IV À la poursuite des morts

Comme je l’avais annoncé à Mme Bernin-Mervalle, ou plutôt à la seconde Mme Mervalle, qui était aussi la première, et qui se trouvait avoir épousé, jeune fille et veuve, le même mari, mon tour de permission n’était venu qu’à la fin de janvier, – janvier 1918. Poussé par la curiosité plus encore peut-être que par la sympathie, je rendis visite à Falaise. Pendant que je l’attendais dans son cabinet de travail, je reconnus, rien qu’à l’inspection des ouvrages qui encombraient sa table, qu’il avait l’esprit fêlé. Outre l’Expérience religieuse de William James, qui mérite d’être mis à part, j’y découvrais, en effet, la plus étrange bibliothèque : côté scientifique si l’on peut dire, l’introuvable Livre des esprits, du docteur Rivail, grand pontife du mystère sous le nom d’Allan Kardec, et peut-être aidé d’un singulier collaborateur, Victorien Sardou ; l’Extériorisation de la sensibilité, du colonel de Rochas ; la Personnalité humaine, de Myers, et Swedenborg, et Holberg, et Robert Flud, et Campanella ; côté littéraire, Louis Lambert et Séraphita, de notre grand Balzac, que les sciences occultes ne pouvaient laisser indifférent ; Avatar et Spirite, de Théophile Gautier, en des éditions rares les contes d’Edgar Poe, l’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam ; les Grands Initiés, de Schuré.

– Ah ! me dit-il, me surprenant penché sur l’ouvrage du philosophe américain, vous aussi ?

– Mais non, je vous assure.

– Vous y viendrez. Notre monde visible, formé d’objets concrets, baigne pour ainsi dire dans un univers plus vaste, formé d’idées abstraites qui prêtent à l’univers concret son sens et sa valeur.

Il me récitait du William James. Mais Platon enseignait déjà, dans le Banquet, le culte des idées pures. Tous les philosophes ont admis une réalité non soumise aux apparences. Une réalité : cela ne suffisait plus à Falaise. Il exigeait d’elle une manifestation sensible. Et saisissant le volume, il l’ouvrit à une page qu’il avait dû relire bien des fois et me donna lecture de ce passage où l’on voit, par le récit d’un témoin, que dans l’hallucination nous pouvons sentir près de nous, située en un point déterminé, une mystérieuse présence :

« Plusieurs fois, durant ces dernières années, j’ai senti ce qu’on appelle une présence… C’est vers le mois de septembre 1884 que je ressentis, pour la première fois, cette impression spéciale. Je demeurais dans mon appartement de l’Université. Une nuit, après m’être mis au lit, j’eus une hallucination tactile des plus vives : on me saisissait le bras ; je me levai et cherchai s’il y avait un intrus dans ma chambre. Mais le sentiment d’une présence au sens précis ne vint que la nuit d’après. Je m’étais mis au lit, j’avais soufflé ma bougie ; j’étais en train de réfléchir à mon hallucination de la veille, quand, soudain, je sentis quelque chose entrer dans ma chambre et s’arrêter tout près de mon lit. Cela ne dura qu’une ou deux minutes. Je ne le percevais par aucun de mes sens proprement dits et, pourtant, il y avait en moi une sorte de sensation, horriblement pénible, qui s’y rapportait. Cela remuait en moi quelque chose de plus profond qu’aucune conception ordinaire n’aurait pu le faire. C’était un peu comme un déchirement douloureux et très étendu, à l’intérieur de l’organisme, surtout dans la poitrine, et, cependant, c’était moins une douleur qu’une horreur. En tout cas, cette chose était là, et j’avais, de sa présence, une connaissance beaucoup plus certaine que je n’en ai jamais eu d’aucune créature de chair et d’os. J’eus conscience de son départ comme de son arrivée ; cela s’échappa, avec une rapidité presque instantanée, à travers la porte, et la sensation horrible disparut. La troisième nuit, une fois retiré dans ma chambre, mon esprit était absorbé par le cours que je préparais, j’en étais encore préoccupé, quand je m’aperçus de la présence, mais non pas de la venue de cette chose qui m’était apparue la veille, accompagnée de l’horrible sensation. Je concentrai toute ma force mentale pour sommer cette chose de partir, si elle était mauvaise ; sinon de me dire qui elle était ou ce qu’elle était ; enfin, si elle ne pouvait s’expliquer, de s’en aller, car je l’y forcerais bien. Elle disparut comme la nuit précédente, et mon organisme reprit son état normal… »

