VII Le rival

Falaise devait être profondément tourmenté par la menace de perdre le bonheur bizarre où il s’était réfugié, pour m’avoir confié cet étrange secret. Les spirites, je le savais, comme les adeptes des sciences occultes, ne communiquent guère qu’entre eux. Ils s’assurent qu’ils ont affaire à des initiés avant de rien livrer d’eux-mêmes. Jamais ils ne consentent à se compromettre avec des profanes. La confidence de mon vieil ami témoignait d’un grand désarroi.

Je n’étais pas en état de la recevoir. Elle ne pouvait que me stupéfier. Comment admettre sans préparation la présence d’un personnage invisible dont il convient de se préoccuper constamment ? Et quel difficile rôle de tampon m’était proposé dans ce ménage désuni par un revenant ? J’étais bien tenté de taxer de fol ce malheureux Falaise ; mais une démence qui raisonne et qui dogmatise cesse d’être de la démence ou, du moins, c’est un genre d’aliénation mentale assez impressionnant quand on ne peut jamais le surprendre en défaut et qu’il apparaît comme une interprétation nouvelle de la vie.

Nous descendîmes au salon où les quatre personnages rassemblés devaient tous, à des titres divers, retenir mon attention. J’éprouvais une sympathie ancienne et profonde pour Mme Falaise que je trouvai blanchie et vieillie encore depuis l’an dernier et qui, nous voyant entrer, me salua amicalement comme si elle attendait de moi un secours, et leva sur son mari des yeux suppliants et apeurés de biche forcée par le chasseur. Suzanne Giroux était vêtue de blanc, comme une apparition, mais comme une apparition de chair et d’os, et même bien en chair. De plus en plus, l’atmosphère de luxe où elle vivait lui convenait. Elle y prenait de l’aisance, de l’aplomb, presque de la désinvolture. Elle aidait Mme Falaise à faire les honneurs de chez elle, tout à fait comme la fille de la maison. Ses yeux, pourtant, gardaient leur regard énigmatique. Elle demeurait fermée et secrète. La place qu’elle avait conquise, sans doute ne voulait-elle à aucun prix la perdre. Comment saurais-je exactement si elle remplissait de bonne foi son rôle de truchement auprès de l’autre monde, ou si elle abusait de la crédulité de ses hôtes pour escroquer leur affection et leurs prodigalités ? Pouvais-je, de bonne foi, porter une telle accusation contre une jeune fille aussi pondérée et bien élevée ? Quant à Mervalle, il succédait cette fois au pauvre Bernin : le dos voûté, la figure fatiguée, il avait renoncé à poursuivre sa femme, qui passait de l’hôpital à la danse avec la même ardeur intrépide.

Le quatrième, c’était le jeune lieutenant Malais, camarade de Georges Falaise, rentré tout récemment de captivité, l’estomac creux et les dents longues. Maigre et anguleux, il avait cette face à la fois impérieuse et implorante des pauvres hères qui réclament un souper, au besoin à coups de canne. De longtemps il n’avait mangé à sa faim, de longtemps il ne serait pas rassasié. Son appétit ne s’étendait pas qu’aux choses comestibles. Il jetait sur Suzanne des œillades qui la dévoraient à distance, comme le loup déguisé en grand’mère pouvait en jeter sur le petit Chaperon Rouge. J’aurais compris la répulsion qu’il inspirait au père de son ami défunt, sans cet air de jeunesse et de franchise qui suffit à dorer une physionomie même un peu trop avide et brutale.

J’avais ainsi devant moi tous les acteurs du drame. Certes, la paix n’était pas revenue dans les familles après la guerre, pas plus que dans les nations. L’agitation soulevée comme une grande vague ne pouvait pas s’apaiser d’un coup. Le dîner, toujours soigné rue Michel-Ange, ne fut pas animé. J’évitai les moindres allusions à l’intervention des esprits. Chacun devait s’être promis d’écarter les sujets scabreux. Chacun ne s’avançait qu’avec des précautions infinies dans la conversation, comme on glisse furtivement dans un corridor mal éclairé sur des pantoufles feutrées. Si l’on parlait de cette rage de danser qui s’était emparée de la jeunesse tout de suite après l’armistice, Mervalle y voyait un blâme à l’adresse de sa femme dont il prenait la défense comme si elle avait été outragée. L’artilleur critiquait avec amertume la pusillanimité de nos chefs militaires qui l’avaient laissé trop longtemps prisonnier.

