VUne nuit de Paris pendant la guerre

Malgré moi, je m’étais préparé par quelques lectures à cette cérémonie. Rien n’est plus dangereux pour la liberté intellectuelle. Des images vues à distance et des apparitions, je n’avais pas eu de peine à découvrir de multiples exemples dont le plus connu et le plus caractéristique est celui de Robert Bruce, marin anglais navigant en 1828 dans les parages de Terre-Neuve. Ce Robert Bruce, rentrant dans sa cabine, croit y apercevoir son capitaine. Un homme est là, assis à sa table, qui écrit sur une ardoise. Il s’approche, se rend compte que c’est un étranger, et tout aussitôt celui-ci disparaît. Mais, sur l’ardoise, cette phrase se peut lire : « Gouvernez au Nord-Ouest. » On se porte dans la direction indiquée et l’on découvre un vaisseau démâté et pris dans les glaces. Robert Bruce reconnaît parmi les hommes de son équipage le visiteur inconnu.

Sans doute faut-il épuiser les explications naturelles avant d’en accepter de supraterrestres. Ne peut-il exister en nous et hors de nous des forces mal définies encore et mal observées, par quoi se justifieraient ensemble ces projections d’images et ces transports d’actions motrices ? Encore conviendrait-il, auparavant, de contrôler minutieusement tous les témoignages. Mais ce contrôle laisserait subsister bien des cas de télépathie. Le colonel de Rochas admet l’extériorisation de notre sensibilité. Avant lui, un savant allemand, Reichenbach, n’avait-il pas observé que certaines mains avaient le pouvoir d’émettre, dans l’obscurité, une sorte de fluide lumineux qu’il appelait le fluide odique ?

Les poètes, d’ailleurs, l’avaient devancé, Victor Hugo n’est-il pas l’auteur de ce beau vers :

Les mains en se joignant faisaient de la lumière.

Il est vrai que Victor Hugo, à Jersey, croyait communiquer avec les esprits.

Il y aurait ainsi une sorte de prolongement de notre influence physique, de notre système nerveux. Cependant je ne parvenais pas à grouper un ensemble de ces faits, présentés non sans ostentation dans les livres spéciaux, pour les placer hors du domaine des hypothèses.

Le soir venu – nous étions au 30 janvier 1918, date que les Parisiens n’ont pas oubliée – je revêtis un costume civil pour ne pas attirer l’attention dans le milieu où je pensais me rendre et pris le chemin de l’avenue de Wagram. C’était le Paris de la guerre, assez mal éclairé et peu fréquenté la nuit. Volontairement, j’arrivai en retard. Je savais que les rites spirites s’accomplissent habituellement dans les ténèbres et je comptais sur cette circonstance pour passer inaperçu. Je montai les quatre étages. Là, un premier problème se posa. Car il y avait deux portes et il me fallait choisir au hasard. Si je sonnais à la mauvaise, m’en tirerais-je avec ma formule ? Le hasard me favorisa. À la femme de chambre qui m’ouvrit à moitié laissant la chaîne se tendre, et qui m’honora d’un regard soupçonneux, je prononçai d’un air entendu les paroles magiques :

– Douglas Eusapia.

Elle laissa retomber la chaîne et me fit pénétrer à l’intérieur, mais elle me gourmanda :

– Vous êtes en retard, monsieur.

– Je le sais et m’en excuse.

– La séance est commencée. On ne peut pas l’interrompre.

– Je ne ferai pas de bruit.

– Les esprits s’apercevront de votre présence.

– Ils me connaissent.

Je prenais un air de vieil abonné, l’air qui attendrit les ouvreuses au théâtre et les incite aux souvenirs. Cette attitude me réussit assez bien. On consentit à m’indiquer le salon où je me glissai sournoisement pour y occuper une chaise sans me faire remarquer. L’électricité fut éteinte dans l’antichambre. Je pénétrai dans la pièce désignée qui était elle-même obscure, sans avoir pu être dévisagé par personne, et à tâtons je gagnai un siège où je m’assis. Mes voisins initiés m’accueillirent et je sentis mes mains happées par les leurs. Je ne m’appartenais plus. J’entrai dans la ronde qui, par ce contact de chair, devait aider à la fabrication du phénomène.

Je dois à la vérité de déclarer que je n’étais nullement impressionné par tous ces préparatifs. La guerre m’avait donné, comme à tous mes camarades du front, l’habitude des sensations nocturnes. Tant de fois il m’avait fallu cheminer par des boyaux noirs, marcher dans une ombre épaisse comme si elle était solide et qu’on dût la heurter ! Je conservai donc tout mon sang-froid pour examiner, autant qu’il se pouvait, ce qui m’entourait et je flairai une mise en scène un peu dramatique dont je commençais d’être choqué.

