De sa main frivole et légère Marie-Antoinette s’empare de la couronne comme d’un cadeau inattendu ; elle est encore trop jeune pour savoir que la vie ne donne rien gratuitement et que sur tout ce qu’on reçoit du destin le prix est secrètement marqué. Ce prix, Marie-Antoinette ne songe pas à le payer. Elle prend les droits de la royauté sans s’acquitter des devoirs. Elle veut unir deux choses humainement incompatibles : elle veut gouverner et jouir à la fois. Reine, elle veut que tout serve ses désirs en même temps qu’elle cédera sans hésitation à son moindre caprice ; elle veut les pleins pouvoirs de la souveraine et la liberté de la femme ; elle entend jouir doublement de sa fougueuse jeunesse.
Mais à Versailles la liberté n’est pas possible. Il n’est pas commode de faire un pas, sans qu’on le sache, entre ces glaces éblouissantes. Tout geste est réglé, toute parole transportée par une brise traîtresse. Il n’y a ici ni solitude, ni tête à tête, ni repos, ni détente ; le roi est le centre d’un tableau immense qui indique, avec une impitoyable régularité, tout acte du lever au coucher, de la naissance à la mort ; l’heure même de l’amour devient un acte d’État. Le souverain, à qui tout appartient, ne s’appartient pas. Mais Marie-Antoinette a horreur de tout contrôle ; à peine est-elle reine qu’elle demande à son accommodant mari un refuge où elle puisse ne pas l’être. Et Louis XVI mi-faible, mi-galant, lui donne le petit château d’été de Trianon qui devient un deuxième et minuscule royaume, sa propriété privée au centre du grand royaume de France.
Il est de peu d’importance en soi ce Trianon dont Louis XVI fait présent à Marie-Antoinette, mais c’est un jouet qui la ravira et occupera son désœuvrement pendant plus de dix ans. Celui qui le fit construire n’avait jamais destiné ce petit château au séjour permanent d’une famille royale, mais uniquement au rôle de maison de plaisir, de pied-à-terre, et c’est ainsi que Louis XV avec sa du Barry, et d’autres dames de rencontre, l’avait largement utilisé comme nid d’amour secret. Un mécanicien ingénieux avait même inventé pour les soupers galants du roi bien-aimé une table mobile, de sorte que le repas servi montait discrètement de l’office souterrain dans la salle à manger et qu’aucun serviteur ne pouvait épier les orgies du festin ; pour cet accroissement des commodités érotiques, le brave Leporello toucha une récompense particulière de douze mille livres, à ajouter aux sept cent trente-six mille qu’avait coûtées au trésor cette maison de plaisir. Encore tout palpitant de ces tendres scènes, le petit château passe à Marie-Antoinette. Elle a maintenant son joujou, un des plus exquis qu’ait jamais inventés le goût français ; des contours gracieux, des proportions achevées, le véritable écrin qui convient à une reine jeune et élégante. D’une architecture simple, rappelant légèrement l’antique, d’un blanc éblouissant au milieu de la tendre verdure des jardins, complètement isolée et cependant tout près de Versailles, cette résidence d’une favorite – maintenant celle d’une reine – n’est guère plus vaste qu’une villa moderne, guère plus confortable ni plus luxueuse : sept ou huit pièces en tout, entrée, salle à manger, petit salon, grand salon, chambre à coucher, salle de bains, bibliothèque en miniature (lucus a non lucendo, car selon les témoignages unanimes Marie-Antoinette, durant toute sa vie, n’a jamais ouvert un livre, à part quelques romans feuilletés à la hâte). La reine ne change pas grand-chose au décor ; avec un goût sûr, elle n’introduit rien de pompeux, de fastueux, de grossièrement coûteux dans cet intérieur destiné à l’intimité ; au contraire, elle y fait régner une clarté, une délicatesse, une réserve caractéristique de ce nouveau style qui porte le nom de Louis XVI aussi injustement que l’Amérique celui d’Améric Vespuce. Il devrait avoir pour marraine cette femme délicate, élégante, remuante, s’appeler style Marie-Antoinette, car rien dans sa grâce fragile, ne rappelle Louis XVI, cet homme lourd, aux goûts communs ; tout y évoque la légère et ravissante silhouette féminine dont le portrait, aujourd’hui encore, orne les murs ; d’une parfaite unité, du lit à la boîte à poudre, du clavecin à l’éventail d’ivoire, de la chaise-longue à la miniature, n’utilisant que des matériaux de choix sous les formes les plus discrètes, apparemment fragile et cependant durable, unissant la ligne antique à la grâce française, ce style, qui nous paraît encore très séduisant, affirme comme nul autre avant lui la domination victorieuse de la femme, le règne du