Falaise m’avait mimé cette hallucination, comme si la chose était dans la pièce, comme s’il lui adressait lui-même une sommation pathétique. Ayant achevé sa lecture, il se tourna vers moi.

– Oui, me déclara-t-il (et il ne m’avait pas même demandé de mes nouvelles, ce qui se doit à un permissionnaire échappé au mauvais destin), il y a un ordre des choses invisibles sans quoi l’univers ne s’expliquerait pas. Et cet ordre invisible peut se manifester, sinon visiblement, du moins par la présence réelle. Voulez-vous, maintenant, connaître la révélation de James Russell-Lowell ?

– Qui est-ce ?

– Je l’ignore.

– Ah !

– Mais il est cité par William James.

– Encore. Voyons cette révélation.

Il ouvrit le livre à une autre page cornée :

– « J’eus une révélation vendredi soir… » C’est James Russell-Lowell qui parle.

– Je le pense bien.

– « J’eus une révélation vendredi soir. J’étais chez Marie, et je dis en passant, à propos des esprits dont la présence devient sensible, que j’en avais souvent la vague impression ; M. Putnam…

– Qui, M. Putnam ?

– Eh bien ! un M. Putnam. « M. Putnam s’engagea dans une discussion avec moi sur ce point. Pendant que je parlais, le monde spirituel se dressa devant moi, comme s’il s’élevait hors de l’abîme avec la majesté du destin. Jamais je n’avais senti si clairement l’Esprit de Dieu en moi et autour de moi. Toute la chambre semblait pleine de Dieu. L’air semblait vibrer de la présence de quelque chose d’inconnu. Je parlais avec le calme et la clarté triomphante d’un prophète. Je ne peux pas vous dire ce qu’était cette révélation. Je ne l’ai pas encore assez approfondie. Mais je la comprendrai un jour parfaitement ; je vous l’exposerai et vous en reconnaîtrez toute la majesté… »

– L’a-t-il approfondie depuis lors ?

– William James ne le dit pas.

– Eh bien ! laissons-le approfondir sa vision en compagnie de M. Putnam et de Marie.

Mais Falaise prit assez mal ce ton de persiflage, à quoi je compris qu’il était possédé de la foi nouvelle. Et il répéta, pour s’en gargariser, cette phrase que, sans doute, il prenait pour du Chateaubriand spirite :

– « Le monde spirituel se dressa devant moi, comme s’il s’élevait hors de l’abîme avec la majesté du destin. »

– C’est, lui dis-je, ce que William James appelle l’imagination ontologique. Pour celui qui la possède ou qui en est possédé, ce sentiment de la présence invisible est plus fort que tous les raisonnements.

– Sans doute, dans le domaine métaphysique ou religieux, les raisonnements logiques n’exercent sur nous aucune influence, tant qu’ils ne sont pas précédés d’une intuition qui leur sert d’éclaireur et d’entraîneur.

– Vous exagérez, Falaise, vous exagérez. William James ne va pas si loin. Il ne dit nullement que, dans le domaine métaphysique ou religieux, la première place doive appartenir à l’irrationnel ou à l’inconscient.

– En fait, les choses se passent ainsi. Je suis illuminé. Après, je trouve des raisons. C’est la logique.