Les assistants ne demeuraient pas impassibles, ne se contentaient pas de former une chaîne de leurs paumes jointes. Sous la pression continue d’une sorte de barnum ou de guide dont la voix ne m’était pas inconnue, ils prenaient part à la cérémonie en chantant des cantiques dont la mélopée monotone ressemblait à ces psaumes qu’on rythme aux offices de ténèbres pendant la Semaine Sainte. Dans les intervalles, un violoncelle, qu’on ne situait pas exactement, lançait des plaintes déchirantes avec un art digne d’un concert Colonne ou Pasdeloup. J’aspirais un parfum de fleurs, un parfum trop fort, comme de tubéreuses ou de jacinthes, sans doute luxueusement cultivées en serre chaude quand le charbon manquait. Ces odeurs, cette musique, la chaleur de la salle, la prolongation de l’attente, tout contribuait à ébranler les nerfs. Je m’en rendais compte au contact même, puisque j’étais pris dans la chaîne.

Il me sembla, peu à peu, que le poids de l’obscurité se soulevait. Je crus entrevoir de vagues lueurs vacillantes. Venaient-elles de ce fluide odique échappé de nos mains ? Je distinguai des ténèbres moins lourdes sur ma gauche et je finis par comprendre que le cabinet du médium était là, et qu’un faible rayon filtrait à travers les tentures. Il suffisait à mes yeux exercés pour deviner la disposition des lieux. Derrière ces tentures s’accomplissait le mystère. Je percevais, dans le ralentissement de notre cantilène, des soupirs répétés, un dialogue échangé entre le consultant et l’opérateur. Le médium devait être là, prêt à entrer en transe, selon l’expression consacrée. Suzanne Giroux hélait dans l’au-delà son fiancé.

Sans doute Falaise et Mme Mervalle faisaient-ils partie de la compagnie. Peut-être étaient-ce leurs doigts que je touchais, ou du moins ceux de Mme Mervalle, car je devinais des mains féminines. Ils ne pouvaient connaître ma présence. Cependant, je savais, pour l’avoir entendu dire, qu’il suffisait d’un incrédule pour compromettre le succès des expériences spirites et paralyser l’intervention des mystérieux visiteurs. Je n’étais pas sans une vague crainte d’être découvert, dénoncé, chassé ignominieusement, et, pour donner le change, je me prêtais frénétiquement aux incantations, aux appels réitérés que nous adressions maintenant aux esprits sous la direction de notre guide qui nous poursuivait l’épée dans les reins et ne nous laissait pas une minute de répit. Le temps passait, et aucun phénomène ne se produisait. L’énervement de l’assistance croissait dans le désir et la déception jusqu’à une sorte de fureur.

L’ébranlement de nos systèmes nerveux allait être décuplé par une circonstance inattendue qui a contribué à fixer dans ma mémoire tous les détails de cette fantastique soirée. Circonstance qui devait provoquer la panique ou surexciter les cerveaux et les mettre en état de recevoir toutes communications de l’au-delà. Car la sirène, annonciatrice des bombardements par avions, se mit à retentir, tout d’abord lointaine et à demi couverte par nos chants, puis rapprochée, et enfin passant sous nos fenêtres dans l’avenue de Wagram, hurlant à la façon des chouettes qui prédisent les catastrophes, prolongeant sa plainte aiguë jusqu’à donner le frisson de l’épouvante. Il y eut à son passage une rumeur parmi nous. Plus familiarisé avec le danger que mes compagnons inconnus, je serrai solidement les mains que je tenais comme pour leur communiquer mon calme.

Le barnum, qui devait être Mervalle investi d’une sorte d’autorité depuis son voyage en Angleterre d’où il avait rapporté cette mode, eut une idée de génie. Tandis que le cantique fléchissait, il s’écria d’une voix de commandement :

– Que ceux qui ont peur et n’attendent aucun secours des esprits s’enfuient à la cave ! Que ceux qui ont confiance dans la protection des désincarnés redoublent leurs appels !

