IIILe nouveau culte

Je n’étais pas retourné depuis un an rue Michel-Ange, soit que le nombre des apparitions m’eût rebuté, soit que j’eusse disposé de peu de loisir au cours de mes permissions. Cependant, j’avais eu des nouvelles des Falaise à plusieurs reprises.

– Falaise ? me disait-on laconiquement, la mort de son fils l’a rendu fou. À part cela il va bien.

Je n’en savais pas davantage. Envoyé en mission en Alsace pendant l’été de 1917, je ne fus pas médiocrement surpris, visitant l’hôpital de Moosch, dans la vallée de Saint-Amarin, au bord de l’Hartmannswillerkopf, d’y reconnaître, parmi les infirmières, la blonde, la préraphaélite Mme Mervalle, toujours jolie, toujours coquette, toujours immobile et lointaine comme si les choses de la terre se passaient au-dessous d’elle. Aussitôt, je m’informai de son mari.

– Lequel ? me fut-il répondu avec le plus délicat sourire.

– Mais M. Mervalle.

– Je ne suis plus Mme Mervalle. Je suis Mme Bernin.

– Ah !

– Oui, j’ai divorcé. M. Mervalle m’interdisait d’aller aux ambulances du front, et j’avais décidé d’y aller. Pierre Bernin, lui, s’est engagé.

– Il va bien ?

– Non, il est mort. Il a été tué à l’offensive du mois d’avril, à Soupir, au bord de l’Aisne. Comment ne le savez-vous pas ?

– À l’armée, nous lisons si mal les journaux !

Elle m’annonçait, coup sur coup, son divorce et son veuvage avec un air angélique, inaccessible aux misères humaines. Je demeurai devant elle bouche bée, n’osant lui offrir mes condoléances, les estimant inutiles et peut-être inconvenantes. M’eût-elle annoncé de nouvelles fiançailles, sur le même ton détaché, que je n’en eusse pas été autrement étonné. Je la revoyais dans le salon de l’hôtel Falaise, disputée par deux hommes également remarquables, également éloquents, et tour à tour subjuguée par l’un et par l’autre, comme elle l’avait été dans la vie. Mais le premier des deux avait éprouvé qu’il était dangereux de la contrarier.

Par une pente naturelle, j’en vins à lui parler de nos amis, les Falaise :

– Je ne vous ai pas revue, madame, depuis notre rencontre dans leur hôtel de la rue Michel-Ange, un soir de paix et de douceur de vivre.

– Vous voulez dire un soir de fantômes. Mon pauvre mari avait alors prédit la guerre.

Rien n’est embarrassant comme d’avoir connu dans le même temps les deux maris d’une femme, car on ne sait jamais auquel des deux elle fait allusion. Il s’agissait, dans la seconde phrase, de Pierre Bernin. Mais la première se rapportait aux étranges histoires de Mervalle.

– Eh bien ! reprit-elle de sa voix mélodieuse, je sais que M. Falaise est heureux.

Heureux ? Je l’ai vu bouleversé par la mort de son fils.

Elle avait décidément une conversation surprenante.

– Oui, me répondit-elle, mais il est entré en communication avec lui et le voilà consolé.

– Avec qui est-il entré en communication ?

– Avec son fils.

– Excusez-moi, madame ; mais je ne comprends pas.

– Comment ! vous ne savez pas que l’on peut communiquer avec l’au-delà ? À Paris, d’où je reviens, c’est d’un usage courant.

– C’est peut-être la mode.

– Justement. Nombre de parents désespérés, pères, mères, veuves, sœurs, ont trouvé là un dérivatif à leur douleur et une preuve de notre survie.

Elle avait un air si assuré, si péremptoire que j’éprouvai le besoin de la prendre à partie directement :

– Et vous-même, madame, correspondez-vous avec ce pauvre Bernin ?

– Je n’ose pas, me confia-t-elle avec le plus grand sérieux, parce que je ne suis plus libre.

– Vous vous remariez, je gage.

– Très prochainement.

– Et suis-je indiscret de vous demander avec qui, si toutefois je le connais ?

– Vous le connaissez sans nul doute. C’est M. Mervalle.

