IXLes oracles

Allons consulter les oracles ! proclamaient les anciens quand ils se trouvaient en face d’une situation embarrassante.

Ainsi les oracles avaient-ils autrefois ordonné le sacrifice d’Iphigénie, afin que les vents devinssent favorables et que la flotte grecque pût appareiller pour les rivages de la Troade.

Je dois confesser que j’étais parfaitement rassuré sur le sort de l’Iphigénie de la rue Michel-Ange. Elle ne serait point immolée, ou, plutôt, elle ne s’immolerait point elle-même pour favoriser la descente des esprits. Notre aruspice nous transmettrait la volonté nuptiale des divinités. Je n’avais aucun doute sur le prochain mariage qui unirait la jeune fille au bouillant lieutenant Malais.

Celui-ci n’en avait pas davantage. Le pacte conclu avait provoqué chez lui un certain ahurissement. Il avait admiré l’ingénuité des Falaise et j’imaginais qu’il en avait dû faire des gorges chaudes avec ses camarades. Déjà il annonçait d’un air entendu ses prochaines fiançailles. Ne me parla-t-il pas un jour de Falaise en l’appelant d’avance : ce cher beau-père ? Car le beau-père, n’est-ce pas celui qui fournit la dot ? Il était l’homme des réalisations pratiques et immédiates. Du moment que les événements ne dépendaient plus que de la décision de Suzanne – il n’admettait pas une seconde l’intervention des désincarnés et traitait comme fables et billevesées leurs messages et communications – il les tenait pour accomplis. Comme je sortais un soir en sa compagnie, après un dîner copieux auquel, selon son habitude, il avait fait largement honneur, il s’informa auprès de moi de la fortune exacte des Falaise :

– Des millions, n’est-ce pas ?

– Comment le saurais-je ?

– Mon beau-père n’est-il pas votre ami ?

– Ce n’est pas une raison pour qu’il m’ait fourni son bilan.

– Enfin, quoi ! un pareil train de maison représente des millions, c’est évident. Et vous ne savez quelle dot sera constituée à ma femme ?

– Il ne m’en a pas soufflé mot.

– Le cachottier ! Vous ne pourriez pas le lui demander ?

– Ce serait indiscret.

– Nullement. Quelles drôles de mœurs ! Pourquoi ne pas jouer franc jeu bon argent : tant de capital, tant de revenus ? J’aime qu’on parle net. Surtout à un combattant, que diable ! à un homme qui a risqué cent fois sa vie pour sauver le coffre-fort de tous ces bourgeois, et qui a souffert plus que sa part dans les camps de prisonniers. En somme, j’ai bien gagné ce qui m’arrive. Mais je voudrais être fixé. Je m’outillerais en conséquence. Tandis qu’avec tous ces mystères, je ne sais sur quel pied danser.

– Sur les deux, pour mieux sauter.

Il ne comprenait pas l’ironie et se mit à me vanter les danses nouvelles. Je remarquai son éloignement pour le pont Mirabeau. Il m’entraînait vers l’avenue Mozart :

– Je ne rentre pas à Versailles, ce soir. Je m’en vais à un dancing de la rue Caumartin.

– Vous sacrifiez à la mode.

– Elle est divertissante. J’y ai rencontré la femme de cet artiste qui vient quelquefois chez les Falaise. Vous devinez : ce type qui raconte des histoires d’autrefois comme si elles étaient arrivées.

– Mervalle.

– Parfaitement. Mme Mervalle est une femme exquise, tout à fait une femme du monde.

Il découvrait les femmes du monde. Décidément, il était temps qu’il se mariât. Car il commençait, je le craignais, d’employer mal son impatience. Son impétueuse jeunesse donnait des façons plaisantes à ses appétits. Il n’était pas sans un certain charme cavalier, un peu brusque, un peu mirliflore, un peu mousquetaire. Sur le marchepied du tramway qui fuyait et qu’il avait escaladé comme une redoute à prendre, il me cria :

– Informez-vous.

Il n’abandonnait pas volontiers son idée. Je connaissais assez la générosité des Falaise pour être sans inquiétude sur son avenir matrimonial. Il eût été prudent de lui enseigner le calme et la confiance, et même le tact ; mais j’éprouvais, je l’avoue, un malin plaisir à le voir grimper si lestement à l’échelle.

Quelques jours plus tard un coup de téléphone m’appelait rue Michel-Ange. Falaise avait du nouveau à m’apprendre. Je me rendis en hâte à son appel et le trouvai dans son cabinet de travail, le teint émerillonné, l’œil vif, et un ton gaillard qui me fit trembler.

– Ah ! mon ami ! lança-t-il en m’apercevant, vous voyez un homme heureux.