Et, quittant ces régions élevées, il en vint, sans plus de retard, à son cas personnel qu’il brûlait de me confier. Ainsi les idées générales servent-elles de paravent à nos drames intimes. Nous en faisons les draperies dont nous voilons, à notre gré, nos préoccupations particulières.

– Vous m’avez connu matérialiste, n’est-ce pas ?

– Indifférent, plutôt.

– C’est la même chose. Nous vivons sans penser à rien qu’à nos affaires, nos ambitions, nos amours. Rien de philosophique dans ces existences banales, toutes vouées à l’intérêt ou à la convoitise. C’est le lot de la plupart des hommes. Et c’est là une position assez basse dont ils n’ont pas conscience. Il faut des événements violents ou tragiques pour nous sortir de cette torpeur intellectuelle.

– Et même, l’interrompis-je, ils ne suffisent pas toujours. J’ai vu des camarades bâiller leur vie à côté de la mort.

– C’est honteux. Moi, la mort de mon fils m’a tout ébranlé. De la plante des pieds à la racine des cheveux, j’en ai été secoué comme un arbre sous la tempête. Alors, j’ai consenti à réfléchir. Ou, plutôt, je n’ai réfléchi qu’après, et c’est là que je voulais en venir. Mon fils m’avait appris lui-même sa mort à distance. Il y a donc dans l’être humain un esprit détaché du corps pour qui l’espace existe à peine. Cet esprit subsiste-t-il après ce que nous sommes convenus d’appeler la mort, et qui n’est que la désagrégation de notre enveloppe physique ? S’il subsiste, où est-il, et ne peut-il se faire connaître ? Toutes ces questions angoissantes, je les ai résolues pour moi.

– Dans quel sens ?

– Dans quel sens ? Mais mon fils n’est pas mort. Il vit, il me connaît, il me suit, il me parle.

– Il vous parle ?

– Il m’a parlé. Oh ! pas directement. Par l’intermédiaire d’un médium. Il faut toujours un intermédiaire. Le prêtre, dans la religion, ne sert-il pas d’intermédiaire entre le fidèle et Dieu ?

À cette comparaison, je compris qu’il était le catéchumène d’un nouveau culte et que j’avais affaire à l’un de ces dévots intransigeants dont on ne peut heurter de front les croyances ou les superstitions.

– Un médium ? demandai-je cependant. Quel médium ?

– Le meilleur, le plus subtil, le plus fidèle, le plus sûr : Suzanne.

– Mlle Giroux ?

– Elle-même. C’est Mervalle qui, le premier, s’est aperçu de ce don, l’ayant mise lui-même en état d’hypnose.

– Mervalle ?

– Mervalle est un magnétiseur étonnant. Mais vous savez que les médiums n’ont d’ailleurs pas besoin d’être hypnotisés, quand leur pouvoir a été reconnu. Ils entrent d’eux-mêmes en transe.

– En transe ?

– Oui, c’est l’expression consacrée, Mervalle, envoyé en mission en Angleterre par la Maison de la Presse, y a rencontré sir Oliver-J. Lodge, dont le nom est célèbre entre tous parmi les spirites et qui est l’auteur d’ouvrages remarquables. Ne le connaissez-vous pas ?

Je m’excusai de ne pas connaître un homme aussi renommé. Falaise continua :

– Oui, il a fourni des relations très intéressantes à la Society for Psychical Research. Eh bien ! sire Oliver Lodge a perdu son fils Raymond, un admirable jeune homme, sous-lieutenant au 2e régiment du Scouth Lancashire de l’armée régulière, qui fut tué le 14 septembre 1915, d’un éclat d’obus, sur la colline de Hoodge, près d’Ypres. Un message un peu obscur, mais qu’il sut déchiffrer, l’avait averti d’Amérique avant l’événement. Depuis lors, le malheureux père a pu communiquer avec lui par le moyen de la table tournante, puis des messages écrits ou oraux. Mervalle, à son retour, nous a mis au courant. Nous avons essayé à notre tour. Nous avons réussi. Mervalle ne vous en a-t-il pas parlé ?

