3 De l’ordre

Vous vous imaginez peut-être qu’il s’agit ici de l’ordre que vous devez avoir dans vos affaires… Vous êtes à cent lieues ; ici ordre signifie confusion, embrouillement du diable, le feu, etc.

Figurez-vous un moment que vous avez une maison (vous n’avez peut-être pas le sou, n’importe, figurez-vous-le ; cela fait toujours plaisir). Celui qui a une maison n’est pas toujours bien riche ; et, comme votre femme a des fantaisies, vous des désirs, il en résulte que vous mangez vos capitaux, vous empruntez enfin.

Vous allez chez les notaires chercher de l’argent à cinq, six, sept, huit pour cent ; et vous voilà hypothéquant votre belle maison qui vaut sept ou huit cent mille francs, d’abord de dix, puis de vingt, puis de cinq, puis de dix mille francs ; vous voilà, ne payant pas aux échéances, forcé par conséquent de faire des transports, de nouveaux emprunts, etc.

Au bout d’une dizaine d’années, vous devenez soucieux ; et, en vous levant le matin, vous vous dites, à part vous : « Ventre bleu ! il faut que j’arrange mes affaires : faut-il qu’il y ait trente ou quarante hypothèques sur une si belle maison ! » En effet, soit que vous entriez, soit que vous sortiez, au lieu de voir des persiennes et des gouttières, vous croyez voir planer sur les toits un nuage de deux, trois, quelquefois quatre cent mille francs, et à travers la nuée une centaine de figures qui ont l’air de demander de l’argent et voltigent ça et là.

Alors, un beau jour, vous concevez l’heureuse idée de mettre votre maison en vente, de réaliser le reste de sa valeur en inscriptions sur le grand-livre, et de vivre ainsi tranquille. En effet, vous témoignez bientôt l’intention de vendre. Aussitôt que vous en agissez ainsi, vos créanciers ont peur, ils s’imaginent que vous êtes dans de mauvaises affaires ; ils demandent à être remboursés, vous n’avez pas le sou ; ils vous poursuivent, et veulent vous exproprier. Voilà ce que les avoués appellent mettre le feu dans une affaire ; mais ce n’est pas encore là l’ordre.

Vous choisissez un avoué pour vous défendre ; c’est alors que commence le tapage. Les uns prétendent que le prix de la vente ne suffira pas pour les payer ; les autres vous demandent plus d’intérêt qu’il ne leur en revient ; mais votre avoué fait une vigoureuse défense, et après une lutte où vous remportez quelquefois l’avantage, on convient de convertir la saisie immobilière en une vente volontaire.

Vous êtes content, car vous pensez que vous aurez du reste, et que vous finirez par vivre tranquille ; et en effet, votre maison se vend six cent mille francs. Alors l’action recommence entre les créanciers qui se disputent les rangs d’inscriptions, etc.

Votre acquéreur, ennuyé, fait des offres et, ce petit procillon accessoire, aboutit à déposer le prix à la caisse d’amortissement.

Enfin, après bien des jugements, bien des disputes, on fait un ordre, c’est-à-dire que vos créanciers vont se faire payer en justice, les uns après les autres. Vous pensez que c’est une chose toute simple. Erreur !… Voilà comme on procède :

L’avoué de l’acquéreur et l’avoué du plus ancien des créanciers signifient à tous les créanciers :

1° Le jugement d’acquisition ou le contrat ;

2° La requête au juge pour régler les créances ;

3° L’état de vos inscriptions, etc.

Ainsi le veut une loi sage : car ne faut-il pas que chaque créancier connaisse le jugement, puisse surenchérir s’il trouve l’immeuble vendu à vil prix ; n’a-t-il pas intérêt à vérifier l’état des inscriptions pour savoir s’il est à son rang, si l’on n’y a pas inséré de fausses créances, des créanciers payés, etc ? contester, rien de plus juste.

Vous, pendant ce temps-là, vous vous croisez les bras et faites le joli cœur.

Souvent l’avoué de l’acquéreur et l’avoué des plus anciens opposants sont une seule et même personne ; car ordinairement c’est un fort créancier qui achète l’immeuble ; et alors, voyez tout d’un coup comme votre bien va se manger dans l’ordre !

