. Que cette société du XVIIIe siècle est dangereuse et habile à séduire une jeune femme ! Qu’elle est rouée dans l’art d’empoisonner par de fines flatteries ! Qu’elle est ingénieuse dans la science de plaire par des futilités ! Comme elle est passée maîtresse dans l’art souverain de la galanterie et dans celui des Phéaciens de prendre la vie à la légère ! Experts, plus qu’experts dans la séduction et la dépravation de l’âme, les courtisans attirent aussitôt dans leur cercle magique ce cœur de jeune fille inexpérimenté et encore curieux de lui-même. Dès le premier jour de son règne Marie-Antoinette est portée au pinacle et plane dans un nuage d’encens. Ce qu’elle dit est spirituel, ce qu’elle fait est la loi, ce qu’elle désire est exaucé. A-t-elle un caprice ? le lendemain ce caprice est devenu une mode. Fait-elle une sottise ? toute la cour l’imite avec enthousiasme. Sa présence est le soleil de cette foule vaniteuse et ambitieuse, son regard un cadeau, son sourire une faveur, son arrivée une fête ; lorsqu’elle reçoit, toutes les dames, les plus jeunes comme les plus âgées, les plus anciennes comme celles qui viennent d’être présentées à la cour, font les efforts les plus désespérés, les plus comiques, les plus ridicules, les plus fous, pour attirer sur elles, à tout prix, ne fût-ce qu’un instant, l’attention de la reine, pour obtenir une politesse, un mot, ou tout au moins être remarquées, ne pas passer inaperçues. Dans les rues le peuple confiant l’acclame, au théâtre l’auditoire entier, de la première à la dernière place, se lève dès qu’elle paraît, et quand elle traverse la Galerie des Glaces, elle peut voir, magnifiquement parée et emportée par son propre triomphe, une charmante jeune femme, insouciante et heureuse, plus belle que les plus belles de la cour, et – puisqu’elle confond cette cour avec le monde – la plus belle sur terre. Comment, avec un cœur puéril, une force bien ordinaire, se défendre contre le vin grisant et étourdissant du bonheur, contre le mélange capiteux de toutes les essences piquantes et suaves du sentiment, contre l’adulation des hommes, la jalousie admirative des femmes, l’amour du peuple, son propre orgueil ? Comment ne pas être insouciante quand tout est si facile, quand il suffit d’un bout de papier pour faire affluer l’argent et que le mot « payez », tracé hâtivement sur une feuille, fait surgir comme par enchantement des milliers de ducats, des pierres précieuses, des jardins et des châteaux, quand la brise légère du bonheur permet aux nerfs de se détendre d’une façon si douce et si agréable ? Comment ne pas être étourdie et futile quand des ailes, tombées du ciel, s’attachent à vos jeunes épaules éblouissantes ? Comment ne pas perdre pied quand on est la proie de pareilles tentations ?

Cette conception frivole de la vie, qui, du point de vue historique, est sans nul doute une faute, toute sa génération l’a partagée : c’est par son entière adhésion à l’esprit de son époque que Marie-Antoinette est devenue la femme du XVIIIe. Le rococo, cette fleur délicate et raffinée d’une civilisation très ancienne, du siècle des mains fines et oisives, de l’esprit enjoué et précieux, voulait, avant de mourir, s’incarner. Aucun roi, aucun homme n’eût pu représenter ce siècle de la femme dans le livre d’images de l’Histoire – seule une femme, une reine en était capable et Marie-Antoinette fut cette reine, la reine du rococo. La plus insouciante parmi les insouciantes, la plus dépensière parmi les dissipatrices, la plus gracieuse parmi les élégantes, la plus délibérément coquette parmi les coquettes, elle a exprimé en sa personne, d’une façon inoubliable et avec une précision vraiment documentaire, les mœurs et l’art de vivre du XVIIIe.

« Il est difficile, dit d’elle Mme de Staël, de mettre plus de grâce et de bonté dans la politesse ; elle a même un genre d’affabilité qui ne permet pas d’oublier qu’elle est reine et persuade toujours cependant qu’elle l’oublie. »

Marie-Antoinette joue avec sa vie comme avec un instrument très délicat et très fragile. Au lieu d’être grande, humainement, pour tous les temps, elle est l’expression de son époque ; mais tout en négligeant follement sa force intérieure, elle donne malgré tout une signification à sa vie : c’est en elle que se parfait le XVIIIe et avec elle qu’il finit.