– Je ne l’ai pas revu depuis le fameux dîner d’avant la guerre où il remplit de fantômes votre salle à manger. Mais j’ai revu sa femme en Alsace. Ou, plutôt, Mme Bernin.

– Édith est de nouveau Mme Mervalle. Ne parlons plus de Bernin. Il est mort. C’est pour toujours. Qu’il nous laisse en paix.

Ce mort-là, par exemple, il ne songeait nullement à le ressusciter. Ô logique des hommes, toute pareille, d’ailleurs, à celle des femmes ! Dès lors, il ne me restait plus qu’à entrer dans ses vues pour connaître, du moins, jusqu’où il s’aventurait dans ce domaine aux incertaines limites.

– Et comment êtes-vous arrivé à communiquer avec votre fils ?

– Par la planchette à écrire, par l’écriture automatique, et même, ne le répétez pas encore, par l’incorporation du désincarné dans la personne du médium.

– Les désincarnés ?

– Oui, ce sont les morts. Les morts vivants. La planchette à écrire, munie d’un triangle indicateur, a remplacé les tables tournantes avec leurs coups répétés, procédé primitif et abandonné aux esprits inférieurs.

– Il y a donc des esprits inférieurs ?

– Sans doute, comme dans la vie. Croyez-vous qu’une cuisinière réponde à nos appels comme un savant ou un homme d’État ?

– Cette diversité doit bien embarrasser les médiums.

– Nullement, puisqu’ils ne sont que des agents de transmission.

– Et l’écriture automatique ?

– Ou médianimique, si vous préférez. Eh bien ! le médium est muni d’un stylographe et a devant lui une feuille de papier blanc. Sa main est tout à coup saisie par une force étrangère qui la dirige. Elle écrit ainsi des pages et des pages, non pas dictées, mais imposées et pour ainsi dire copiée. Quelquefois, ce sont des dessins.

– Et l’incorporation ?

– C’est le suprême état, l’état glorieux, l’état de grâce.

Et il parut entrer lui-même en extase, comme s’il revoyait des visions disparues. Il ne me donna pas, ce jour-là, d’autres explications, mais il me retint à dîner : M. et Mme Mervalle étaient précisément invités.

Je trouvai Mervalle rajeuni. Était-ce l’effet de son nouveau mariage avec une veuve, la veuve de ce pauvre Bernin ? Il avait toujours cet air content de soi qui agace ses meilleurs amis, s’il en a. Mais n’avait-il pas droit à l’affichage de quelque supériorité, depuis qu’il avait rapporté d’Angleterre la mode des esprits ? Édith, sa femme, gardait son visage d’énigme, aux joues d’une éblouissante netteté, pareilles aux pétales du magnolia. Quelles pensées, quels désirs s’abritaient derrière ce front étroit, diminué, mangé encore par les bandeaux blonds ? Elle devait s’entendre à tourmenter les hommes sans y prendre garde, sans prêter la moindre attention à leurs supplications, à leurs plaintes. Le pauvre Bernin avait dû mourir sans trop de difficultés à Soupir, au bord de l’Aisne. Il fallait ce Mervalle combiné et méthodique pour tenir tête à la cruelle créature. Encore avait-il dû abdiquer pendant un interrègne rapide et sanglant.