Il y a cent personnes inscrites, sans compter les avoués, qui se font payer leurs frais par privilège, sur l’immeuble lui-même, et de ne mettre que cent inscrits, c’est modeste ; car souvent nos créanciers ont transporté à d’autres personnes le tiers, le quart, la moitié de leur créance ; et il y a quelquefois, pour un de vos emprunts de dix mille francs, trois ou quatre parties prenantes que vous ne connaissez ni de Sem, ni de Cham, ni de Japhet. Alors daignez suivre avec attention le calcul que nous allons faire.

Un jugement d’acquisition qui n’a que deux cent cinquante rôles, est modeste, si vous songez que le rôle n’a que vingt lignes, que cinq syllabes à la ligne, et qu’il contient toute l’histoire de vos prédécesseurs, dans la possession de la maison, et qui l’a bâtie et sur quel terrain, etc., sa description, etc., la procédure, etc, etc.

Ainsi, nous compterons deux cent cinquante rôles,
ci         250 rôles

Nous serons fort modestes en mettant cinquante rôles pour la requête par laquelle vos créanciers demandent aux juges d’ouvrir l’ordre, ci         50 rôles

L’état des inscriptions, oh ! pour celui-là, trois cents rôles ne sont pas de trop, ci         300 rôles

Total         600 rôles

Voilà donc six cents rôles que l’avoué doit signifier aux cent et tant de créanciers inscrits sur votre maison. Or, la loi lui accorde six sous (ce n’est pas trop) par chaque rôle de copie à signifier, et une feuille de papier timbré de soixante-dix centimes par six rôles de copie.

Ainsi, calculons ce qu’il en coûtera pour signifier ces six cents rôles à un seul créancier :

1° Six cents rôles de copie à six sous, ci         180 rôles

2° Cent feuilles de papier timbré à soixante-dix centimes,
ci         70 rôles

Total         250 rôles

Multipliez maintenant ces deux cent cinquante francs par cent, vous trouverez une trentaine de mille francs pour une seule petite signification. Mais, vous me direz, l’avoué n’y gagne pas trop ; ne faut-il pas qu’il copie cent fois six cents rôles, ce qui fait soixante mille rôles d’écriture : où peut-il avoir assez de clercs ?…

Assez, assez, mon cher Monsieur, les clercs n’écrivent pas une panse d’à…

En effet, voulez-vous savoir quel sera le bénéfice de l’avoué ? Le voici : sur la feuille de soixante-dix centimes qui doit tenir six rôles, il en fera mettre quarante, et des dix mille feuilles qu’il doit employer il y en aura huit mille cinq cents pour lui.

Ce n’est pas tout ; au lieu de faire copier ces soixante mille rôles, qui lui coûteraient plus de quinze mille francs s’il fallait les faire écrire par la main des hommes, il imprimera cette signification, qui ne formera plus guère qu’une feuille in-octavo d’impression ; et tirée à cent et tant d’exemplaires, elle lui coûtera au lieu de six sous par rôle, que vous êtes par le tarif obligé de lui payer, elle lui coûtera tout au plus un douzième de centime.

Voilà par où on commence un ordre : mais vous pensez bien que nous ne vous donnerons que les gros traits. Nous ne vous embarrasserons pas des contestations, des collocations, des procès accidentels, des chicanes, etc. Nous ne vous ferons qu’une dernière observation, c’est que vous avez cent créanciers ; mais ces créanciers ont changé chacun de demeure, pendant les dix ans que vous avez mis à emprunter trois ou quatre cent mille francs, et la demeure du prêteur dans l’inscription hypothécaire n’est souvent plus la même que la demeure actuelle des créanciers ; or, la loi veut que, pour que les créanciers ne puissent pas être frustrés, et qu’on ne vende pas leur gage à leur insu, on leur signifie à toutes les demeures possibles ; ainsi, si chaque créancier a une maison de campagne, au lieu de trente mille francs, en voilà soixante.

Nous ne vous entretenons pas des remises que les huissiers font aux avoués pour avoir leur pratique ; cependant si la signification coûte vingt francs, et qu’ils en donnent cinq à l’avoué, sur deux cents significations, voilà encore un billet de mille francs, toujours pour l’avoué.