Quel est le premier souci de la reine du rococo, quand elle se réveille le matin dans son château de Versailles ? Les nouvelles de l’État et de la ville ? les lettres des ambassadeurs ? veut-elle savoir si les armées ont triomphé ? si l’on a déclaré la guerre à l’Angleterre ? Nullement. Marie-Antoinette, comme à l’ordinaire, n’est rentrée qu’à quatre ou cinq heures du matin, elle n’a dormi que quelques heures ; une personne remuante comme elle n’a pas besoin d’un long repos. La journée commence par une importante cérémonie. La femme qui est préposée à la garde-robe entre pour la toilette matinale avec plusieurs chemises, mouchoirs et serviettes ; la première femme de chambre se tient à ses côtés, s’incline et tend à la reine un in-folio où sont épinglés de petits échantillons des tissus de toutes ses toilettes. Marie-Antoinette doit indiquer les robes qu’elle désire porter dans la journée : c’est un choix difficile et qui n’est pas sans responsabilité, car pour chaque saison douze nouvelles toilettes de gala, douze robes de fantaisie, douze robes de cérémonie sont prescrites, sans compter les cent autres achetées tous les ans (quelle honte ce serait pour une reine de la mode si elle portait plusieurs fois les mêmes robes !). En plus de cela il y a les peignoirs, corsages, châles de dentelles, fichus, bonnets, manteaux, ceintures, gants, bas et dessous provenant de l’arsenal invisible où travaille toute une armée de couturières et d’habilleuses. Le choix ordinairement dure longtemps ; finalement, on marque au moyen d’épingles les échantillons des toilettes que Marie-Antoinette a décidé de mettre : la toilette de gala pour la réception, le déshabillé pour l’après-midi, la grande toilette pour le soir. Le premier souci est écarté, on emporte l’in-folio et on apporte les robes choisies.

Rien d’étonnant si, grâce à l’importance que prend ainsi la toilette, la marchande de modes, la divine Mlle Bertin, acquiert sur Marie-Antoinette plus de pouvoir que tous les ministres, ceux-ci toujours remplaçables, celle-là incomparable et unique. Bien que sortie de la classe ouvrière et ancienne petite couturière, rude, rogue, jouant des coudes, plutôt ordinaire que raffinée dans ses manières, cette maîtresse de la haute couture tient la reine absolument sous son charme. Pour elle, dix-huit ans avant la vraie Révolution, on fait à Versailles une révolution de palais : Mlle Bertin triomphe des règlements de l’étiquette qui interdisent à une plébéienne l’entrée des petits cabinets de la reine ; cette artiste en son genre obtient ce qui jamais n’arriva à Voltaire, ni à aucun des poètes et des peintres de l’époque : elle est reçue dans l’intimité par la reine. Quand elle arrive deux fois par semaine avec ses nouveaux dessins, Marie-Antoinette abandonne ses nobles dames d’honneur et s’enferme dans un appartement privé où elle a une conférence secrète avec l’artiste adorée en vue de lancer une mode nouvelle, encore plus extravagante que la précédente. Bien entendu, la marchande de modes, en femme d’affaires, exploite largement ce triomphe. Après avoir entraîné Marie-Antoinette dans les dépenses les plus coûteuses, elle met à contribution toute la cour et la noblesse ; elle fait peindre en lettres gigantesques sur l’enseigne de son magasin de la rue Saint-Honoré son titre de fournisseuse de la reine et on l’entend dire sur un ton négligent et hautain aux clients qu’elle a fait attendre : « Je viens de travailler avec Sa Majesté. » Elle a bientôt à son service tout un régiment de couturières et de brodeuses, car plus la reine est élégante, plus les dames de la cour s’agitent furieusement afin de ne pas rester en arrière. Plus d’une parmi elles glissent de beaux louis d’or à la fée infidèle pour qu’elle leur taille un modèle que la reine elle-même n’a pas encore porté : l’amour de la toilette se répand comme une maladie. Les troubles dans le pays, les discussions avec le Parlement, la guerre avec l’Angleterre émeuvent bien moins cette cour vaniteuse que le nouveau brun puce mis à la mode par Mlle Bertin, qu’un tour particulièrement hardi donné à la jupe à paniers, ou que la nuance d’une soierie nouvelle créée à Lyon. Toute dame qui se respecte se sent obligée de suivre pas à pas ces singeries et extravagances, et un mari dit en soupirant : « Jamais les femmes de France n’avaient dépensé tant d’argent pour se faire ridicules. »