Quand nous fûmes revenus au salon, Falaise nous raconta son triste pèlerinage à Verdun et comment il découvrit sans peine la tombe de son fils, guidé par les renseignements qu’avait fournis le médium : troisième travée, tombe quatre. À cette précision, je remarquai que Suzanne et le lieutenant échangeaient un regard, comme s’ils savaient quelque chose à ce sujet, mais ils n’en révélèrent rien. Il y avait entre eux une complicité que je me promis de surveiller.

Puis, Mme Falaise réussit à m’isoler. Où plutôt, comme je devinai son désir, ce fut moi qui parvins à l’entraîner sur un divan à l’écart. D’elle-même, elle n’y fût point parvenue. Elle me fit part alors de ses inquiétudes sur son mari, dont elle me peignit avec tristesse la nervosité et l’illuminisme.

– Vous qui êtes son ami, me conjura-t-elle, ne pouvez-vous lui faire entendre raisons ? N’a-t-il pas imaginé, maintenant, que l’âme de notre fils pouvait émigrer dans un corps ? C’est ce qu’il appelle la transmigration. Il me tue mon Georges une seconde fois et il ne comprend pas sa cruauté. Non, l’âme est immortelle et personnelle. Et plus tard, au jugement, elle récupérera son enveloppe corporelle, et ce sera la résurrection de la chair. Nous nous retrouverons tout entiers. Pourquoi ne le croit-il pas comme moi ? Cette foi dans la réunion future est si consolante. Elle m’aide à vivre. C’est par la prière que je puis m’unir à mon enfant, et non par des messages insensés venus d’outre-tombe.

Elle me parlait comme si tout le monde dût partager sa foi, et je n’osais lui dire l’intransigeance de son mari dans la doctrine spirite dont il formulait les dogmes. Cependant, je tentai de lui montrer que cette doctrine avait délivré Falaise de son matérialisme d’autrefois.

– Autrefois, il se serait contenté de croire que nous retournons définitivement en poussière.

– Je préfère cela : c’est plus franc.

– Mais, aujourd’hui, il admet la survivance des âmes. Ne se rapproche-t-il point ainsi de vous ?

– Oh ! une survivance momentanée, jusqu’aux transmigrations suivantes.

Je compris qu’elle tenait pour rien cette demi-concession et qu’il devenait inutile de la raisonner. Elle n’avait point ce calme d’eau dormante que je lui prêtais avant la guerre. Elle aussi connaissait la passion, la plus haute de toutes, la passion religieuse et n’entendait pas qu’on lui prît son enfant dans l’au-delà pour interpréter ses pensées posthumes et admettre la terrifiante menace d’une réincarnation dans un corps étranger. Jamais elle ne consentirait à céder une part de son petit Georges. Ce conflit la crucifiait véritablement : je le comprenais à son expression de visage, à ses pauvres yeux effrayés. Que pouvais-je pour elle, sinon la plaindre et sympathiser avec sa douleur ? Sans doute essaierais-je d’amener son mari à ne la point contrarier en apparence. Mais il avait sa foi pareillement : une foi étrange, hors du domaine commun, inaccessible ou absurde, et lui aussi était buté.

Je détournai la conversation en m’informant d’un autre conflit, d’ailleurs étroitement lié au premier :

– Est-il vrai, madame, que le lieutenant Malais songe à demander la main de Mlle Giroux ?

– Il y songe, sans aucun doute. Regardez : il la boit des yeux. Mon mari est très opposé à ce mariage. Vous l’a-t-il dit ?

– Il me l’a dit.

– Vous en a-t-il révélé la cause ?

– Oui, il désire que Mlle Suzanne demeure fidèle au souvenir de son fiancé.

– Elle n’a jamais été la fiancée de Georges.

– Je croyais…

– Oui, nous avons accepté ce mensonge. À cause de cette vision qu’elle avait eue. Et puis, elle l’aimait peut-être. Mon mari veut la garder parce qu’elle lui sert de médium pour ses abominables expériences.

– Mais elle ?

– Elle ? Oh ! elle ne se livre pas facilement. Elle se trouve bien ici. Peut-être désire-t-elle y rester. Cependant, elle change de figure quand arrive le lieutenant Malais. Il n’a pas de fortune. Elle l’épouserait peut-être si nous la dotions. Elle n’a pas de goût pour un sort modeste. Les jeunes filles d’aujourd’hui sont toutes ainsi.

– Pas toutes. Et puis, la vie est plus dure qu’autrefois.

– C’est vrai. Je la doterais volontiers sur ma fortune personnelle, si mon mari y consentait.

– Il n’y consent pas ?