Nous avons cependant un dernier trait plus fort que tout ceci, c’est que rien là-dedans n’est illégal ; ces choses-là sont faites d’après le tarif, et vous n’avez pas un mot à dire. L’avoué qui fait cette affaire-là n’est pas plus un fripon que vous ou que Monsieur Un Tel. Ce n’est pour vous qu’un malheur, comme quand on se casse une jambe.

Bref, si vous avez pour quatre cent mille francs de dettes, et que votre immeuble soit vendu six cent mille francs, déduction faite des frais de poursuite, des frais de l’ordre, des frais de procès accidentels, etc., vous pourrez en retirer une cinquantaine de mille francs net.

Cependant s’il arrivait que dans toute cette affaire-là un créancier, poussé par son avoué, s’avisât de surenchérir, ou que votre femme eût des droits mal établis sur l’immeuble, tout serait désespéré : il faudrait alors vous enfuir aux États-Unis.

La législation des hypothèques est cependant une fort belle chose.

Souvent, lorsque dans une affaire bien intéressante pour vous, un jugement est rendu, dont vous voulez l’expédition sur-le-champ pour le signifier à l’adversaire et l’arrêter dans ses entreprises contre vous, vous demandez cette expédition à l’avoué, il vous regarde et vous dit : « Cela ne dépend pas de moi !… c’est le greffier du tribunal ; allez au Palais, pressez-le !… »

Vous feriez plutôt trente lieues que de trouver ce greffier ; et si vous parvenez à le trouver, il vous montrera une centaine de jugements à expédier avant le vôtre ; et cependant vous donneriez mille francs pour avoir ce jugement.

Vous retournez chez votre avoué, le désespoir dans l’âme, et lui il sourit. « Que faut-il faire pour avoir ce maudit jugement ? » – Voulez-vous vous en remettre à moi ? dira l’avoué ; mais il faut payer grassement l’étude. Vous consentez. Trois jours après vous avez le jugement. Mais aussi, à la fin du mémoire de frais, se trouve cette ligne sentencieuse : « Pour soins, démarches, courses, etc., cinq cents francs. » Et l’on paie sans mot dire. Bienheureux lorsqu’un clerc ne vous demande rien pour l’étude.

Lorsque dans une affaire bien embrouillée, et au milieu de laquelle les jugements vont et viennent comme des boulets sur le champ de bataille, il se trouve un grand nombre de parties en cause, les jugements se signifient d’avoué à avoué et de partie à partie : alors on les signifie en blanc.

Signifier en blanc, c’est copier tout le dispositif du jugement, précédé de Charles par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, etc., quelque attendu du jugement et le dernier rôle.

Alors on compte sur le mémoire de frais la signification comme si tout y était. Et si le jugement a cent rôles, qu’il y ait dix parties, vous pouvez concevoir le bénéficie d’après les calculs faits à l’article de l’ordre.

* * * * *

Malgré tout notre respect pour messieurs les praticiens : nous avouerons que ceci est presque équivoque et peu sentimental.

Un abus bien plus grave encore, est le principal bénéfice des avoués, c’est LA REQUÊTE.

Pour bien comprendre ce que c’est qu’une requête, il faut toujours avoir devant les yeux le petit décompte que nous avons fait pour les significations de l’ordre : maintenant donnez-nous quelques instants d’attention.

Dans telle affaire que ce soit, lorsqu’on vous attaque en justice et que l’on prétend sur vous un droit que vous ne voulez pas concéder, et que vous êtes avec votre adversaire coram judice, vous avez l’un et l’autre un avocat qui plaide et vide vos raisons ; ceci est la bataille ; les avocats sont les corps d’armée ; mais avant d’en venir aux mains, les rois publient des manifestes, font des déclarations de guerre.

Votre déclaration de guerre à vous est l’exploit introductif d’instance : c’est une niaiserie.

Vient le manifeste : c’est la requête !… Cette requête est censée être présentée aux juges qui ne la lisent jamais, par votre avoué qui, dans ce cas est votre représentant, votre parrain.