goût et du raffinement féminins en France. Il remplace la pompe dramatique du Louis XIV et du Louis XV par l’intimité et la musicalité. Au lieu des salles de réception aux échos lointains, le salon, où l’on cause et s’épanche avec abandon, est devenu le centre de la maison ; des boiseries dorées et sculptées ont été substituées au marbre froid, des soieries souples et scintillantes au velours étouffant, au lourd brocart. Les nuances tendres et pâles, crème mat, rose pêche, bleu printanier, inaugurent leur règne discret : cet art est celui de la femme et du printemps, des fêtes galantes et des rendez-vous insouciants ; on ne recherche pas la splendeur agressive, le décor théâtral, mais au contraire la discrétion, l’amortissement de tout éclat ; au lieu d’accentuer le pouvoir de la reine, tous les objets qui l’entourent doivent refléter tendrement le charme de la jeune femme. Ce n’est qu’à l’intérieur de ce cadre délicieux et intime que les gracieuses statuettes de Clodion, les toiles de Watteau et de Pater, la musique argentine de Boccherini et toutes les autres créations élégantes du XVIIIe siècle acquièrent leurs justes et véritables proportions ; nulle part, cet enjouement incomparable, cette insouciance heureuse, à la veille de la grande tourmente, ne sont aussi vrais et aussi éthérés. Trianon restera à jamais le vase le plus gracieux, le plus fin, et cependant imbrisable, de cette délicate floraison ; ici le raffinement, le culte de la jouissance est devenu un art, s’est totalement incarné en une seule demeure, en une seule image.
Ce Trianon est un monde en miniature : de ses fenêtres – fait symbolique – on n’a de vue ni sur la ville, ni sur Paris, ni sur la campagne, sur rien qui ait rapport avec la vie véritable. Ses quelques toises de terrain sont traversées en quelques minutes, et cependant ce minuscule espace a une plus grande signification, est plus important pour Marie-Antoinette que la France entière avec ses vingt millions de sujets. Car ici elle ne se sent soumise à rien, ni au cérémonial ni à l’étiquette, à peine aux bonnes mœurs. Pour bien faire savoir que sur ce lambeau de terre elle est seule à gouverner, tous les ordres sont donnés, au scandale de la cour qui observe strictement la loi salique, non au nom de son époux, mais au sien propre : « de par la reine » ; les domestiques ne portent pas la livrée royale, mais la sienne, qui est rouge et argent. Son mari même n’apparaît à Trianon qu’en visiteur commode et discret ; il n’arrive jamais à un moment inopportun, ou sans être invité, et respecte rigoureusement les droits domestiques de son épouse. Mais cet homme simple y vient volontiers, car on y est plus à l’aise qu’au grand château de Versailles ; « Par ordre de la reine » toute rigidité et toute convention en sont bannies, on n’y tient pas de cour, on s’installe sur l’herbe, sans chapeau, en vêtements libres et légers ; les préséances hiérarchiques disparaissent dans l’intimité joyeuse, toute raideur et parfois même toute dignité s’évanouissent. La reine s’y sent tellement à l’aise, s’habitue si bien à ce mode d’existence sans contrainte qu’il lui pèse bientôt de retourner le soir à Versailles. Maintenant qu’elle a goûté à cette liberté champêtre, la cour lui devient plus étrangère, les devoirs royaux plus ennuyeux, et c’est de plus en plus souvent qu’elle se réfugie des journées entières dans son gai pigeonnier. Ce qui même lui plairait, ce serait d’habiter constamment son Trianon. Et comme Marie-Antoinette fait toujours en définitive ce qui lui plaît, elle s’installe en effet à demeure dans sa résidence estivale. On y aménage une chambre à coucher, avec, il est vrai, un lit à une place, où le roi, si gros, ne pourrait guère tenir. Désormais l’intimité conjugale, comme tout le reste, ne dépend plus des désirs du roi, et Marie-Antoinette ne rend visite à son brave mari, comme la reine de Saba à Salomon, que lorsqu’elle en a la fantaisie (ou que sa mère proteste trop fort contre le « lit à part »). Pas une seule fois il ne partage son lit ; car Trianon est pour Marie-Antoinette la terre réservée et bienheureuse, consacrée uniquement à la galanterie et aux plaisirs ; et à ceux-ci elle n’a jamais joint ses devoirs, les devoirs conjugaux moins encore que tout autre. Ici elle veut vivre sans entraves, pour elle seule, n’être que la jeune femme adulée, adorée, sans mesure, qui entre mille occupations frivoles oublie tout, le royaume, l’époux, la cour, le temps, l’univers, et qui parfois – ce qui peut-être représente ses instants les plus heureux – va jusqu’à l’oubli d’elle-même.