– Non, il refuse. « Si elle veut s’en aller, qu’elle s’en aille toute nue, comme elle est venue », m’a-t-il déclaré. Cette pauvre Suzanne aime les belles robes et les bijoux : voyez. Elle aime peut-être aussi M. Malais. Pourquoi s’est-elle prêtée aux folies de mon mari.

Comme il faut peu se hâter de porter des jugements sur les personnes que l’on rencontre le plus fréquemment ! Cette Mme Falaise, que je m’étais représentée si douce, indifférente, passive même, voici qu’elle se révélait toute différente : ardente à sentir et l’esprit clairvoyant. Ou bien l’obligation de défendre ses croyances religieuses et maternelles l’avait-elle peu à peu transformée et développée, comme l’obtient de la jeunesse la passion amoureuse ?

Notre colloque fut interrompu, sur cette phrase pleine d’intérêt, par Mervalle qui venait prendre congé de la maîtresse de maison. Falaise le reconduisait. Ce pauvre Mervalle – car il avait succédé à Bernin dans cette épithète – ce pauvre Mervalle allait délivrer sa femme prisonnière dans un dancing de la rue Caumartin.

– Elle ne vous attend peut-être pas sitôt.

– Mais elle se fatigue.

– Dites-lui de ma part qu’elle se repose.

– Elle ne peut pas.

Durant ces adieux qui se prolongeaient, Suzanne et son lieutenant mettaient leur isolement à profit. Ils se parlaient de très près, à voix basse, les yeux dans les yeux. Le militaire brûlait de plus de feux qu’il n’en avait allumé durant toute la guerre avec ses canons.

Je sortis avec lui un peu plus tard, non sans avoir promis à M. et Mme Falaise de revenir bientôt. Tous deux m’appelaient au secours, et je ne savais comment concilier leurs exigences contradictoires. Il me semblait pourtant que le mariage de Suzanne Giroux arrangerait les choses : elle partie, le revenant cesserait vraisemblablement ses visites dont elle était l’intermédiaire autorisée. Ainsi Falaise, rendu à lui-même, se calmerait-il peu à peu et subirait-il l’influence rafraîchissante de sa femme. À nouveau ils mettraient en commun leur vieille tendresse et leurs souvenirs. Oui, plus j’y réfléchissais tout en passant mon pardessus, plus cette solution me paraissait la meilleure. Je résolus de m’en ouvrir à mon compagnon de route.

– Où allez-vous ? lui demandai-je quand nous nous trouvâmes tous deux dans la rue Michel-Ange, à peine mieux éclairée que du temps des gothas.

– Au pont Mirabeau, prendre mon train pour Versailles.

– Ah ! vous tenez garnison à Versailles ?

– Oui, mais comme nous n’avons plus rien à faire, nous sommes tout le jour à Paris.

Rien à faire : les gens qui n’ont rien à faire provoquent de grandes perturbations partout où ils passent et ils passent partout.

– Je vous accompagne jusqu’au pont Mirabeau.

Il ne m’en remercia pas, estimant naturels tous les égards rendus à un soldat qui avait supporté la rigueur des camps de Lithuanie. Nous marchâmes ainsi l’un à côté de l’autre. J’entamai l’éloge de nos hôtes, mais il n’entra pas dans la voie que je lui traçais et se contenta de cette appréciation péremptoire :

– Le vieux est fou.

Or, Falaise n’est pas si vieux. Il n’a, en somme, que sept ou huit ans de plus que moi, et il porte beau depuis qu’il fréquente l’autre monde. Ce ton dégagé me blessa.

– Quel dommage, lançai-je, que Mlle Suzanne n’ait pas de fortune ! Car elle est charmante.

– Pas de fortune ? s’insurgea mon homme. Mais ces Falaise n’ont pas d’enfants. Qu’est-ce qu’ils veulent faire de tous leurs millions ? Les riches, monsieur, sont tout à fait dégoûtants. Ils ne pensent qu’à eux-mêmes, et il faut les menacer pour qu’ils se dépouillent.

Certes, si la menace eût dû suffire, le lieutenant Malais s’en fût chargé.

– Vous pensez, repris-je d’un air innocent, qu’ils doteront Mlle Suzanne ?

– Je l’espère bien. Comment se marier aujourd’hui sans argent ?

– Mais elle était la fiancée de leur fils. Ils exigent peut-être d’elle une fidélité posthume.

– La fiancée de leur fils ? Elle n’a jamais été la fiancée de leur fils. C’est une histoire qu’ils ont inventée. J’étais l’ami, le camarade, le confident de Georges. S’il avait été fiancé, il me l’aurait dit.