Ce n’était pas mal, pour un homme qui faisait campagne sans quitter Paris. Personne ne lâcha prise, personne ne gagna la porte. Après une certaine hésitation, la psalmodie reprit avec plus de violence, comme si chacun s’y précipitait avec ivresse pour oublier son propre émoi. J’observais là un fait que j’avais plus d’une fois relevé au cours de la guerre, à savoir que le courage collectif dépasse le courage individuel. On supporte plus facilement en commun qu’isolément la menace du malheur et le malheur même. Crispés, tendus, volontaires, les assistants réclamaient maintenant un miracle, exigeaient une manifestation de l’invisible et s’efforçaient de la mériter par leur air de bravoure qui était presque de la bravade, car nous étions aux premières loges pour recevoir les projectiles, et assez rapprochés de l’Arc de Triomphe et des Champs-Élysées, routes repérées, pour tenter les sinistres oiseaux de nuit.

La scène qui se déroula alors prit un caractère quasi diabolique. Après la sirène, qui continuait ses glapissements lugubres et ses avertissements impérieux, nous commençâmes de distinguer le roulement sourd des premiers coups de canon. La défense contre avions – la D. C. A., comme nous l’appelions à l’armée – du camp retranché de Paris tentait de barrer la route du ciel aux escadrilles aériennes en marche. Ce fut bientôt un grondement continu, un crépitement sans arrêt. J’avoue que j’écoutais passionnément cette musique-là à travers la nôtre. Je ne l’avais pas encore entendue. Je ne m’étais pas encore trouvé à Paris pendant un bombardement. Et je fis tout bas cette réflexion :

« Sapristi ! Paris est tout de même bien défendu. »

En effet, on se serait cru en pleine bataille. Les tirs de barrage qui nous protégeaient à l’avant n’avaient ni ce nombre ni cette cadence.

« Que de batteries ! me disais-je encore avec un peu de ce mépris que les uniformes ont si aisément pour les civils. Voilà ce qu’il nous faudrait quand on nous attaque. Mais tous les canons sont donc à Paris ? Jamais les avions boches ne traverseront une telle zone de feu !… »

Pendant que je prêtais une oreille attentive à cette pétarade, le phénomène attendu s’accomplissait.

Le médium parlait. Je n’oublierai jamais cette voix : une voix sans sexe, qui avait le timbre et la gravité d’une voix d’homme, avec des modulations de contralto, une voix artificielle, inhabituelle, déconcertante. Les chants s’interrompirent afin de lui faire place, et dans ce silence elle résonna étrangement, comme un solo sur la sourde orchestration des canons de la défense.

– Les batteries, les batteries, disait-elle.

Et nous crûmes qu’elle prenait part à nos inquiétudes immédiates et à l’imminent bombardement des avions ennemis ; mais je compris qu’il ne s’agissait pas du présent et que le passé était évoqué, – le passé de Verdun.

– Où êtes-vous ? réclamait le consultant.

Je passe sur des phrases embrouillées, au sens obscur, pour ne regarder que ce qui nous frappait. La voix précisa peu à peu les lieux et la bataille :

– Nos aviateurs ne peuvent pas les repérer toutes. C’est un feu d’artifice. Je ne reconnais plus le terrain où je suis. On dirait le sol d’une autre planète, troué comme un visage marqué de la petite vérole.

Où donc avais-je déjà entendu ces phrases qui devaient paraître mystérieuses à mes compagnons ? Elles indiquaient Verdun infailliblement. Je les avais moi-même prononcées : en quelle circonstance ? Je n’avais pas le loisir de l’approfondir : plus tard, je le rechercherais. Mon oreille, à ce moment, perçut le premier éclatement. Je me rendis compte que mes voisins, et probablement toute l’assemblée, ne l’avaient pas distingué de l’ensemble des détonations : ils étaient moins exercés que moi à l’interprétation de cette musique. La première bombe lancée avait dû tomber loin encore : du côté de Vincennes, probablement. Elle signifiait pourtant que la zone de feu établie par la D. C. A. avait été franchie. Des avions ennemis avaient traversé le barrage, ils survoleraient Paris tout à l’heure : dans peu d’instants, nous les aurions au-dessus de nos têtes. Cela promettait d’être intéressant : une évocation des morts sous la mort même.