Trianon donne enfin à cette âme désœuvrée une occupation, un amusement qui se renouvelle sans cesse. De même que Marie-Antoinette commande robe sur robe à la marchande de modes, bijou sur bijou au joaillier de la cour, de même elle a toujours quelque chose de nouveau à ordonner pour l’embellissement de son royaume ; à côté de la couturière, du bijoutier, du maître de musique et de danse, apparaissent maintenant l’architecte, le dessinateur de jardins, le peintre, le décorateur, tous ces nouveaux ministres de son royaume en miniature qui occupent ses loisirs si longs, si terriblement longs, tout en vidant sans façon le trésor de l’État. Le principal souci de Marie-Antoinette c’est son jardin, car, bien entendu, il ne peut en rien rappeler celui de Versailles et doit être le plus moderne, le plus à la mode, le plus original, le plus coquet de l’époque, bref, le véritable et authentique jardin rococo. Ici encore, consciemment ou inconsciemment, Marie-Antoinette, par ce désir, exprime le goût nouveau de l’époque. On est las des pelouses tracées au cordeau par le maréchal des jardins Le Nôtre, des haies taillées aux ciseaux, las des ornements froidement conçus à la table du dessinateur et orgueilleusement destinés à prouver que le Roi-Soleil a imposé la forme qu’il voulait non seulement au royaume, à la noblesse, aux classes, à la nation, mais aussi au paysage. On est rassasié de cette géométrie verte, fatigué de ce « massacre de la nature » comme pour tout le malaise culturel de l’époque c’est encore « l’en dehors » Jean-Jacques Rousseau qui trouve ici le terme libérateur en réclamant dans sa Nouvelle Héloïse un « parc naturel ».
Marie-Antoinette, sans doute, n’a jamais lu la Nouvelle Héloïse, elle ne connaît Jean-Jacques – si elle le connaît – que comme compositeur d’une bluette musicale, le Devin du village. Mais les conceptions de Rousseau sont dans l’air. Ducs et marquises ont les larmes aux yeux quand on leur parle de ce noble défenseur de l’innocence (homo perversissimus dans la vie privée). Ils lui sont reconnaissants, eux qui ont déjà abusé de tant d’excitants, de leur en avoir heureusement découvert un nouveau : pour chatouiller leurs nerfs ils ont maintenant la fausse naïveté, la fausse innocence, le masque du naturel. Bien entendu, Marie-Antoinette, elle aussi, veut un paysage « innocent ». Elle réunit donc les artistes les meilleurs, les plus raffinés de l’époque, afin qu’ils s’ingénient, à force d’artifices, à lui créer un jardin supra-naturel.