– Cependant, M. Falaise tient à garder la jeune fille près de lui.

– Parce qu’il est toqué, vous dis-je. Ces histoires de spiritisme, des tas de blagues, quoi ! lui ont tourné la cervelle qu’il n’avait déjà pas bien solide. Je vous demande un peu si c’est permis à son âge de croire à toutes ces sornettes ! Et les revenants, et les apparitions, et les prémonitions, et les messages, et les désincarnés, et le corps astral, et tout le bazar ! Quand on est mort, c’est pour longtemps, je vous en réponds. J’en ai assez vu pour le savoir. Et j’attends encore le citoyen de l’invisible à qui je pourrai allonger une taloche pour le faire tenir tranquille !

En voilà un qui ne s’embarrassait pas de la religion nouvelle et des manifestations mystérieuses de la vie inconnue ! Je dois même ajouter que son assurance de tranche-montagne, ou plutôt de tranche-fantôme, m’agaça. Il me suffisait de prononcer un nom pour l’obliger à plus de retenue :

– Et Mlle Suzanne, qu’en pensez-vous dans tout cela ? C’est elle qui sert habituellement de médium pour toutes ces expériences. Georges Falaise parle par sa bouche. Elle n’est tout de même pas capable d’une supercherie.

– Vous n’allez pas l’insulter, maintenant ?

– Je n’y songe point, croyez-le. Je cherche une explication.

Il me parut être l’homme des offensives vigoureuses, exécutées même sans préparation.

– L’explication, reprit-il avec la même force, elle est bien simple. Ce vieux fou la tient en tutelle. Les femmes, ça a les nerfs à fleur de peau. On leur suggère tout ce qu’on veut. Il lui a persuadé qu’elle voyait ce pauvre Georges. Ainsi, tenez, l’histoire de la tombe ?

– Quelle tombe ?

– Celle de Georges Falaise, à Brabant, travée 3, carré 4. C’est moi qui l’avais écrit à Suzanne quand j’étais en Allemagne. J’avais pu me faire renseigner par un médecin boche. Suzanne m’écrivait quelquefois à la place des Falaise, et je répondais à la jeune fille directement. Et voilà qu’elle a donné le renseignement pendant qu’elle était en état de transe, comme ils disent. Ils ont tous cru que c’était Georges qui parlait. Ce n’est pas malin, leurs manigances. Mais ils y croient dur comme fer.

Tout s’éclairait, en effet. Les messages oraux ne contenaient que ce que le médium pouvait savoir. Il est vrai que les spirites invoquent des expériences plus convaincantes. Je ne suis pas juge de la question et la connais trop peu. Il me suffit d’éclaircir mon cas tant bien que mal. Ce jeune homme m’y aidait d’une façon inattendue, non sans brusquerie. Il ajouta sur un ton plus violent encore :

– Par exemple, je ne veux plus qu’on me la mécanise.

– Qui ?

– Suzanne.

Il la nommait familièrement et la considérait déjà comme sienne. Il était décidément l’homme des réalisations promptes. Aussitôt, songeant au ménage Falaise que le départ de la jeune fille libérerait, je lui demandai :

– Vous l’épousez ?

– Certes, mais quand ils l’auront dotée.

– Qui ? Ses parents ? Ils n’ont aucune fortune et vivent à Poitiers dans un sort médiocre.

– Mais non, les Falaise.

– Je crains, lieutenant, que vous n’ayez quelques déboires.

– J’espère que non. Ce serait abominable. Comment ! on fait venir cette jeune fille de sa province, elle console ces deux vieillards…

– Ces deux vieillards ? Permettez, ce ne sont pas des vieillards.

– Mais si, mais si. Tous les gens qui n’ont pas combattu sont des vieillards. C’est bien le moins qu’on puisse faire pour eux. Donc, elle console ces deux vieillards dans le deuil et l’abandon. Elle leur rend leur hôtel habitable. Ils l’adoptent comme leur fille. Et voilà qu’ils l’abandonneraient au moment du mariage ! Ah ! monsieur, j’avais bien entendu parler de l’égoïsme bourgeois. Dépasserait-il tout ce qu’on peut imaginer ?

J’estimai prudent de ne rien répondre à cette harangue enflammée. Mon silence ne le calma point et il me prit à partie directement :

– Vous qui êtes de la maison, vous devez les mettre en demeure de comprendre leur devoir. Je compte sur vous.

Nous étions parvenus au pont Mirabeau. Je lui serrai la main sans prendre aucun engagement. Décidément, tout le monde, rue Michel-Ange, avait recours à moi, sauf l’énigmatique Suzanne.

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