Mais Marie-Antoinette considère comme son premier devoir d’être dans ce domaine la reine. Au bout de trois mois de règne, la petite princesse est déjà promue au grade de « mannequin » du monde élégant, de « modèle » pour les toilettes et les coiffures ; le bruit de son triomphe résonne dans tous les salons et toutes les cours, y compris celle de Vienne, où il éveille un écho lugubre. Marie-Thérèse, qui rêvait pour sa fille de tâches plus dignes, retourne, irritée, à l’ambassadeur un portrait montrant celle-ci attifée à la mode, avec un luxe exagéré : « Non, ce n’est pas le portrait d’une reine de France, s’écrie-t-elle, il y a erreur, c’est celui d’une actrice… » Et elle mande à sa fille :

« Vous savez que j’étais toujours d’opinion de suivre les modes modérément, mais de ne jamais les outrer. Une jolie reine, pleine d’agréments, n’a pas besoin de toutes ces folies ; au contraire la simplicité de la parure fait mieux paraître et est plus adaptable au rang de reine : celle-ci doit donner le ton, et tout le monde s’empressera de cœur à suivre même vos petits travers ; mais moi, qui aime et suis ma petite reine à chaque pas, je ne puis m’empêcher de l’avertir sur cette petite frivolité. »

Deuxième souci du matin : la coiffure. Heureusement, là aussi, on possède un grand artiste, M. Léonard, l’inépuisable et insurpassable Figaro du rococo. En grand seigneur, dans un carrosse à six chevaux, il se rend tous les matins à Versailles, avec ses peignes, ses pommades et ses lotions pour exercer sur la reine son art aussi noble que quotidien. De même que Mansart, le grand architecte, construit sur les maisons des toitures savantes qui portent son nom, M. Léonard, lui, élève sur la tête de toute noble dame qui se respecte de véritables tours de cheveux, en donnant à ces édifices gigantesques une forme symbolique. Grâce à de longues épingles et à l’emploi énergique de cosmétiques, on fait tout d’abord tenir les cheveux au-dessus du front, depuis la racine, droits comme des cierges et deux fois plus haut qu’un bonnet de grenadier prussien ; puis dans cet espace aérien, à cinquante centimètres au-dessus des sourcils, commence la création plastique de l’artiste. Non seulement on modèle avec le peigne sur ces « poufs » ou « ques-à-quo » (comme les appelle Beaumarchais dans un pamphlet) des paysages et des panoramas avec jardins, fruits, maisons, navires et flots agités, bref, tout un univers multicolore, mais encore, pour permettre à la mode de changer plus souvent, ces édifices représentent en même temps l’événement du jour. Tout ce qui occupe ces têtes de linotte, ces cervelles généralement creuses, doit être affiché dans la coiffure. Quand l’opéra de Gluck fait sensation, Léonard invente aussitôt une coiffure à la Iphigénie avec des rubans de crêpe noir et la demi-lune de Diane. Quand on vaccine le roi contre la petite vérole, cet événement bouleversant se traduit sans retard par les « poufs de l’inoculation ». Quand l’insurrection américaine est à la mode, la coiffure de la liberté devient la reine du jour ; et, trouvaille plus stupide encore en même temps que vile, quand, pendant la famine, les boulangeries de Paris sont pillées, la cour frivole ne trouve rien de mieux à faire que d’afficher cet événement dans les « bonnets de la révolte ». Ces constructions artificielles s’élèvent toujours plus follement sur ces têtes vides. Peu à peu, grâce à l’emploi abondant de faux cheveux, ces tours capillaires montent si haut que les dames ne peuvent plus s’asseoir dans leurs carrosses et sont obligées de s’y tenir agenouillées en relevant leurs jupes, sans quoi les précieux édifices viendraient heurter le plafond de la voiture ; dans les châteaux on surélève les portes, afin que les dames en grande toilette n’aient pas toujours à se courber en entrant ; au théâtre on surhausse les plafonds des loges. Et les satires contemporaines ne tarissent pas sur le chapitre amusant des difficultés particulières que ces toupets aériens ménagent aux amants de ces dames. Mais quand il s’agit de mode, les femmes, on le sait, sont prêtes à tous les sacrifices, et la reine, de son côté, s’imaginerait sans doute ne pas être vraiment reine, si elle ne lançait pas ou ne dépassait pas toutes ces folies.