Car – mode de l’époque ! – on veut représenter dans ce « jardin anglo-chinois » non seulement la nature, mais toute la nature, montrer dans un microcosme de quelques kilomètres carrés le cosmos complet. Ce terrain minuscule doit tout réunir, essences de France, des Indes, d’Afrique, tulipes de Hollande, magnolias du Midi, lac et rivière, montagne et grotte, ruines romantiques et maisons de campagne, temples grecs et perspectives orientales, moulins à vent hollandais, le nord et le sud, l’est et l’ouest, le naturel et l’étrange, et tout cela, bien qu’artificiel, doit donner le plus possible l’idée du vrai ; l’architecte a même, au début, l’intention de styliser sur ce lambeau de terre une pagode chinoise et un volcan crachant des flammes ; on se rend compte heureusement que son projet coûterait trop cher. Pressés par l’impatience de la reine, des centaines d’ouvriers commencent, d’après les plans des architectes et des dessinateurs, les travaux qui doivent faire sortir comme par enchantement du paysage réel un site que l’on veut le plus naturel et le plus pittoresque qui soit. On fait serpenter dans les prés un ruisseau au doux murmure idyllique, accessoire indispensable de toute véritable pastorale ; il est vrai qu’on doit amener l’eau de Marly dans des tuyaux de deux mille pieds de long, et qu’il coule là-dedans autant d’argent que d’eau, mais qu’importe, puisque les méandres du ruisseau ont un aspect naturel et charmant ! Celui-ci passe avec empressement sous des ponts gracieux, porte élégamment l’éclatante blancheur des cygnes, déverse ses eaux en clapotant doucement dans un lac artificiel où s’élève une île également artificielle. Bientôt, comme sorti d’un poème anacréontique, se dresse un rocher couvert de mousse artificielle avec une grotte d’amour dissimulée et un belvédère romantique. Rien ne laisse soupçonner que ce paysage d’une attendrissante candeur fut tout d’abord tracé sur d’innombrables feuilles coloriées et que furent établis vingt modèles en plâtre, où le lac et le ruisseau étaient figurés par des fragments de miroirs, les arbres et les gazons par de la laine teinte en vert et de la mousse comme dans les crèches de Noël. Mais ce n’est pas tout ; chaque année la reine a de nouveaux désirs, des perspectives toujours plus recherchées et plus « naturelles » doivent embellir son royaume, et pour opérer ces nouvelles transformations elle ne veut même pas attendre que les vieilles additions soient payées ; elle a son joujou et ne veut pas s’arrêter de jouer. Des petits bijoux, qui semblent là comme par hasard, et dont l’emplacement a pourtant été bien calculé à l’avance par ses architectes romantiques, viennent s’adapter à son jardin et en augmenter le charme. Un petit temple de l’amour, le dieu du temps, s’élève sur un tertre ; sa rotonde, ouverte à l’antique, montre une des plus belles sculptures de Bouchardon, un Amour qui taille son arc dans la masse d’Hercule. Une grotte est creusée dans le rocher, de façon si ingénieuse que les amoureux aperçoivent à temps les gens qui s’approchent et ne se laissent pas surprendre au milieu de leurs effusions. Des sentiers en lacets sont tracés dans le bois, les pelouses sont parsemées de fleurs rares ; bientôt, à travers un voile de verdure, on voit luire l’octogone blanc d’un petit pavillon de musique ; et tout cela uni et fondu avec tant de goût que vraiment on ne sent plus l’artifice à travers le charme.
Mais la mode est encore plus exigeante. Pour copier la nature avec plus de subtilité, pour donner aux coulisses une apparence de vérité plus raffinée, pour rendre le pastiche encore plus exact, on introduit dans cette pastorale, la plus achevée et la plus coûteuse de tous les temps, de vrais figurants : paysans et paysannes authentiques, vraies vachères avec de vraies vaches, veaux, cochons, brebis et lapins, vrais faucheurs, moissonneurs, bergers, fromagers, chasseurs et lavandières, afin qu’ils fauchent, traient, lavent, engraissent la terre, et que le jeu ne cesse pas un seul instant. Un nouvel emprunt, plus important cette fois, à la caisse, et, sur l’ordre de Marie-Antoinette, on tire de la boîte à jouets un théâtre de marionnettes de grandeur nature avec étables, granges, basses-cours, pigeonniers et meules de foin, le fameux hameau. Le grand architecte Mique et le peintre Hubert Robert tracent, ébauchent, construisent huit fermes exactement copiées sur les fermes ordinaires, avec toits de chaume, basses-cours