VIL’Envoûté

Je ne revis les Falaise qu’un an plus tard, après ma démobilisation, trois mois après l’armistice. J’avoue que les événements terribles que nous avions traversés, les offensives allemandes des 21 mars, 9 avril, 27 mai, 9 juin, 15 juillet, qui menacèrent de si près Amiens et Paris, les victoires qui suivirent sans interruption jusqu’au 11 novembre, chassèrent l’ennemi de France et le mirent à nos genoux, m’avaient fait oublier quasi complètement cette nuit de cauchemar du 30 janvier où les gothas lancèrent quatre-vingt-onze bombes sur Paris, dont trois de trois cents kilos et cent soixante-dix-huit sur la banlieue. Cependant, il me suffit de me retrouver rue Michel-Ange pour renouer la chaîne, comme si je sentais encore dans mes paumes les petites mains fébriles qui avaient voulu s’échapper afin de saisir au vol les apparitions.

Falaise me reçut dans son cabinet de travail qui donnait sur les arbres dépouillés de son jardin. Je dois à la vérité de déclarer que je le trouvai transformé, rajeuni, brillant, tel, en un mot, qu’il était avant la guerre, à ce fameux dîner, par exemple, où Mervalle convoqua tant de doubles. La religion spirite, qui avait fait de lui un de ses adeptes les plus fervents, lui réussissait à merveille. Il vivait dedans, car il voulut me donner sans retard des nouvelles de son fils :

– Je n’ai plus besoin de médium. Il me visite directement. Tout à l’heure, il était ici.

Et il me montra la pelouse du jardin :

– J’ai voulu descendre le rejoindre. Mais il avait disparu.

Je le considérai plus attentivement, me demandant s’il n’était pas atteint de folie. Vit-il un doute ou un blâme dans mon regard ? Il sentit le besoin de s’excuser :

– Quand je prétends n’avoir plus besoin de médium, j’exagère. Georges me fait la faveur de rares, subits et fugitifs signaux, mais ce n’est que par Suzanne que j’entends sa voix, que je sens sa présence réelle, que sa main me touche.

– Sa main vous touche ?

– Mais oui, une tendre caresse qui passe, comme un souffle léger, sur la joue. Pour un père, vous devinez ce qu’un tel attouchement peut contenir de joie.

Il m’attendrissait dans son amour paternel et m’épouvantait ensemble. Cette vie posthume qu’il prêtait à son Georges, comment ne s’apercevrait-il pas un jour qu’il la créait lui-même, et comment résisterait-il alors à sa désillusion ? J’enviai pour lui ceux qui acceptent simplement, noblement, la douleur de la séparation, n’essaient pas de tricher avec elle, de la nier, de lui substituer des fantômes. Machinalement, je répétai :

– Sa main vous touche.

– Voulez-vous la voir ? me demanda-t-il.

– La voir ?

– Oui, je l’ai fait mouler.

Et il me montra, en effet, le moulage d’une main toute petite, presque féminine, avec tout le détail des ongles et de la peau, et les doigts recourbés.

– Votre fils avait les extrémités fines, mais à ce point !

– Les empreintes des esprits sont, en effet, plus petites que celles de nos corps.

– Que me dites-vous là ? C’est l’empreinte d’un esprit ?

– Non pas d’un esprit, mais du corps astral qui accompagne l’esprit dans l’au-delà.

Je souris et mon sourire l’agaça, car il brûla aussitôt de me convertir à sa croyance :

– Oui, vous ne savez pas, vous ne savez rien. Vous arrivez de l’armée.

– Nous y vivions parmi les morts.

– Il n’y a pas de morts.

– Il y en a quinze cent mille en France. Il y a quinze cent mille familles éprouvées comme la vôtre.

– Les malheureuses ! Je les plains de tout mon cœur. J’ai passé par leurs angoisses et leur désespoir. Mais j’ai traversé cette région des ténèbres. Que ne puis-je les entraîner avec moi dans la lumière ? Vous, du moins, je dois vous instruire, cher ami, si vous le permettez.

– Volontiers.

Il prit sur sa table un document manuscrit et l’ouvrit :

– Connaissez-vous le docteur Geley ?

– Non.

– Il est le directeur, à Paris, de l’Institut métapsychique. C’est un personnage. Or, il prépare un ouvrage qui s’appellera De l’inconscient au conscient, dont il a bien voulu me confier quelques feuillets relatifs aux matérialisations.