Que s’était-il passé ? Est-ce que Suzanne, vraiment, se serait condamnée elle-même au célibat ? Ou bien subissait-elle réellement une influence occulte qui l’avait contrainte à parler contre ses plus secrets penchants ? Songeant à Mme Falaise, que j’avais engagée dans une fausse direction, j’attendais, non sans angoisse, les explications de mon ami !

– Eh bien ! je garde mon fils.

Il gardait son fils ? Connaissant le degré de son aberration, je pouvais traduire aisément ce langage obscur : Suzanne n’épousait plus son lieutenant. Elle avait rendu les oracles en faveur du mort. C’était incroyable. Toute ma combinaison s’écroulait : la jeune fille s’installait définitivement chez les Falaise, entre les deux époux désunis qui, bientôt, ne pourraient plus se supporter. Car Mme Falaise, malgré sa douleur et sa patience, se sentait menacée d’aliénation mentale à vivre parmi les meubles remués, les tables parlantes, les communications avec l’au-delà et les apparitions. Atterré devant cette étrange bonne humeur, je ne me décidais pas à réclamer un récit plus circonstancié. Mais ce récit me fut servi sur l’heure, après, toutefois, une digression assez longue tirée de sa moralité :

– Ah ! monsieur le sceptique, vous demandiez une preuve de nos conversations avec l’invisible. Je vous en apporte une d’importance. Avouez que vous n’y comptiez guère. Et moi, j’étais sûr de mon fait. Vous vous disiez, à part vous : « Cette Suzanne Giroux est une intrigante, elle joue la comédie ; rien de plus facile pour elle que de simuler une transe et, à la faveur de la médiumnité, de substituer sa propre décision à ces prétendus messages reçus et transmis d’un mystérieux au-delà. » Vous vous imaginez encore, malgré tant d’expériences dont les résultats acquis ont aujourd’hui une valeur scientifique, que le médium est libre d’écrire ce qu’il veut, de prononcer les phrases qu’il a dans la tête. Vous vous révoltez quand nous vous affirmons, pour l’avoir tant de fois constaté, qu’une force inconnue s’empare du bras du médium et le contraint à écrire malgré lui, ou qu’un esprit étranger se substitue à sa personnalité et parle par sa bouche sans même lui emprunter le son de sa voix. Eh bien ! cette fois, serez-vous convaincu ? Suzanne Giroux n’avait qu’un mot à dire pour épouser le lieutenant Malais. Il lui suffisait de répondre affirmativement, quand j’ai posé la question. Si elle avait répondu affirmativement, je me serais incliné, car, moi, je n’ai pas besoin, pour croire, d’entendre des messages conformes à mon désir. Je me serais incliné avec tristesse, mais je n’aurais pas hésité dans mon acceptation. Et j’aurais doté la jeune fille ainsi que je l’avais promis. Dès lors, m’expliquerez-vous pourquoi elle a répondu non ?

Je ne pouvais l’expliquer, en effet, sur le moment. Plus tard, je devais flairer une explication. Mais Falaise abordait enfin sa narration, non point à la manière classique de Théramène, plutôt par fragments brisés :

– Je m’étais rendu hier soir, avec Suzanne, avenue de Wagram.

– Avenue de Wagram ?

– Oui, c’est le local habituel de nos séances. Il n’en faut point changer. Les esprits ont aussi leurs habitudes et se prêtent plus complaisamment à nos sollicitations dans tel lieu que dans tel autre. Mervalle nous y devait rejoindre : c’est un excellent consultant. Il transmet nos questions, il suit les méandres imposés par le contrôle invisible, il revient à son point de départ avec une insistance habile. On ne saurait trouver un meilleur truchement. Cependant, j’ai remarqué chez lui une certaine dépression nerveuse depuis que sa femme a cessé de l’accompagner.

– Mme Mervalle a cessé de l’accompagner ?

– Elle ne dispose plus d’aucune minute, car elle danse l’après-midi, le soir et la nuit. Le matin, naturellement, elle se repose.

– C’est une folie.

– C’en est une.