Cette requête se signifie d’avoué à avoué, et jamais aux parties ; elle les enflammerait par trop. De manière que s’il y a dix parties il y a dix copies de la requête et dix significations de cette requête : il existe une minute que garde votre avoué. Cette minute, qui reste au dossier, s’appelle la grosse. Ce surnom, vous le prendriez pour un quolibet, un calembour, s’il vous était donné de voir la grosse. Cette grosse consiste en feuilles de papier timbré du grand calibre, sur lesquelles vos raisons sont déduites, selon l’ordonnance, à vingt lignes par feuille et à cinq syllabes par ligne.

Chaque feuille s’appelle un rôle, et ce rôle de la grosse se paie deux francs pour l’éloquence seulement ; car le papier et la signification sont à part.

Nous avons vu des requêtes de deux cents rôles, de trois cents rôles, signifiées à vingt parties.

Vous sentez que si l’ordonnance exige vingt lignes et cinq syllabes, il y a rarement plus et souvent moins.

Il n’y a point d’affaire où l’on ne fasse une requête.

Vous vous nommez Brutus, vous enfant de la Révolution ? il vous faut un jugement pour rectifier ce nom infâme et prendre le nom de Pierre. Requête de Monsieur Brutus… à Monsieur le Président, etc., et cette requête expose en vingt rôles les effets de la tourmente révolutionnaire, les crimes dont la France s’est souillée, la prudence du législateur qui a permis à celui qui a pour prénom Saint-Maur, et qui s’appelle Pierre, de pouvoir changer de nom, puis les articles du Code, etc.

Un changement de nom, une M ou une L, Saint Pierre, Jacques, Brutus, coûtent cent écus.

Vous sentez que pendant qu’un clerc grossoie la requête, s’il y a dix parties il y a dix clercs qui écrivent la copie pour signifier, et c’est là le miracle. On parle beaucoup du miracle des cinq pains qui donnèrent à manger à quarante mille hommes ; le procureur fait tout le contraire ; les quarante mille lignes de la requête doivent tenir dans cinq pages, et les clercs ont ordre d’écrire menu, serré, et d’abréger les mots.

Ainsi ffon veut dire signification – jt jugement – ffé signifié – rqte requête – qlq quelque – icst incessamment – etc. ; mais les clercs ont à se battre contre les lois du fisc, qui défendent, sous peine d’amende, plus de quarante lignes sur un carré de papier timbré de trente-cinq centimes. Cependant, comme les fiscaux n’ont pas eu l’esprit de prescrire le nombre de lettres, on voit des lignes menues et des lettres si fines, qu’il faudrait, comme au Voltaire en un volume, une loupe pour lire : nouveau bénéfice ; car on passe le plus qu’on peut de la requête.

Vivent les plumes de corbeau, pour former ces caractères sacrés qui font vivre la basoche ! Une plume de corbeau écrit mille fois plus délicatement que le pinceau d’un peintre en miniature.

Ensuite il existe un art de phraser et paraphraser, qui est une des choses les plus curieuses : par exemple ce sont des louanges pour les législateurs des considérations nouvelles, des aperçus d’une finesse, et, en même temps, d’une longueur qui font souvent rire les juges eux-mêmes.

Par exemple, lorsqu’en 1814 le ciel nous rendit les Bourbons, Louis XVIII fit en décembre une ordonnance qui restituait aux émigrés tous leurs biens non vendus. Il y eut une foule d’oppositions de la part de certains créanciers. Eh bien, nous parions que cette phrase sacramentelle et populaire dans les études se retrouve dans un nombre incommensurable de requêtes.