La voix bizarre continuait, et je reconnaissais maintenant ses intonations. Sûrement, je l’avais déjà entendue. Or, ce n’était pas la voix de Suzanne Giroux :

– Quatre heures quarante-cinq : le tir allemand s’allonge. C’est l’attaque. Mon observateur, de son arbre, me signale l’ennemi. Il avance, il avance. Il atteint Brabant. Je donne l’ordre à mes artilleurs de démonter les canons. Il faut sauver les canons. Aurons-nous le temps ? Malais et moi, nous aidons nos hommes. Il faut déplacer les arbres de camouflage. Il est trop tard. Je me retourne, je vois les fantassins gris. Mon front. Mon front. Papa ! Maman ! Suzanne ! Ah !…

La voix faiblit, comme celle d’un mourant, sur ces derniers appels et parut s’éteindre dans un râle. J’ai supprimé quelques allongements sans aucune signification claire. Elle avait mimé, si je puis dire, la mort du lieutenant Falaise, le 21 février, le premier jour de Verdun. Maintenant, je la reconnaissais. C’était la voix de Georges que j’avais oubliée. C’était son timbre, son accent, avec quelque chose de plus doux, de plus féminin, de plus voilé. Une voix d’outre-tombe qui doit traverser le barrage des ténèbres pour parvenir jusqu’à nous et qui nous arrive assourdie et lointaine. Elle était au courant des moindres détails de la bataille. Comment ne l’eût-elle pas été ? J’en avais le frisson. J’assistais au phénomène souverain de la communication spirite, celui de l’incorporation. À la suite d’une lutte dont nous avions si mal suivi les phases à travers nos cantiques, mais dont notre longue attente énervée avait pu mesurer la durée, l’esprit, ou plutôt le périsprit ou corps astral du mort, s’était emparé de l’enveloppe physique du médium, s’était incorporé en lui, s’était substitué à lui, parlait par sa bouche. Le cas de possession se posait devant nous. Georges Falaise possédait Suzanne Giroux, sa fiancée, au point de lui prendre son être pensant, son existence personnelle, son âme.

Mais ce qu’il révélait par ces lèvres empruntées auxquelles il communiquait jusqu’à sa voix n’était pas inconnu de Suzanne. Elle avait pu l’apprendre par les lettres adressées au père et à la mère du mort. Elle pouvait le tenir du lieutenant Malais. Que dis-je ? elle en tenait une partie de moi-même. Car mes souvenirs se fixaient : les expressions dont la jeune fille s’était servie, je les avais moi-même employées dans ma première visite à l’hôtel de la rue Michel-Ange après le malheur. Le feu d’artifice, l’autre planète, le visage troué de la petite vérole, toutes ces images venaient de moi. Suzanne Giroux ne soupçonnait pas, ne pouvait pas soupçonner ma présence avenue de Wagram. Elle parlait devant moi sans savoir que j’étais là. Elle m’utilisait pour sa supercherie.

Sa supercherie ? J’étais balancé entre des opinions contradictoires. Je ne puis nier que la scène m’avait impressionné au point de ne pas laisser, tout d’abord, de place à la discussion. Ma raison entrait après coup en conflit avec ma sensibilité. J’étais le seul à la laisser intervenir. Dans l’assistance, il n’y avait que des croyants. Leurs soupirs, leurs exclamations, leurs cris même attestaient la puissance sur eux des forces occultes. Les mains que je tenais, des mains de femmes petites, chaudes, mobiles, se tordaient dans les miennes, attestant un désarroi physique, une sorte d’effroi ou d’extase.

Effroi ou extase accrus, d’ailleurs, par le drame effroyable du dehors. Les gothas se rapprochaient, ils n’étaient plus dans la banlieue. Les éclatements se multipliaient. Une escadrille tout entière, plusieurs escadrilles avaient franchi les lignes de défense, survolaient Paris, à en juger par cette multiplicité des éclatements. Je cherchais à repérer leur distance au son. Gare de Lyon ou gare du Nord ? Peut-être le boulevard Sébastopol ou le Luxembourg. Dans quelques minutes, ou même avant, les avions seraient sur nous : après quoi ils continueraient leur ronde sur la capitale jusqu’à ce qu’ils aient vidé leur panier.

Était-ce le consultant qui avait posé la question au médium :

– Où êtes-vous ?

Le médium répondait :

– Ici, avec vous. Avec mon père.

– Où êtes-vous habituellement ?

Il y eut, alors, un silence, comme un débat intérieur. Puis un mouvement des lèvres inarticulé. Puis une étonnante précision :

– Dans l’espace. Tantôt à Verdun, où je suis enseveli, dans le cimetière militaire de Brabant, troisième travée, tombe quatre. Tantôt sur les lignes françaises, avec nos camarades, pour les aider et les fortifier de notre présence. Tantôt au-dessus de chez moi, rue Michel-Ange.

À ce moment, un sanglot rompit le silence des assistants. C’était sûrement Falaise qui l’avait poussé. Ne pouvant plus se contenir, les digues rompues, il devait appeler tout bas son fils rapproché. Par l’intermédiaire du médium, de sa voix blanche, de sa voix lointaine et comme spiritualisée, celui-ci le désignait :

– Pourquoi pleurer ? Ma mère vous console. Et vous avez une fille.