et tas de fumier. Comme il faut à tout prix que ces constructions postiches, flambant neuf au sein de cette nature coûteuse, paraissent vraies, on imite extérieurement jusqu’à l’indigence et la misère des vraies huttes de pauvres ; à coups de marteau on simule des lézardes dans les murs, on leur donne un aspect romantique et délabré en grattant la chaux, on enlève çà et là quelques bardeaux ; Hubert Robert fait peindre sur le bois des fentes artificielles, les cheminées sont barbouillées de suie. En revanche, à l’intérieur, ces maisonnettes apparemment délabrées sont pourvues de toutes les commodités, poêles et glaces, billards et canapés confortables. Car si la reine s’ennuie et veut jouer au Jean-Jacques Rousseau, c’est-à-dire fabriquer du beurre de ses propres mains, en compagnie de ses dames d’honneur, il est inadmissible qu’en le faisant elle se salisse les doigts. Quand elle se rend à l’étable auprès de ses vaches Blanchette et Brunette, le sol, naturellement, est au préalable astiqué comme un parquet par une main invisible, le poil des bêtes étrillé jusqu’à en devenir d’un blanc de neige ou d’un brun mordoré, et le lait mousseux apporté, non pas dans de grossières terrines de paysans, mais dans des vases de porcelaine fabriqués spécialement à Sèvres et marqués à son monogramme. Ce hameau, qui charme aujourd’hui par son abandon, était pour Marie-Antoinette un théâtre en plein air, une comédie champêtre frivole, presque provocante par sa frivolité. Car, tandis que dans toute la France les paysans s’émeuvent déjà, que le peuple écrasé d’impôts s’agite et se révolte en réclamant une amélioration à son intenable situation, il règne, dans ce hameau truqué à la Potemkine, un bien-être qui jure maladroitement avec la réalité. N’y mène-t-on point paître les brebis attachées à un ruban bleu, cependant que sous une ombrelle, portée par une dame de la cour, la reine regarde les lavandières tremper le linge dans le ruisseau gazouillant ! Quoi de plus beau que ces mœurs délicieuses et commodes, de plus délicat et charmant que ce monde paradisiaque. La vie y est claire et pure comme le lait qui jaillit du pis de la vache. On porte des robes de fine mousseline, d’une simplicité champêtre (et on se fait peindre dans ces modestes atours pour quelques milliers de livres) ; on s’adonne à d’innocents plaisirs, on cultive le « goût de la nature » avec toute la frivolité des blasés. On pêche, on cueille des fleurs, on se promène – rarement seul – dans les sentiers qui serpentent, on court à travers les prés, on regarde travailler les braves faux paysans, on joue à la balle, on danse le menuet et la gavotte sur des prairies fleuries au lieu de glisser sur des carrelages, on suspend des escarpolettes entre les arbres, on construit un jeu de bague chinois, on se perd et on se retrouve parmi les petites fermes et dans les allées ombragées, on monte à cheval, on s’amuse, on fait jouer la comédie au cœur de ce théâtre naturel, et enfin on finit par la jouer soi-même aux autres.
Cette passion est la dernière de Marie-Antoinette. Elle commence par se faire construire un petit théâtre privé, conservé jusqu’à ce jour, et ravissant dans ses mignonnes proportions – ce caprice ne coûte que 141.000 livres – où doivent jouer des comédiens italiens et français ; puis, tout à coup, avec audace et décision, elle saute elle-même d’un bond sur la scène. Ses joyeux comparses se passionnent à leur tour pour les spectacles ; son beau-frère, le comte d’Artois, la Polignac et ses amis jouent volontiers la comédie avec elle ; le roi lui-même vient de temps en temps admirer sa femme en comédienne ; ainsi, le joyeux carnaval, à Trianon, dure toute l’année. On donne des fêtes en l’honneur de l’époux, du frère, des princes étrangers à qui Marie-Antoinette veut montrer son royaume enchanté : mille flammes cachées, et reflétées par des verres multicolores, scintillent dans les ténèbres comme des améthystes, des rubis et des topazes, tandis que des gerbes de feu déchirent le ciel en crépitant et qu’une musique invisible, toute proche, se répand avec suavité. On dresse des banquets de plusieurs centaines de couverts, on monte des boutiques foraines, on danse et on s’amuse, cependant que le paysage candide sert docilement de décor raffiné à tout ce luxe. Non, on ne s’ennuie pas au sein de la « nature ». Marie-Antoinette ne s’est pas retirée à Trianon pour y méditer, mais pour mieux se divertir et plus librement.