– Aux matérialisations ?

– Oui. Il n’y a pas que les apparitions dans nos séances. Nos visions ont une réalité objective. Les prétendus fantômes laissent des traces de leur passage. Voici donc ce qu’a noté le docteur Geley, à la suite de nombreuses expériences : « Quelque inattendue, quelque étrange, quelque impossible que semble pareille manifestation, je n’ai plus le droit d’émettre un doute sur sa réalité. Du corps d’un médium endormi, et plus fréquemment de sa bouche, une substance se dégage. Cette substance présente un aspect variable : pâte malléable, fils nombreux et menus, cordons de grosseurs diverses, bande large et étalée, membrane pourvue de franges et de bourrelets. Elle est blanche, noire ou grise. Elle est mobile. Tantôt elle évolue lentement, se promène sur le médium, ses épaules, sa poitrine, ses genoux ; tantôt ses évolutions sont brusques et rapides. En tout cas, elle possède une tendance irrésistible à l’organisation. Elle devient un organe parfaitement constitué, un visage, une main, un doigt. Et ces formations étranges sont animées. J’ai vu un crâne vivant dont je palpais les os sous une épaisse chevelure. J’ai vu des visages bien formés, des visages vivants, des visages humains. J’ai été, maintes fois, intentionnellement touché par une main ou saisi par un doigt. »

Tant vaut l’homme, tant vaut le témoignage. Qu’était ce docteur Geley que l’on me présentait comme un prince des sciences spirites ? Un véritable savant ou un fabricant de fantômes ? S’entourait-il, dans la recherche de phénomènes aussi singuliers, de toutes les précautions scientifiques ? Se faisait-il contrôler par des collègues ? Toutes ces questions qui se posaient pour moi, Falaise les avait dès longtemps résolues, si même il se les était jamais posées. Triomphalement, il éleva en l’air, comme un trophée pris à l’au-delà, la minuscule main de son fils :

– Savez-vous comment on obtient ces moulages ?

– Eh ! comment le saurais-je ?

– Quand l’esprit s’est manifesté par une apparition, – ces apparitions ne sont jamais que vagues, ou que partielles, ou, du moins, je n’en ai jamais vu de totales, malgré mon infini désir de contempler face à face mon petit Georges – on le supplie, on le conjure de consentir à laisser une trace, une empreinte. Un bain de paraffine a été préparé dans cette intention. Le périsprit, quelquefois, consent sur nos invocations réitérées à y plonger la main. Le moulage se forme en creux.

– Mais la main y serait prise.

– Non, non, elle se dissout à l’intérieur du liquide solidifié. Et précisément aucune main humaine ne pourrait se retirer sans faire éclater le moule.

Je me tus sur cette explication prononcée du ton le plus convaincu. Ainsi donc, j’avais devant moi, là, sur la table, un moulage de corps astral.

– C’est une main de femme, remarquai-je.

– Georges avait une main si délicate, presque une main de femme. Sa mère n’a pas voulu reconnaître celle-ci. Mais elle est butée.

– Ah ! sa mère ne l’a pas reconnue ?

– Elle est butée, vous dis-je. Elle est rebelle à toutes les influences. Elle croirait plutôt à une intervention diabolique.

– Ce n’est pas impossible.

– Comment ! Vous aussi ?

– Mais non, je vous réponds simplement que, dans ce domaine de l’occulte, rien n’est démontré, et qu’on a le choix entre les explications naturelles, les forces physiques inconnues, les évocations spirituelles ou les puissances démoniaques.

Aussitôt, Falaise prit la figure illuminée d’un apôtre qui va confesser sa foi :

– Il n’y a plus aucun choix, mon ami. Le spiritisme est la religion de l’avenir. Et il remonte à la plus haute antiquité. Vous rappellerai-je les mythes de l’Égypte et de l’Inde, les Grands Initiés qui ont laissé transparaître une partie de leurs lourds secrets ? Nous savons maintenant, par les révélations des désincarnés, tout ce qu’il est important de savoir.

– Les désincarnés ?

– Oui, ce sont, je vous l’ai dit, les esprits affranchis de la matière, qui flottent dans l’éther, attendant l’heure de la transmigration.

– L’heure de la transmigration ? répétai-je.

Et il me semblait assister à une scène d’extase ou d’aliénation mentale.