Mais ce couple uni, ou plutôt réuni par-dessus la tombe du pauvre Bernin, m’intéressait moins, je l’avoue, que les autres convives, par le fait qu’il était moins étroitement mêlé au drame secret de la rue Michel-Ange, bien que les histoires fantomatiques de Mervalle l’eussent peut-être déclenché. Mme Falaise, sous ses cheveux gris, ne montrait plus ce visage calme et ingénu jusque dans la douleur maternelle, qui me la faisait prendre pour une femme droite et loyale, mais quasi insignifiante. Elle devait être agitée en dedans, comme ces lacs dont les eaux ont des tourbillons intérieurs dont quelques bulles trahissent l’agitation à la surface. Ce n’était plus seulement le souvenir de son fils qui la tourmentait : elle levait sur son mari des yeux dont l’inquiétude était poignante. Quant à Suzanne Giroux, il me parut qu’elle s’épanouissait, en quelque sorte, dans son deuil, – un deuil extrêmement élégant, un deuil des grands couturiers, et qu’achevait, autour du cou très blanc, un collier de perles à l’éclat sourd et mat. Ce n’était pas de Poitiers qu’elle avait apporté cette toilette et ces bijoux. Et sans doute la perle est-elle une larme pétrifiée. Autour d’un cou très blanc, elle est la reine des pierres précieuses. La cousine pauvre avait reçu de l’avancement dans la vie, en devenant la fiancée posthume de Georges Falaise. Elle avait engraissé un peu, très peu, juste de quoi devenir un peu plus attrayante. Mais elle gardait son attitude concentrée, son regard inquisiteur et pénétrant.

La conversation trouva d’emblée sa direction, et c’est moi-même qui l’y engageai en rappelant à Mervalle tout le chapelet d’anecdotes qu’il nous avait récité à la veille de la guerre.

– Mon chapelet, comme vous dites, me répliqua-t-il avec le plaisir d’un homme qui s’apprête à briller et que le hasard favorise, s’est enrichi de plusieurs grains. Je tiens de Mme Juliette Adam elle-même une confidence du même ordre. Elle avait une grand’mère qu’elle adorait. Cette grand’mère tomba dangereusement malade. On le cacha à Mme Adam qui nourrissait alors sa fille. Or, un soir, à dix heures, déjà endormie, elle fut réveillée par les pleurs de l’enfant. Une veilleuse éclairait seule la chambre. À la lueur de cette veilleuse, elle eut la surprise d’apercevoir sa grand’mère près de son lit. Aussitôt, elle s’écria : « Quel bonheur, grand’mère, d’avoir ta visite ! Pourquoi viens-tu si tard ? » La vieille femme, sans répondre, leva la main vers ses yeux, il n’y avait que deux trous vides. « Je me jetai à bas de mon lit, rapporte Mme Adam, et courus vers elle ; au moment où j’allais la saisir dans mes bras, le fantôme disparut… Ma grand’mère était morte, ce jour-là même, à huit heures du soir. »

– Ah ! fis-je remarquer, elle était morte deux heures trop tôt.

– Pourquoi donc ?

– Mais n’aurait-il point fallu que les heures coïncidassent ? Elle fut vue à dix heures, elle ne devait trépasser qu’à dix heures. Elle a manqué à tous ses devoirs.

– Il n’y a pas de devoirs, il n’y a pas de règles pour les apparitions.

– Quelle chance pour elles ! Les devoirs, les règles, c’est bon pour nous autres vivants. Encore les transgressons-nous volontiers.

Je me rendis compte aussitôt que ce badinage n’amusait personne. J’étais au milieu d’initiés qui me faisaient sentir à quel point je devais me considérer, dans leur monde, comme un petit garçon. Mme Falaise, elle, semblait absente. Visiblement, elle se détournait d’une conversation qui lui devait déplaire.

– Mais, recommença l’agaçant Mervalle, les témoignages sont innombrables. M. Léon Daudet, que les questions de névrose, de pathologie, de physiologie et de psychisme passionnent dans ses romans et ses articles lorsque ceux-ci acceptent de se détourner de la politique, se rappelle fort bien qu’étant enfant et se promenant un jour avec ses parents, dans les bois de Sénart, il vit son père montrant à sa mère quelque chose dans le fourré, qui se balançait à un arbre agité par le vent. « On croirait absolument un pendu », dit Alphonse Daudet. « Or, rapporte Léon Daudet, en rentrant à la maison, nous apprîmes que le même jour, à la même heure, un malheureux s’était pendu à un arbre, à quelques kilomètres de là, vers Brunoy. Coïncidence peut-être, mais peut-être aussi forme de mirage psychologique. » La mort vue à distance est un phénomène, sinon fréquent, du moins assez multiplié pour que sa négation soit impossible.