Cette nouvelle me parut si plaisante que je l’accueillis avec un transport dépourvu de courtoisie, car je m’écriai :

– Mervalle ! J’aurais dû penser à lui. Il précède et succède, c’est parfait. Ce pauvre Bernin a fait l’intérim.

– Pierre Bernin est un héros. Sa mort est une grande perte pour la France. Je vénère son souvenir. Mais M. Mervalle a compris qu’une femme doit être aussi libre qu’un homme. La guerre ne nous a-t-elle pas affranchies ! La guerre a été le 1789 des femmes. Il est, aujourd’hui, mobilisé à la Maison de la Presse.

– À Paris ?

– Oh ! il ne peut quitter Paris, comme tant de Français. Moi, je ne puis quitter le front. On y respire un air excitant. Mais il viendra me voir.

Je ne me décidai pas à la complimenter. La mort que je fréquentais depuis trois ans, et parfois de bien près, ne m’avait pas autant surpris, quand elle s’était approchée de moi, que cette jeune femme blonde, aux cheveux soigneusement rangés sous la coiffe d’infirmière, sauf une mèche sur le devant. Elle sembla, d’ailleurs, s’égarer dans quelque rêverie sentimentale, quand elle revint d’elle-même aux Falaise :

– M. Falaise ne vous a-t-il pas raconté que le double de son fils lui est apparu à l’instant même où celui-ci tombait à Verdun ?

– Oui, mais tout cela s’explique le mieux du monde.

Cette phrase eut le don de la sortir instantanément de sa paisible humeur, et, brusquement, me furent révélés toute la violence, tout le despotisme de son caractère.

– Qu’avez-vous dit ? Cela s’explique le mieux du monde. Qu’entendez-vous par là, je vous prie ?

Ses yeux me foudroyaient, tandis qu’elle m’adressait une telle sommation. Du coup, je plaignis M. Mervalle et beaucoup moins ce pauvre Pierre Bernin qui, pour elle, avait, sur le tard, renoncé au célibat.

– J’entends par là, madame, que M. Falaise, informé de l’offensive allemande sur Verdun, devait inévitablement, le soir du 21 février, être inquiet de son fils, que de là à l’évoquer devant lui, blessé ou mourant, à la tombée du jour, à l’heure où les pressentiments nous envahissent, l’association d’idées est toute simple et toute logique, et que, d’autre part, le sort du jeune lieutenant en cette néfaste journée fut partagé par des milliers de ses camarades. Je ne puis même pas voir dans cette rencontre une manifestation de télépathie.

Mon interlocutrice, mon adversaire serra les dents de fureur ; mais, avec une énergie toute virile, elle se contint et, mielleusement, argumenta :

– Ah ! vraiment ? Mais personne à Paris ne connaissait, le 21 février, l’attaque de Verdun.

– Oh ! personne !

– Je ne vous ai pas interrompu, monsieur. On prévoyait une offensive, mais on ignorait sa direction. N’a-t-on pas reproché au Grand Quartier Général de l’avoir lui-même ignorée ? Et vous voulez qu’un simple particulier la connût ? De plus, M. Falaise n’a pas été seul à voir le double de son fils.

– Un mari et une femme pensent ensemble.

– Le croyez-vous ?

En effet, ma remarque était injurieuse pour l’ex-madame Mervalle, devenue Mme Bernin et qui allait redevenir Mme Mervalle.

– Un mari et une femme ne pensent jamais ensemble, me déclara-t-elle catégoriquement. Or, tous deux, au même instant, voient Georges Falaise atteint de la même blessure – une balle au front élevant les bras, et retombant mort. Ce n’est pas là une coïncidence. Comment peuvent-ils savoir à Paris, avec une telle exactitude, ce qui se passe à la même heure à Verdun ?

– Mais vous forcez les similitudes. Le lieutenant Falaise a été tué le 21 février. Voilà tout ce qu’ils savent. Où a-t-il été frappé et à quel instant de la bataille, ils l’ignorent. C’est plus tard que l’on parvient à faire rentrer les événements dans le cadre qu’on leur a préparé.