Je reçus un regard sévère et quasi scandalisé :

– Eh quoi ! vous ne savez donc pas que nous sommes soumis à la loi de la transmigration et que nous devons mener sur terre toute une série d’existences avant d’être affranchis de la matière ?

– Nous n’en avons gardé aucun souvenir.

– En êtes-vous bien sûr ? N’éprouvons-nous pas, au cours de notre vie, des sentiments dont nous avons l’impression qu’ils ne sont pas inédits, que nous les avons déjà traversés ? Dans tous les cas, si le souvenir de ces vies antérieures est obscurci, il cesse de l’être, il resplendit d’une clarté surnaturelle dès que nous sommes désincarnés, c’est-à-dire sortis de notre enveloppe corporelle, demeurés seulement avec ce corps astral qui est l’enveloppe directe de notre intelligence libérée. Et c’est pourquoi les esprits nous tiennent parfois des propos si surprenants. Ils nous entraînent sur des terrains où nous ne pouvons plus les suivre. Ils font allusion à ces vies antérieures. Ils ont des souvenirs multiples où nous nous perdons.

– Et qu’attendent-ils pour se réincarner ?

– L’occasion favorable. Car il y a une ascension dans les transmigrations. Nous poursuivons sans cesse sur la terre notre perfectionnement. Et c’est ainsi qu’à notre appel répondent tantôt des esprits inférieurs, sortis de corps grossiers et tout livrés aux instincts, et tantôt des esprits supérieurs, déjà libérés de toutes les bassesses matérielles. Cette ascension se poursuit à travers les siècles jusqu’au retour éternel à l’Être infini, où les âmes transfigurées seront absorbées comme la rosée est bue par le soleil.

Et ouvrant un livre à une page cornée, il lut, non sans déclamation :

« Voyageuse éternelle, l’âme doit monter de sphère en sphère vers le bien, vers la raison infinie, acquérir de nouveaux grades, croître en science, en sagesse, en vertu. »

Mais qu’avait-il besoin de sa bibliothèque spirite ? Il l’avait toute avalée, et sa conversation en roulait comme un torrent les débris. Je mentirais si je ne confessais ici toute la surprise que me causait mon hôte. Jusqu’alors, j’avais cru à une manie innocente qu’il convenait même de flatter, à une douce folie paternelle qui se refusait à admettre la séparation définitive et qui, se dérobant encore à l’immortalité promise par la religion catholique, imaginait cette surveillance des âmes en communication avec la terre. Tous les phénomènes qui m’avaient été racontés, ceux même dont j’avais été le témoin dans la nuit du 30 au 31 janvier sous les bombes, ne parvenaient pas à me convaincre. Je préférais, jusqu’à plus ample informé, comme on dit au Palais, m’en tenir à l’explication – d’ailleurs incomplète – que l’on tire de forces secrètes et mal connues. Dans ma jeunesse, n’avais-je pas fréquenté un sâr Péladan qui fondait alors l’ordre de la Rose-Croix pour consoler le Saint-Esprit de la bêtise humaine et qui armait l’un de ses personnages d’une arme spéciale avec quoi celui-ci pourfendrait le corps astral d’un rival qui, s’évadant de son corps, visitait sa maîtresse à distance ? De si intéressantes relations vous prédisposent au scepticisme. Il est vrai que j’avais pareillement rencontré le docteur Encausse, qui signait du nom de Papus des ouvrages embrouillés sur la Cabale. Plus tard, quand j’écrivais le Lac noir, j’avais compulsé de nombreux ouvrages de sorcellerie et j’en avais même tiré cette conclusion que, la plupart du temps, les sorciers méritaient les traitements barbares dont ils étaient l’objet, non peut-être pour leurs pratiques singulières et leurs bouillons maléfiques, mais pour toutes sortes de crimes de droit commun, tels qu’empoisonnements et avortements, où ils étaient passés maîtres.

Voici que le spiritisme réapparaissait sous un nouveau jour, sous un jour sérieux et quasi redoutable. Il ne se contentait pas de troubler les cerveaux, de tendre les nerfs, d’échauffer et surexciter les imaginations, les sensibilités, il s’organisait en religion. Il se donnait des rites et des dogmes. Il imposait la croyance à la triple composition de l’être humain, à la fois corps, esprit et périsprit, la croyance à la désincarnation et à la réincarnation, la croyance à la transmigration des âmes. Il prétendait remonter aux plus lointaines origines, se perdre dans la nuit des âges, revendiquer pour ancêtres les prêtres du Nil et du Gange, imposer des initiations. Mon ami Falaise avait été happé dans l’engrenage. Par respect de soi-même, pour ne pas paraître dupe, il avait voulu donner à sa crédulité une base scientifique et, pris à son piège, il était entré dans une nouvelle religion.