Cette péroraison me visait directement. Allait-on reprendre la ronde des fantômes, comme avant la guerre, dans cette même salle à mangers ? Les yeux suppliants de Mme Falaise me conjuraient de rechercher d’autres sujets d’actualité. Je me hâtai de lui donner satisfaction, devinant bien qu’il se passait quelque chose d’anormal dans la maison et que l’accord avait cessé d’y régner. Nous parlâmes tout de même de la guerre, alors immobile et dans l’attente. Qui prendrait l’initiative des opérations ? Le Grand Quartier français ou le Grand Quartier allemands ? Pétain ou Lüdendorff ? L’Amérique se déciderait-elle à intervenir ? Ce M. Wilson était bien lent à prendre une détermination. Mervalle, sous le prétexte qu’il appartenait à la Maison de la Presse, était au courant de tout, pénétrait partout, tranchait sur tout. Et il ne se gênait pas pour nous annoncer les pires catastrophes : l’offensive boche, l’hésitation des États-Unis, la prochaine désagrégation russe, et le bombardement de Paris par avions. Il avait besoin de répandre l’épouvante pour mieux placer ses histoires de l’autre monde. Du coup, il me rappela Bernin le prophète, et, pour rabaisser sa superbe, je commis volontairement l’impair de prononcer tout haut le nom de ce pauvre Bernin si méconnu.

– C’est une perte pour la France, déclara sans aucun trouble Mme Mervalle.

Et pour elle ? Après le repas, au salon, tandis que je causais avec Mme Falaise qui avait besoin de réconfort, j’entendais derrière moi le chuchotement à voix basse des autres convives.

J’ai l’oreille fine et la conversation que je soutenais ne m’obligeait point à un grand effort. Je pus donc aisément suivre le dialogue des initiés qui se donnaient rendez-vous pour le lendemain soir, à neuf heures, dans un appartement au quatrième étage de l’avenue de Wagram dont je ne révélerai pas le numéro. Le mot de passe pour y pénétrer – car il faudrait un mot de passe – serait Douglas Eusapia. J’étais tout de même assez versé dans l’histoire du spiritisme pour savoir que ces deux noms accouplés étaient empruntés aux deux plus célèbres médiums de ces dernières années : Eusapia Paladino, qui convertit Lombroso, et Daniel Douglas Home. Par ce moyen mnémotechnique, j’étais sûr de ne pas les oublier. Mme Falaise devina-t-elle de quoi il était question ? D’une voix angoissée, elle interpella le groupe où figurait son mari :

– Sur quoi complotez-vous encore ?

M. Falaise vint à elle avec sa courtoisie habituelle ; mais je vis bien que les égards remplaçaient l’ancienne confiance, l’intimité étroite du vieux couple :

– Chère amie, vous savez bien sur quoi nous complotons. Vous n’avez pas voulu être du complot et j’en ai ressenti, vous le savez encore, tant de désappointement, de surprise, de regret. Autrefois, vous consentiez à m’accompagner en toute occasion, certaine qu’à mon bras vous ne couriez jamais aucun risque. Maintenant, je m’en vais tout seul, et vous l’aurez voulu. Où je vais ? Mais où voulez-vous que j’aille, sinon aux rendez-vous où je suis assuré de le rencontrer ?

– Non, Alexandre, vous cherchez notre fils où il n’est pas.

– Puisqu’il m’a parlé. Voyons, Alice, ne croyez-vous donc pas, vous si religieuse, à la survie des âmes ?