De nouveau, l’écho de Vienne gronde :

« Je ne peux m’empêcher de toucher un point que bien des gazettes me répètent trop souvent : c’est la parure dont vous vous servez ; on la dit depuis la racine des cheveux trente-six pouces de haut, et avec autant de plumes et de rubans qui relèvent tout cela. »

Mais la fille trouve une échappatoire et répond à sa « chère maman » qu’ici, à Versailles, les yeux y sont déjà si bien habitués que le monde entier – par monde entier Marie-Antoinette entend toujours les cent dames de la cour – n’y trouve rien d’extraordinaire. Et maître Léonard continue gaiement à bâtir, jusqu’à ce que, seigneur tout-puissant, il juge bon de mettre un terme à cette mode ; l’année suivante les tours sont sapées, pour faire place il est vrai à une mode plus coûteuse encore : celle des plumes d’autruche.

Troisième souci : peut-on toujours changer de toilettes sans porter des bijoux assortis ? Non, une reine a besoin de diamants plus gros, de perles plus épaisses que toutes les autres. Elle a besoin de plus de bagues, d’anneaux, de bracelets, de diadèmes, de ferronnières, de joyaux, de boucles, d’incrustations de pierres précieuses sur des éventails peints par Fragonard, que les femmes des frères cadets du roi et que toutes les autres dames de la cour. Il est vrai qu’elle a déjà reçu en dot de Vienne passablement de diamants et que Louis XV, pour ses noces, lui a fait présent de toute une cassette remplie de bijoux de famille. Mais à quoi bon être reine, sinon pour acheter sans cesse de nouveaux joyaux, toujours plus beaux, toujours plus précieux ? Marie-Antoinette, tout le monde le sait à Versailles – et bientôt on s’apercevra qu’il eût mieux valu ne pas trop en parler – adore les bijoux. Jamais elle ne peut résister, quand ces joailliers subtils et adroits, ces Juifs émigrés d’Allemagne, qui ont nom Bœhmer et Bassenge, lui présentent dans des écrins de velours leurs dernières œuvres d’art, boucles d’oreilles, bagues et fermoirs ravissants. De plus, ces braves gens lui facilitent toujours ses achats. Ils savent honorer une reine de France en lui faisant crédit, tout en lui comptant les bijoux, il est vrai, le double de leur valeur, ou en lui rachetant à moitié prix ses vieux diamants. C’est ainsi que, sans remarquer ce qu’il y a d’avilissant dans ces affaires d’usurier, Marie-Antoinette s’endette de tous côtés ; elle sait d’ailleurs qu’en cas de besoin l’époux économe viendra à son secours.

Mais déjà, de Vienne, l’avertissement se fait plus dur :

« Toutes les nouvelles de Paris, lui écrit sa mère, annoncent que vous avez fait un achat de bracelets de 250 000 livres, que pour cet effet vous avez dérangé vos finances et charge de dettes, et que vous avez pour y remédier donné de vos diamants à très bas prix… Ces sortes d’anecdotes percent mon cœur, surtout pour l’avenir. »

Et elle lance ce cri désespéré :

« Quand deviendrez-vous enfin vous-même ?… Une souveraine s’avilit en se parant, et encore plus si elle pousse cela à des sommes si considérables et en quel temps ? Je ne vois que trop cet esprit de dissipation ; je ne puis me taire, vous aimant pour votre bien non pour vous flatter. Ne perdez pas par des frivolités le crédit que vous vous êtes acquis au commencement ; on sait le roi très modéré, ainsi la faute resterait seule sur vous. Je ne souhaite survivre à un tel changement. »

Les toilettes coûtent de l’argent, les diamants en coûtent encore plus, si bien que la cassette de Marie-Antoinette qui, si elle n’était point trouée quelque part, devrait être largement remplie – l’obligeant Louis XVI n’a-t-il pas doublé les revenus de sa femme au lendemain de son avènement – est toujours terriblement vide.