Je tentai de le sortir de toute cette métaphysique dont il me barbouillait, en lui rappelant des faits concrets :

– Et cette main de votre fils, vous l’auriez vue ?

– Si je l’ai vue ! La première fois, tenez, ce fut la fameuse nuit du bombardement de Paris par avions.

– La nuit du 30 au 31 janvier 1918 ?

– Justement. J’assistais à une séance particulièrement angoissante. Mon fils nous raconta sa mort. Que n’avez-vous été là ! Vous auriez entendu sur la bataille de Verdun des détails qui ne vous permettraient plus le moindre doute. Devant nous, des taches blanches se mirent à danser. Elles se seraient précisées si la panique n’avait saisi l’assistance. Comme si l’on pouvait craindre quelque chose quand on cause avec les esprits !

Ainsi m’évoquait-il la scène dont j’avais été le témoin. Il n’avait pas deviné ma présence. Cette circonstance me permettrait peut-être d’apercevoir le point exact où les témoignages se séparent, où les jugements dévient.

– Quels sont ces détails sur la bataille de Verdun ?

– Oh ! des détails dont vous ne pouvez méconnaître l’exactitude. Les batteries ennemies si nombreuses que nos avions, d’en haut, avaient l’impression d’un feu d’artifice. Le terrain si bouleversé que l’on se serait cru sur un astre mort, troué comme un visage marqué de la petite vérole. On n’invente pas ces images-là quand on n’a pas vu.

On ne les invente pas, mais on les retient. Il ne se souvenait donc pas, lui, que je les avais employées ? Mlle Suzanne Giroux avait meilleure mémoire.

– Et la tombe de Georges à Brabant ? Troisième travée, tombe quatre. Nous n’en savions rien. Nous l’avons vérifié depuis. C’était cela.

– Comment l’avez-vous vérifié ?

– Mais j’y suis allé depuis l’armistice, avec ma femme. Nous n’avons demandé aucune indication, aucun renseignement. J’ai cherché la troisième travée et je me suis arrêté à la tombe quatre. C’était la sienne. J’en étais sûr.

– Et Mme Falaise ?

– Ma femme s’est agenouillée dessus en pleurant. Elle ne s’est pas informée de ma façon de la découvrir. Quand je la lui ai révélée, elle a refusé de me croire. Je ne puis vaincre son obstination.

Ce n’était pas la première fois qu’il faisait une allusion à sa mésentente conjugale. Ce ménage que j’avais connu si uni, que la douleur même aurait dû rapprocher plus étroitement encore, était aujourd’hui séparé par un conflit religieux. En dernière analyse, n’est-ce point toujours un conflit religieux que l’on retrouve au fond des discussions privées comme au fond des discussions publiques ? Ceux qui se dérobent à la religion révélée, à la vieille religion traditionnelle qui a fourni tant de preuves de son éternelle vérité, de son autorité sociale et individuelle, n’échappent point pour autant à la nécessité religieuse. Ils se font un culte à eux, le plus souvent commode et à leur gré mobile, mais il leur faut une règle. Cette règle, ils la trouvent ou croient la trouver dans la science, dans l’art, dans la raison, dans la logique, dans les superstitions, dans les conventions, dans la mode même. Il n’y a pas de sceptiques : on s’en aperçoit dès que l’on pousse quelqu’un dans ses derniers retranchements. Quoi de plus normal ? La vie même est une affirmation.