– Si j’y crois ! repartit Mme Falaise avec cette illumination du visage que dut avoir Pauline confessant sa croyance. Mais je crois à la résurrection de la chair comme à la vie éternelle. Oui, notre petit Georges est vivant. Oui, chaque heure nous rapproche de lui, et un jour viendra où nous le retrouverons à jamais. Je prie pour lui, pour son bonheur, et par la prière je me sens unie à lui par delà la mort. Nous ne sommes séparés que par l’intervalle de quelques instants. Mais il ne peut plus communiquer avec nous par les pauvres moyens de la terre.

Elle avait été émouvante dans sa déclaration de foi catholique, émouvante et par surcroît si sage, si pleine de bon sens en admettant les barrières qui se dressent entre le monde des vivants et des morts. Seule la prière, elle-même impondérable et subtile, franchissait les portes de l’invisible pour y aller retrouver les disparus. Cependant, son mari la considérait avec bonté, certes, mais aussi avec une pitié un peu dédaigneuse, en homme qui possède la vérité et supporte de haut l’ignorance.

– Moi, prononça-t-il, je ne croyais pas à la survie. Je vivais dans le plus bas matérialisme. Accoutumé à la rigueur des démonstrations scientifiques, je répugnais à admettre l’existence d’un au-delà, d’une âme distincte du corps, de tout un monde idéal. Il m’a fallu des preuves quasi matérielles. Ces preuves, je les ai obtenues. Oui, les esprits survivent à la mort physique. Ils flottent dans l’éther, sous l’enveloppe du corps astral. Et ils gardent le pouvoir de communiquer avec nous sous l’influence de certaines initiations. Ils sont les annonciateurs d’un monde nouveau, et peut-être attendent-ils l’occasion de se réincarner pour achever leur perfectionnement dans leurs transmigrations.

– Oh ! m’écriai-je, voilà un bien grand débat. Falaise, mon ami, j’ignorais que vous fussiez devenu un apôtre.

– Un apprenti tout au plus.

– Peste ! Quelle chaleur dans l’exposé de votre doctrine !

Ainsi tentai-je, par ce ton d’ironie, de servir de tampon entre les deux camps opposés et de porter secours à Mme Falaise vers qui m’entraînaient toutes mes sympathies et mes croyances. Mlle Suzanne Giroux assistait, impassible en apparence, à cette joute. Quel rôle jouait-elle au juste dans le dissentiment conjugal ? Je ne le démêlais pas encore, mais je me promis d’en avoir le cœur net.

Je quittai l’hôtel de la rue Michel-Ange avec les Mervalle.

– Cette pauvre Mme Falaise, voulut bien m’expliquer Édith, comme elle est bornée et surannée.

– Je ne partage point votre avis, madame, me contentai-je de dire prudemment. Elle a sa foi qui est ancienne et éprouvée.

– Son mari, continua-t-elle, est un homme supérieur. Il doit beaucoup souffrir de rencontrer à domicile tant de médiocrité.

Cette fois, je m’imposai de garder le silence. Je ne voulais pas donner l’éveil à mon interlocutrice. Il me semblait que les revenants de l’hôtel Falaise valaient d’être observés.

Et je me promis de me rendre à l’invitation qui ne m’avait pas été adressée : avenue Wagram, au quatrième étage, avec le mot de passe Douglas Eusapia.

Dans les postes d’écoute, j’avais eu l’occasion d’appliquer sur mes oreilles le masque du microphone avec lequel, sans fils ni antennes, j’entendais les conversations des soldats allemands dans leurs tranchées comme si je m’étais trouvé parmi eux. J’avais eu la chance, une fois, d’être ainsi averti de l’heure exacte d’une attaque. Peut-être, brusquement transporté dans un monde spirite qui ne m’attendait pas, y entendrais-je un langage inconnu. Mais j’allais tomber sur la plus extraordinaire assemblée.

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