Il n’avait pas prononcé le nom de son père. Mais je le découvrais dans cette phrase. Et il n’oubliait pas Suzanne Giroux qui lui prêtait sa bouche.

Mais le drame de l’invisible que je suivais avec passion fut recouvert un instant par le drame extérieur. Une automobile blindée devait circuler dans l’avenue, changeant de place, tirant en l’air, poursuivant les gothas. Dans ce vacarme, tandis que j’entendais dans l’antichambre des allées et venues éperdues, je crus voir, comme mes voisins qui vociféraient en les montrant, des taches lumineuses qui flottaient dans l’obscurité.

– Des mains ! Des mains ! Apparitions ! Apparitions ! criait-on autour de moi.

J’ai supposé plus tard que ces taches étaient provoquées par les ombres que déplaçait le vague mouvement des tentures : Sur le moment, je leur attachai une importance superstitieuse, comme à un phénomène surnaturel. Encore maintenant je ne suis pas bien sûr qu’elles ne fussent pas réelles. Y eut-il, oui ou non, des fantômes blancs qui glissèrent sous nos regards, pareils à des mains ? Je ne saurais plus le dire avec exactitude.

La reconnaissance filiale accomplie par le désincarné incorporé dans le médium avait secoué une assistance trop intéressée à sa vérité. Les mains de femmes que je tenais et que je sentais de plus en plus fébriles s’échappèrent de mes mains. Elles devaient se tendre vers les apparitions pour les saisir. Et des cris retentirent de toutes parts, réclamant un fils, un frère, un époux, répétant des prénoms : Pierre, Jean, Étienne… Chacun voulait, exigeait son mort. C’était la chasse aux morts qui passaient sur l’écran dans les ténèbres.

Cependant, les vitres tremblaient sans discontinuer, car les éclatements s’étaient rapprochés. Tout à coup, des bombes tombèrent dans notre voisinage immédiat, avenue du Bois-de-Boulogne ou avenue de la Grande-Armée, et les verres se brisèrent sous la pression de l’air. Il y eut alors une clameur stridente parmi nous. Était-ce le médium qui se réveillait ? Était-ce une des femmes présentes qui, brusquement, récupérait toute sa peur réfrénée ? Ce cri de détresse humaine eut pour effet de restituer instantanément à chacun des assistants sa nature domptée par la tension des nerfs. La porte du corridor s’ouvrit et des ombres s’y jetèrent. Ce fut une fuite affolée vers la porte et dans l’escalier. Ne voulant pas être reconnu, je suivis les premiers départs. Mais au lieu de descendre à la cave, je sortis dans la rue. Je ne désirais pas être rencontré par Falaise, ni par le couple Mervalle, ni par Suzanne Giroux rendue à sa véritable personnalité. Je préférais braver les derniers projectiles. N’avais-je pas une certaine habitude de les entendre éclater autour de moi ? Il me semblait que j’allais assister à la chute de la maison Usher.

Je revins dans mon quartier de Passy à travers le Paris nocturne, – un Paris sans une lumière, un Paris désert où mon pas retentissait malgré le bruit continu de la canonnade. À l’Arc de Triomphe, je m’arrêtai pour fouiller l’espace. Les gothas avaient dû quitter la région des Champs-Élysées et des avenues où ils venaient de lancer des bombes. Je ne pouvais les voir dans le ciel pur et criblé d’étoiles. La nuit – une nuit divine – les recueillait, les protégeait. Mais je les entendais. Je reconnaissais le tic-tac régulier de leur double moteur qui les a fait surnommer aux armées : « les bimoulins ». Les bimoulins, à deux mille mètres d’altitude, accomplissaient leur œuvre d’assassin, assurés à peu près de l’impunité après qu’ils avaient traversé la zone de feu que leur opposait notre barrage.

En les écoutant, je retrouvai tout mon calme. J’étais débarrassé d’un poids écrasant. Je respirais avec plus de liberté. La bataille, c’était la bataille avec ses risques, avec ses traîtrises, avec son horreur. Mais tout ce qu’elle déchaînait était réel. Tandis que j’avais encore l’impression d’avoir été mêlé à je ne sais quelle ronde de sorciers, d’avoir pris part à je ne sais quelle manifestation d’outre-tombe, d’ailleurs peut-être frelatée. Et ce retour solitaire dans le tumulte des dernières détonations et sous les étoiles me fut agréable.

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