Je m’étonne que les romanciers n’aient pas analysé plus souvent ces conflits religieux dans la vie privée. Je ne vois guère qu’Octave Feuillet dans Histoire de Sybille et dans la Morte, Mme Craven dans le commencement du Récit d’une sœur, M. Paul Bourget dans un Divorce et M. René Bazin dans la Barrière, qui aient osé choisir ce sujet délicat. Mme Craven a opposé le protestantisme au catholicisme. Feuillet, dans Sibylle, oppose à la religion catholique les doctrines de négation, scientisme ou matérialisme. Plus audacieuse dans la Morte, il va jusqu’au bout du conflit en montrant son personnage principal, cette séduisante et terrible Sabine, plus redoutable même qu’une possédée d’Henry Bataille, appliquant la doctrine de négation jusqu’à la liberté absolue de la jouissance et jusqu’à l’assassinat. Par là, il rejoint les conclusions du Disciple de M. Paul Bourget, qui fait descendre les idées de leurs sommets immaculés pour les contraindre à se traduire en actes, pour les juger selon les actes qui les auront traduites. Il n’y a pas de cloisons étanches entre la vie intellectuelle et la vie pratique.

Je demandai à saluer Mme Falaise.

– Pas encore, me supplia son mari. Il est un secret que je désire vous confier.

– Et quoi donc ?

– Il se passe ici une chose que je ne puis admettre. Le lieutenant Malais vient tous les jours.

– Le lieutenant Malais ? Ne commandait-il pas en second la batterie de votre fils.

– Justement. À son retour de captivité, nous l’avons reçu comme le frère de Georges, comme un enfant de la maison. Il nous parlait de lui. C’était doux. Ma femme l’écoutait et se consolait un peu à l’entendre, elle qui est privée de toutes communications avec l’autre vie. Nous l’avons trop bien accueilli.

– Qu’a-t-il donc fait ?

– Ce qu’il a fait, cher ami, ce qu’il a fait ? Eh bien ! il est devenu amoureux de Suzanne, tout simplement.

– Ce n’est pas un malheur. Mlle Giroux est libre.

Il me considéra avec stupeur, comme si j’avais blasphémé.

– Non, elle n’est pas libre, prononça-t-il avec force. Elle appartient à mon fils. Mon fils va jusqu’à prendre son enveloppe corporelle et sa voix pour me parler. Elle n’a pas le droit d’être à un autre. Je saurai y mettre bon ordre. On ne trompe pas l’au-delà. Il arriverait un malheur. Et puis, ne comprenez-vous pas que je vis dans la crainte de la transmigration ?

– La crainte de la transmigration !

– Mais sans doute. Mon fils ne mènera pas indéfiniment cette vie invisible. Tôt ou tard, il se réincarnera dans un être humain, afin de continuer le cycle de ses transformations et d’achever son perfectionnement en se libérant de plus en plus de la matière. Alors, il sera perdu pour moi. Je ne puis en supporter l’idée. Or, je le sens retenu dans notre voisinage par l’amour même, l’amour tout spirituel qui l’unit à Suzanne. Son esprit flotte au-dessus de nous, attiré comme le vol de l’abeille par la fleur dont le parfum lui est destiné. Si l’esprit de Suzanne se détourne de lui, j’ai tout lieu de trembler, me comprenez-vous maintenant ? Son amour même prédispose la jeune fille à son rôle de médium. Son amour se projette hors d’elle, comme une prolongation de sa sensibilité, et atteint aisément les régions mystérieuses où se tient le périsprit de mon bien-aimé Georges.

Il entretenait, le pauvre père, ses relations avec l’au-delà par le moyen de l’amour. Avec véhémence, il conclut :

– Je me débarrasserai de ce militaire.

– Mlle Suzanne l’aime-t-elle ?

– C’est impossible. L’esprit de Georges est en elle. Mais les jeunes filles font aisément bonne figure aux jeunes gens et ceux-ci, d’habitude vaniteux, s’imaginent qu’on les encourage. Mme Falaise aussi, en les protégeant, oublie ses devoirs maternels. Je vous demande de rester ce soir à dîner, de montrer de la froideur à ce garçon et, si vous en avez l’occasion, de faire entendre raison à ma femme.

– C’est une mission bien délicate.

– Vous en jugerez. Vous trouverez aussi Mervalle.

– Et sa femme ?

– Elle n’a plus le temps de venir dîner.

– Elle est encore inscrite à un hôpital ?

– Oh non ! mais elle va maintenant dans tous les dancings. Elle danse l’après-midi, le soir et toute la nuit.

– Ce doit être bien fatigant.

– Elle n’est jamais fatiguée. Mervalle a renoncé à l’accompagner. Lui, il fait de la brocante. La vie devient si chère !

Et avant de descendre au salon, auprès de ces dames, je songeai au pauvre Bernin, oublié à Soupir. De celui-ci, personne ne revendiquait le corps astral.

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