– Je vois que vous êtes mal renseigné, me dit alors Mme Bernin-Mervalle (comment l’appellerais-je autrement ?) avec un grand air de protection, et elle daigna combler les lacunes de mon instruction. Les choses se sont passées comme elles ont été vues à distance. Les Falaise n’avaient sans doute reçu, quand vous leur avez rendu visite, que la communication de l’ambassade d’Espagne. D’autres témoignages leur sont depuis lors parvenus.

– Des témoignages ?

– Je vous citerai le plus probant. Ils étaient entrés en relations avec le sous-lieutenant Malais, qui commandait en second la batterie de Georges Falaise. Le sous-lieutenant Malais avait été blessé et fait prisonnier le 21 février. En captivité, il a pu donner des détails sur la mort de son compagnon d’armes. C’est vers cinq heures du soir que les premières vagues allemandes ont débordé les premières lignes françaises et ont déferlé sur Brabant. Georges Falaise, avec les hommes de sa batterie, essayait d’emmener ses canons quand il a été tué d’une balle au front. Il a levé les bras et il est tombé sans un cri. Exactement comme la scène avait été décrite par son père et sa mère.

– Quand ont-ils reçu la lettre de ce sous-lieutenant Malais ?

– Cinq mois après l’événement. J’espère que cette fois vous êtes convaincu.

Or, je n’étais pas convaincu, mais j’étais impressionné. Quand j’avais dîné rue Michel-Ange, à la fin de juin 1916, les Falaise n’avaient pas encore reçu cette lettre et ils m’avaient, en effet, précisé l’heure, la blessure, le geste mortel. Il y avait là un cas singulier de vision à distance tout pareil, en somme, à ceux que M. Mervalle avait cités avant la guerre et, notamment, à l’apparition vue par la baronne de Boislève pendant la campagne du Mexique. Des coïncidences aussi rigoureuses ne peuvent guère être imputées au hasard ou à l’imagination. Je me tus, et Mme Mervalle-Bernin me parut goûter ce silence où elle voyait, non sans raison, l’aveu de ma défaite, tout au moins momentanée. Car je ne renonçais nullement à découvrir des explications naturelles.

– Enfin, reprit-elle après un temps suffisamment flatteur pour son amour-propre, saviez-vous que la petite Suzanne Giroux était prévenue ?

– Oh ! celle-là ! Oui, oui, je sais.

– Pourquoi cet air de doute ? Pourquoi cette méfiance injurieuse ?

– Mais parce que je ne crois pas aux révélations faites après coup, aux prophéties qui suivent les événements.

– Vous vous trompez, monsieur, je vous en avertis. Vous me rappeliez cette soirée de la rue Michel-Ange où nous nous rencontrâmes chez les Falaise. Sans doute n’avez-vous pas oublié le cri poussé par la jeune fille en rentrant au salon après le dîner.

– Les histoires de votre mari l’avaient impressionnée : rien de plus banal. Et, plus tard, elle a appliqué sa frayeur au jeune Falaise, grâce à quoi, peut-être, elle s’est fait accepter par les parents comme la fiancée du mort.

– Mais votre accusation contre cette jeune fille, monsieur, est abominable. Suzanne aimait Georges, et Georges aimait Suzanne. J’ai vu croître leurs amours, j’en fus la confidente. À l’armée, Georges avait confié son secret à mon mari.

– Lequel ? demandai-je agacé.

– Ce pauvre Pierre Bernin. Suzanne, vingt mois à l’avance, quand il n’y avait aucune menace de guerre…

– Vous exagérez.

– Qui de nous, ce soir-là, songeait à la guerre ?

– Mais votre mari qui l’annonçait.

Elle n’osa pas, à son tour, me demander lequel. À cette date, son mari, c’était Mervalle et je faisais allusion à Bernin.

– Personne ne le croyait, reprit-elle. Donc, vingt mois à l’avance, Suzanne a vu tuer son fiancé, exactement comme l’a raconté le sous-lieutenant Malais, exactement comme l’ont vu à distance, le jour même, M. et Mme Falaise.

– Oh ! exactement : elle n’a pas donné de détails, elle n’a pas voulu, ce soir-là, expliquer son cauchemar.

– Ce soir-là ; mais, quelques jours plus tard, nous l’avons su, mon mari et moi.