Comment donc se procurer de l’argent ? Heureusement que le diable est là pour venir au secours des gens frivoles ! N’y a-t-il point le jeu ? Avant Marie-Antoinette celui-ci était encore à la cour royale une distraction innocente comme la danse ou le billard : on jouait le soir au lansquenet, jeu sans danger, avec des enjeux insignifiants. Marie-Antoinette découvre pour elle et pour les autres le fameux pharaon, que nous connaissons par Casanova comme le terrain de chasse idéal des escrocs et des filous. Qu’un ordre récemment renouvelé par le roi ait formellement interdit, sous peine d’amende, tout jeu de hasard, cela laisse indifférents les compagnons de sa femme : ils savent que la police n’a pas accès aux salons de la reine. Que le roi lui-même ne veuille pas supporter ces tables de jeu couvertes d’or, cette bande frivole n’en a cure : on joue à son insu, voilà tout ; et les huissiers ont ordre, quand il arrive, de donner aussitôt l’alarme. Alors les cartes disparaissent sous la table, comme par enchantement, on ne fait plus que bavarder ; tout le monde se gausse du brave homme, la partie reprendra tout à l’heure. Pour animer l’affaire et augmenter l’enjeu, la reine permet au premier venu de s’approcher de sa table verte pourvu qu’il apporte de l’argent. Profiteurs et parasites affluent ; une nouvelle honteuse se répand bientôt en ville : on triche au jeu de la reine ! Une seule personne, Marie-Antoinette, n’en sait rien, parce que, aveuglée par son plaisir, elle ne veut rien savoir. Dès qu’elle est entraînée, rien ne peut plus la retenir : elle joue, jour après jour, jusqu’à trois, quatre, cinq heures du matin ; une fois, la veille de la Toussaint, au grand scandale de la cour, elle joue toute la nuit.

De nouveau on entend l’écho de Vienne. Marie-Thérèse écrit à sa fille :

« Le jeu est sûrement un des plus mauvais plaisirs, cela attire mauvaise compagnie et propos… il attache trop par l’envie de gagner, et on est toujours la dupe, calcul fait, on ne peut gagner à la longue, si on joue honnêtement ; ainsi ma chère fille ! je vous en prie : point de capitulation, il faut s’arracher tout d’un coup de cette passion. »