Lorsque dans sa sagesse, Dieu faisait peser une main de fer sur la France (c’est à Bonaparte que s’adressait ce terrible membre de phrase), qu’il l’affligeait de tant de maux, qu’il excitait les plus violentes tempêtes, qu’il pressait les peuples sous le poids d’un colosse effroyable, que les révolutions déchaînaient leur furie, c’était, messieurs (la requête est toujours adressée au tribunal), c’était pour rendre les Bourbons plus chers à la France, pour les lui rendre environnés des bienfaits de la paix, sous un jour calme, doux. Ils ont apparu comme des souvenirs gardés par l’ange de la concorde, et furent reçus par d’unanimes applaudissements… Et le roi législateur qu’appelaient nos vœux, tout en concédant cette immortelle Charte, a senti que Dieu lui avait aussi imposé les devoirs de la reconnaissance envers ses anciens serviteurs, victimes comme lui de l’exil, et qui l’avaient suivi partout. C’est alors que ce grand monarque, aux pensées si hautes, si généreuses, digne de ses ancêtres, non content de relever les autels, de consolider le trône, de rendre à la justice son ancien éclat, de faire de la France, la France ancienne plus forte, plus majestueuse encore, a rendu cette célèbre ordonnance en date de …, qui rétablit les émigrés dans la jouissance de leurs biens non vendus, ne portant ainsi préjudice à personne qu’à lui-même ; car ces biens dépendaient de la soi-disant couronne de l’usurpateur féroce qui envoyait tous les Français à la mort.

Que de rôles, que de pièces de deux francs en rapport avec les sentiments monarchiques ! Voilà par quels raisonnements on engrosse des requêtes : voilà comme on prépare ce grand combat où vos avocats font bien d’autres pathos.

À quoi servent les requêtes ?… À rien. Dans quelques affaires elles sont utiles cependant pour résumer la procédure et instruire les avocats.

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Lorsque votre avocat plaide pour vous dans une affaire, vous le payez grassement ; vous faites bien ; cela n’empêchera pas que dans votre mémoire de frais, chez votre avoué, vous ne trouviez quinze mille francs pour la plaidoirie de l’avocat, que l’avoué met dans sa caisse ; et s’il y a dix plaidoiries, il y a dix fois : tel jour, pour la plaidoirie, quinze francs. Ces quinze francs sont tout le salaire que la loi accorde aux avocats ; il est si modique, que les avocats ne le touchent pas, et le laissent aux avoués qui n’ouvrent le bec que pour manger. De paroles prononcées par eux à l’audience, néant : c’est égal, vous paierez quand ils se taisent, comme quand ils parlent, comme quand ils écrivent.

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Lorsque par suite d’une contestation quelconque élevée au milieu d’un procès, il faut faire une enquête ou une expertise de biens, etc., la loi accorde à la partie la faculté de se faire assister par son avoué, car ce défenseur ne doit jamais l’abandonner ; alors les avoués ne manquent jamais de faire requérir leur assistance par leur client dans le procès-verbal de l’expertise, qui se fait à vingt ou trente lieues, et ils reçoivent tant par lieue pour leur déplacement et neuf francs par vacation.

Ils restent bien tranquillement chez eux, vont au bal, jouent, dansent, etc., puis, quand l’expertise est finie, ils vont signer les vacations avant l’enregistrement, et se trouvent avoir gagné en dormant dans leur lit, et en se chauffant au coin du feu, deux cents, trois cents, neuf cents francs, suivant l’importance de l’affaire.

Il n’y a pas de raison pour qu’un avoué ne soit pas le même jour en quatre ou cinq endroits différents.

Lorsque feu M. Selves voulut s’élever contre ces abus, on se mit à crier au feu, au pillage, au voleur, etc. Sa voix fut couverte, et il est mort luttant contre le torrent. C’était un des plus courageux citoyens que nous ayons connus. On avait réussi à le ridiculiser, et le malheur a voulu que son courage indompté ne fût pas joint à l’adresse, à la satire, à l’esprit de Beaumarchais. Si telles eussent été les qualités de M. Selves, avec sa fortune et sa ténacité, il aurait probablement renversé ce tarif et provoqué de nouvelles lois : mais M. Selves était vieux, infirme ; son style n’avait rien d’attachant, et il s’était attaqué aux hommes au lieu de combattre les choses. Nous allons en donner un exemple qui prouvera notre assertion.