Son mari, cette fois, c’était Mervalle. La jeune fille avait demandé à celui-ci des preuves de toutes les anecdotes singulières dont il avait tiré un succès de causeur. Interrogée, elle aurait livré le secret de sa vision.

– Aujourd’hui, compléta Mme Mervalle-Bernin, elle est un de nos meilleurs médiums.

– Un médium ?

– Mais oui : vous n’êtes pas sans savoir que l’on évoque l’esprit des morts.

– À l’armée, nous aurions trop de choix et pas assez de loisir.

– Mais à Paris, avenue de Wagram. Il faut y aller. C’est une réunion de choix.

– Soirée spirite pour gens du monde.

– Moquez-vous ! Quand vous y serez allé, vous ne nierez plus.

– J’irai à ma prochaine permission.

– Bientôt ?

– Non, hélas ! pas avant le mois de janvier.

– C’est dommage. C’est grand dommage. En ce moment les morts répondent à merveille.

– Craignez-vous qu’ils ne répondent plus en janvier.

– On ne sait jamais. Ils sont capricieux.

– Comme les vivants.

– Sans nul doute, puisqu’ils vivent. Georges Falaise a transmis à son père de si tendres exhortations par le canal de Suzanne. Aussi, M. Falaise ne peut-il plus se passer de la jeune fille. Il l’a adoptée, il ne la laisse plus retourner dans sa famille.

– Et Mme Falaise ?

– Mme Falaise la reçoit fort bien, en souvenir de son fils. Mais elle a la religion un peu étroite. Elle prétend n’avoir pas le droit d’assister aux expériences. Elle croit que les âmes survivent, mais dans un autre monde où nous irons un jour les retrouver.

– C’est une bonne catholique.

– Oui, c’est cela, une bonne catholique. Elle refuse d’aller avenue Wagram. Cela même a failli brouiller ce vieux ménage si uni.

Aussitôt, j’imaginai à distance, moi aussi, le drame intime de la maison Falaise : cette petite intrigante de Suzanne s’imposant peu à peu, ayant pris rang de fiancée quand il n’y avait eu ni cérémonie ni promesses, ni même correspondance suivie et probante, cultivant chez le père affaibli par le chagrin et préparé par un accident télépathique la crédulité aux apparitions et aux conversations par delà la mort, l’entraînant aux représentations spirites où elle joue un rôle de médium, la séparant de sa vieille femme par le moyen de cette foi nouvelle. J’en faisais sans scrupules une sorte de monstre. Aucun témoignage ne m’y autorisait. Mais ne pouvais-je invoquer l’intuition, l’inspiration intérieure, l’instinct secret, un mystérieux avertissement venu des parties subconscientes de l’être ? La raison ne voit pas loin : elle exige un enchaînement logique de causes à effets, une ascension régulière des effets aux causes, une suite d’arguments liés. Avec tous ces bagages, on ne peut courir. Tandis que, libéré de leur poids, on vole. Le temps ni l’espace ne comptent. On possède une prescience divine. Ma conversation avec Mme Mervalle avait-elle commencé de me fêler la cervelle ?

Elle avait sur sa table, dans le petit logement où elle me recevait, le livre de William James : The Varieties of Religions Experience . Comme elle suivait mon regard, elle me demanda :

– Vous connaissez ?

– Un peu, madame. Le livre du grand professeur de Harvard a été traduit en français sous le titre : l’Expérience religieuse. Mais William James, à mon avis, déforme le fait religieux, le soumet trop à l’intuition.

– Nullement.

Je n’allais pas soutenir une controverse philosophique avec ma belle ennemie. Elle-même se contenta de cette négation catégorique :

– C’est, aujourd’hui, le livre de chevet de M. Falaise. Il cherche des explications au mystère. Nous nous écrivons à ce sujet. Mais je le verrai bientôt à Paris.

– Vous partez ?

– Oui, pour me marier.

– C’est juste.

Et comme je prenais congé d’elle, sans la féliciter toutefois, elle m’adressa presque solennellement cette recommandation :

– Pensez aux morts. Nous ne devons pas les oublier.

Ô logique des femmes ! Elle-même, que faisait-elle du pauvre Pierre Bernin ?

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