Le compte total des sommes dépensées pour Trianon n’a été produit que le 31 août 1791 ; il accusait 1.649.529 livres, mais en réalité, avec les dépenses dissimulées, il dépassait deux millions, somme sans importance à côté de tous les gaspillages de la cour, mais quand même excessive par rapport au bouleversement des finances et à la misère générale. Devant le tribunal révolutionnaire, la « veuve Capet », elle-même, sera forcée d’en convenir :
« Il est possible, avoue-t-elle, que le Petit Trianon ait coûté des sommes immenses, peut-être plus que je n’aurais désiré ; on avait été entraîné dans les dépenses peu à peu. »
Mais le caprice de la reine a coûté plus cher encore du point de vue politique. Car en laissant toute sa cour inoccupée à Versailles, elle lui enlève sa raison d’être. La dame qui a pour tâche de lui tendre ses gants, celle qui lui avance respectueusement sa chaise percée, les dames d’honneur et les gentilshommes, les mille gardes, les serviteurs et les courtisans, que deviennent-ils maintenant que leur besogne est supprimée ? Toute la journée ils sont là inactifs dans l’Œil-de-Bœuf ; mais, malheureusement, de même qu’une machine inutilisée est vite rongée par la rouille, de même le poison de l’amertume envahit peu à peu toute cette cour négligemment abandonnée. Bientôt la haute société en vient à éviter, avec une secrète unanimité, les fêtes de la cour ; que l’orgueilleuse « Autrichienne » s’amuse toute seule dans son « petit Schœnbrunn », se dit cette aristocratie, aussi ancienne que la Maison de Habsbourg, et qui se respecte trop pour se contenter d’un froid et rapide signe de tête aux grandes réceptions. L’esprit frondeur de la haute noblesse française s’affirme de plus en plus ouvertement à l’égard de la reine, depuis que celle-ci a quitté Versailles, et le duc de Lévis décrit la situation avec une grande précision :
« Dans l’âge des plaisirs et de la frivolité, dans l’ivresse du pouvoir suprême, la Reine n’aimait pas à se contraindre ; l’étiquette et les cérémonies lui causaient de l’impatience et de l’ennui. On lui prouva… que, dans un siècle aussi éclairé, où l’on faisait justice de tous les préjugés, les souverains devaient s’affranchir de ces entraves gênantes que la coutume leur imposait ; enfin, qu’il était ridicule de penser que l’obéissance des peuples tînt au plus ou moins d’heures que la famille royale passait dans un cercle de courtisans ennuyeux et ennuyés… Excepté quelques favoris que le caprice ou l’intrigue désigna, tout le monde fut exclu. Le rang, les services, la considération, la haute naissance, ne furent plus des titres pour être admis dans l’intimité de la famille royale. Seulement le dimanche, les personnes présentées pouvaient pendant quelques instants voir les princes. Mais elles se dégoûtèrent pour la plupart de cette inutile corvée, dont on ne leur savait aucun gré ; elles reconnurent à leur tour qu’il y avait de la duperie à venir de si loin pour n’être pas mieux accueillies et s’en dispensèrent… Versailles, ce théâtre de la magnificence de Louis XIV, où l’on venait avec tant d’empressement de toute l’Europe prendre des leçons de bon goût et de politesse, n’était plus qu’une petite ville de province, où l’on n’allait qu’avec répugnance et dont on s’en allait le plus vite possible. »
Ces dangers, Marie-Thérèse les avait prévus lorsqu’elle écrivait à sa fille au sujet de l’étiquette :
« J’en connais tout l’ennui et le vide ; mais croyez-moi, s’il n’y en a pas, les inconvénients qui en résultent sont bien plus essentiels que les petites incommodités de la représentation, surtout chez vous, avec une nation si vive… »
Mais là où Marie-Antoinette ne veut pas comprendre, il ne sert à rien de faire appel à sa raison. Que d’histoires parce qu’elle demeure à quelques pas de Versailles ! Mais en réalité, ces quelques pas l’éloignent à jamais et du peuple et de la cour. Si Marie-Antoinette était restée à Versailles, au milieu de la noblesse française et des coutumes traditionnelles, elle aurait eu à ses côtés, à l’heure du danger, les princes, les gentilshommes, l’armée des aristocrates. Si, d’autre part, comme son frère Joseph, elle avait essayé de se rapprocher du peuple, des centaines de milliers de Parisiens, des millions de Français l’eussent adorée. Mais Marie-Antoinette, individualiste absolue, ne veut plaire ni aux aristocrates ni au peuple, elle ne pense qu’à elle-même, et le Trianon, ce caprice parmi ses caprices, la rend aussi impopulaire auprès du tiers état que du clergé et de la noblesse ; parce qu’elle voulut être trop seule dans son bonheur, elle sera solitaire dans son malheur et devra payer ce jouet frivole de sa couronne et de sa vie.