M. Selves a raconté une anecdote qu’il qualifiait d’épouvantable, la voici : « Un paysan meurt, laissant à deux enfants sa chaumière et un champ ; le tout vaut sept cents francs ; un avoué passe par là, profite d’une querelle entre le frère et la sœur, et leur conseille de vendre leur maison par licitation. Les frais s’élèvent à dix-sept cents francs environ, et l’homme de loi, après avoir absorbé le champ et la chaumière, poursuivait ces malheureux, en paiement de ses frais. »

Certes, ce trait est révoltant ; l’avoué capable d’une pareille horreur est un brigand sans armes ; mais tout était légal ; si le sentiment se courrouce, la loi est muette ; et M. Selves a laissé parler son cœur sans écouter sa raison, qui lui aurait froidement démontré que les frais d’une licitation étant les mêmes pour un bien d’un million et pour une chaumière d’un écu, il fallait s’en prendre avant tout à la loi ; et au lieu de demander la pendaison haut et court de l’avoué, publier un écrit et requérir avec éloquence une réforme.

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Dans une reddition de comptes en justice, l’adversaire discute dans sa requête les articles de votre compte ; il les rejette ou les diminue, si c’est en dépense, et vous force souvent en recette ; votre avoué répond alors par une autre requête dans laquelle il prouve que chaque article est bon et valable.

Cette requête de nouvelle espèce est ce qu’on nomme au Palais un soutènement, parce qu’on vous soutient. Eh bien, nous n’avons jamais vu de soutènement avoir moins de deux cents à trois cents rôles : en effet, chaque article nécessite une petite requête.

Gardez-vous donc d’apurer vos comptes en justice.

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Lorsque vous vendez un immeuble par licitation, vente volontaire, saisie, etc., on met dans les Petites Affiches, à raison de six sous par ligne, l’annonce de cette vente, précédée du jugement qui autorise la vente, avec un petit extrait assez succinct des raisons qui vous font vendre, puis la désignation de l’immeuble, si bien que cette annonce réitérée trois fois par adjudication revient à une somme considérable ; sachez que les Petites Affiches font la remise du tiers aux avoués, comme les marchands de musique aux artistes : ainsi tâchez que cette remise vous profite en quelque chose.

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Venons à la broutille. On appelle ainsi la foule de petits actes, tels qu’à venir, significations d’avoué à avoué, reprises d’instance, demande en communication de pièces, dires, etc., dont on entrelarde une affaire. Dans une étude bien montée on doit en faire avant le déjeuner pour trente à quarante francs tous les matins : mais vous devez voir que cette broutille n’est qu’un feu de paille auprès des requêtes, des adjudications, des ordres, des redditions de compte de tutelles, des contributions, etc.

La contribution est l’ordre appliqué aux meubles. Ainsi lorsqu’on vous saisit et qu’on vous emprisonne, que pendant que vous dormez dans le corridor de la rue de la Clef l’on vend vos meubles, le prix n’est souvent pas suffisant pour payer vos dettes, alors on fait un ordre, et l’on répartit la somme au marc le franc entre vos créanciers ; mais cet ordre-là ne vaut pas l’autre : c’est une miniature comparée à la peinture à fresque d’une coupole.

Le matin, vers les midi, lorsque l’avoué se lève, qu’il a passé la nuit au bal et perdu souvent quelque argent à l’écarté, on lui apporte, comme à un ministre, sa signature, car les clercs appellent cet acte clérical « aller à la signature » ; on lui apporte tous les actes de broutille, toutes les expéditions, et alors le jeune avoué, sans lire un mot, signe une centaine d’actes, et s’écarquille les yeux en admirant ces diables de clercs qui ont déjà abattu tant d’ouvrage ; mais il s’applaudit in petto, car il y a entre un clerc et un avoué une différence aussi grande qu’entre un soldat et un maréchal de France.

Il y a des affaires qui commencent, marchent, se jugent, se payent, sans que l’avoué connaisse le nom de son client.

Vous sentez qu’après ces grands traits du métier, nous n’irons pas vous entretenir de la manière plus ou moins habile dont on vous soulève de temps à autre un écu pour telle ou telle vacation, telle ou telle course faite par un petit clerc. Lorsqu’on vous a fait admirer les glaciers de la Suisse, on n’ira pas vous montrer un fromage de Tortoni comme une curiosité.

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Il y aurait bien des choses à dire sur la chambre des avoués, des choses plaisantes même ; cependant nous les tairons parce qu’elles ne sont pas dans notre sujet. Qu’il suffise de savoir que cette chambre est une dérogation à ce principe sacré : « Les loups ne se mangent point ! »

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