Cependant les toilettes, les parures, le jeu n’occupent que la moitié du jour et de la nuit. Un autre souci suit l’aiguille sur le cercle des heures : comment s’amuser ? On sort à cheval, on chasse, antique plaisir de prince ; certes, on y accompagne rarement l’époux mortellement ennuyeux ; on lui préfère d’Artois, le joyeux beau-frère, et d’autres courtisans. Parfois, pour rire, on se promène sur un âne ; ce n’est guère distingué, mais, en revanche, quand la brave bête grise se cabre, on peut se laisser tomber à terre avec une grâce adorable et montrer à la cour les dessous de dentelles et les jolies jambes d’une reine. En hiver, chaudement emmaillotée, on fait du traîneau ; en été on assiste le soir à des feux d’artifice, à des bals champêtres, ainsi qu’à de petits concerts nocturnes dans le parc. Une fois descendues les quelques marches de la terrasse, on se retrouve avec sa société de choix, où, tout à fait protégée par l’obscurité, on peut jaser et plaisanter joyeusement – en tout bien tout honneur, certes, mais enfin, on peut jouer avec le danger comme avec toutes les autres choses de la vie ! Que quelque courtisan perfide écrive ensuite une brochure en vers, le Lever de l’Aurore, sur les aventures nocturnes de la reine, qu’importe ! Ces coups d’épingle ne fâchent pas le roi, mari indulgent, et on s’est bien amusée. Surtout il ne faut pas rester seule, ne pas passer une soirée chez soi, avec un livre, avec son mari ; il n’y a que l’agitation et les plaisirs qui comptent, se dit Marie-Antoinette. Dès qu’une mode nouvelle est lancée, elle est la première à lui rendre hommage ; à peine le comte d’Artois a-t-il importé d’Angleterre les courses de chevaux – son seul apport à la France – que dans les tribunes on voit déjà la reine, entourée d’une douzaine de jeunes fats anglomanes, pariant, jouant, furieusement excitée par ce nouveau jeu. Il est vrai que ses emballements ne sont habituellement que feu de paille, ce qui la ravit un jour l’ennuyant dès le lendemain ; seul le changement continuel dans le plaisir peut tromper son agitation nerveuse, dont la cause réside, sans aucun doute, dans ses rapports intimes avec le roi. Son plaisir préféré parmi cent autres divertissements toujours changeants, le seul dont elle reste éprise, est justement le plus dangereux pour sa réputation : les redoutes masquées. Elles deviennent la passion durable de Marie-Antoinette, car elle peut y jouir doublement de la volupté d’être reine et de celle de ne point se laisser reconnaître comme telle, de se risquer, sous le loup de velours noir, jusqu’à la frontière des aventures galantes, mettant ici comme enjeu non point de l’argent, mais elle-même en tant que femme. Travestie en Artémis ou cachée sous un coquet domino, elle peut descendre des hauteurs glaciales de l’étiquette dans la foule chaude et anonyme, sentir passer sur elle le souffle de la tendresse, frissonner à l’approche de la séduction, éprouver jusque dans les entrailles l’ivresse du danger côtoyé ; protégée par son masque elle peut prendre le bras, parfois même durant une demi-heure, d’un jeune et élégant gentleman anglais, ou faire comprendre par quelques mots hardis au ravissant gentilhomme suédois Axel de Fersen combien il plaît à la femme que son état de reine, hélas, mille fois hélas ! contraint à la vertu. Marie-Antoinette ne sait pas ou ne veut pas savoir que ces petites licences, grossièrement exagérées par les commérages de la cour, font le tour de tous les salons, et que, lorsqu’elle a pris un fiacre, la roue de son carrosse s’étant brisée en route, pour parcourir les vingt pas la séparant de l’Opéra, les journaux secrets ont fait de cet incident une aventure galante. Cependant, les exhortations de sa mère se succèdent :

« S’il fut (si c’était) encore en compagnie du roi, lui écrit-elle, je me tairais, mais toujours sans lui et avec tout ce qui est de plus mauvais à Paris et de plus jeune que la reine ; cette charmante reine est presque la plus âgée de toute cette compagnie ! Ces gazettes, ces feuilles, qui faisaient l’agrément de mes jours, qui marquaient des bienfaits et des traits les plus généreux de ma fille, sont changées ; on n’y trouve que courses de chevaux, jeux de hasard et veilles, de façon que je n’ai plus voulu les voir, mais je ne peux empêcher qu’on m’en parle, car tout le monde qui connaît ma tendresse pour mes enfants me parle, me conte d’eux. J’évite souvent de me trouver en compagnie pour n’entendre des choses affligeantes. »

Mais toutes ces représentations n’ont pas d’effet sur la jeune femme insensée, qui va jusqu’à ne plus comprendre qu’on ne la comprenne pas. La vie n’est-elle point faite pour qu’on en jouisse ! Avec une franchise émouvante, elle répond aux remontrances maternelles par cette phrase à l’ambassadeur Mercy : « Que me veut-elle ? J’ai peur de m’ennuyer. »

« J’ai peur de m’ennuyer » : cette parole de Marie-Antoinette est le mot de son temps et de toute sa société. Le XVIIIe siècle touche à sa fin, il a accompli sa tâche. Le royaume est fondé, Versailles est construit, l’étiquette parfaite, la cour désœuvrée ; sans guerres, les maréchaux ne sont plus que des marionnettes en uniforme, les évêques, en présence d’une génération incroyante, que de galants seigneurs en soutanes violettes ; la reine, n’ayant ni vrai roi à ses côtés, ni dauphin à élever, se contente d’être une joyeuse mondaine. Traqués par l’ennui, tous ces gens restent insensibles aux flots puissants d’une époque qui s’avance impétueuse ; et si parfois ils y plongent leurs mains curieuses, c’est pour en retirer quelques cailloux scintillants ou pour jouer avec l’élément formidable, en riant comme des enfants de l’écume légère qui jaillit sur leurs doigts. Mais pas un ne voit la montée de plus en plus rapide des flots ; et lorsqu’ils s’aperçoivent enfin du danger, la fuite n’est plus possible, le jeu est fini, la vie menacée.

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