Et je songeais :

« Chacun ne cherche-t-il pas la sienne ? Les uns dansent, les autres consultent les augures. Les uns oublient, les autres faussent le souvenir. Les pauvres hommes ne peuvent-il donc plus accepter franchement la douleur et la mort ? Et le bon sens, déjà si rare à la guerre, serait-il plus rare encore dans la paix ? Ce Falaise qui distingue la folie de Mme Mervalle n’aperçoit-il donc pas la sienne ?… »

Cependant il continuait :

– Derrière son rideau, Suzanne se recueillait. Je compris, tout de suite, quand elle commença de répondre, qu’elle était entrée en transe, comme nous disons, mais qu’elle demeurait agitée, inquiète, comme troublée par une lutte avec l’invisible. « Georges est-il là ? réclamait Mervalle. – Il vient, il vient, il vient, il fait signe de loin qu’il vient. Il ne veut pas venir. Je ne sais pas. Et Raymond ? Et Raymond ?… » Raymond est un désincarné qui se mêle souvent à nos communications. C’est le fils de l’un de nos amis, tué sur la Somme. Ce fut très long. Il nous fallut entendre bien des divagations, bien des messages quasi incompréhensibles. Vous comprenez : nous n’avons pas encore la clé de ces communications supra-terrestres. Bien des choses nous échappent. Quand nous les connaîtrons, il n’y aura peut-être plus de mystère. Nous saurons alors comment nous conduire dans la vie sous la direction des intelligences. Déjà, bien des conseils de charité, de spiritualité, de mysticité nous viennent par leur entremise. Nous les entendons mal. Pourtant, nous commençons de les entendre.

– Et Georges ? réclamai-je pour mettre un terme à cette éloquence spirite.

– C’est vrai : j’abrège. Nos séances ne vous intéressent pas. Vous n’êtes pas encore en possession de la vérité. Cela viendra. Puisse mon exemple hâter votre conversion ! Mais vous n’avez pas été suffisamment éprouvé par la douleur.

Ma parole ! il me parlait comme un missionnaire à un païen et me souhaitait des calamités pour hâter mon retour. J’esquissai un sourire. Il ne s’y arrêta pas et reprit :

– Ce fut un combat prolongé et émouvant.

– Quel combat ?

– Celui de Jacob contre l’ange. Mais le médium finit par être vaincu. L’invisible fut le plus fort. Elle se débattait, elle se débattait, la pauvre petite, comme si elle ne voulait pas se rendre, comme si elle défendait avec acharnement la liberté de sa vie. Et n’était-ce pas cette liberté qu’elle défendait, en effet ? Mais qui de nous est libre, quand le monde immatériel nous presse de toutes parts ? L’intelligence de Georges finit par s’emparer d’elle et parla par sa bouche. Je reconnus la voix de mon fils, non peut-être sa voix humaine, mais sa voix de l’au-delà.

– Sa voix de l’au-delà ?

– Oui, une voix lointaine, assourdie, comme féminine, ou, plutôt, comme ouatée de ténèbres. Ah ! je ne sais pas de mots pour révéler le charme de cette voix. Imaginez un chant de violon très éloigné sur l’eau qui porte la musique avec délicatesse et fragilité. Le médium…

– Mlle Suzanne ?

– Elle n’était plus Suzanne, elle était l’intelligence de Georges qui parlait directement. Elle prouva son identité par des allusions très discrètes à des faits anciens de l’enfance de mon fils, connus de moi seul et de sa mère. Si sa mère consentait à les entendre, elle serait bientôt convaincue. Des faits insignifiants, des faits obscurs, et qu’il fallait deviner à travers des incohérences et des fuites subites dans le temps et la distance. Car les esprits sont fugaces et parfois difficiles à suivre. Ils ne mettent pas les choses sur les mêmes plans que nous ; de là, des difficultés d’interprétation. L’intelligence de Georges m’adressa ensuite des conseils que Mervalle s’efforçait de faire préciser dans ses consultations et propositions ; elle m’engageait, avons-nous cru comprendre, à une grande douceur envers ma femme, elle parlait de sa mère avec tendresse…

– Elle ? Qui ? Suzanne ?

– Mais non, l’intelligence de Georges. Comme si elle avait connu nos dissentiments, comme si elle excusait l’absence de Mme Falaise et son refus de croire ! Enfin, à ma prière, Mervalle la questionna sur le pacte que nous avions conclu. Suzanne devait-elle se marier ? Suzanne était-elle libre de se marier ? La réponse sembla flotter quelques instants. Il y eut tout un flot de paroles presque sans aucun sens déterminé. Puis, elle se précisa d’une façon foudroyante : non, non, non. Trois fois. Puis, elle apporta des atténuations : pas encore, pas cette fois. Pas encore, pas cette fois : comme si l’avenir était ménagé, comme si le remariage n’était pas interdit à Suzanne d’une manière systématique et absolue. C’est ce que j’ai expliqué à la jeune fille à son réveil.

– À son réveil ?

– Mais sans doute ! elle ne se souvient pas à l’état de veille de ce qui s’est passé pendant la transe.

– Comment ? Elle ignore ce qu’elle a dit ?

– Évidemment : elle n’est plus qu’un agent de transmission, chargé de la communication d’une autre intelligence.

– Et son intelligence à elle, que devient-elle pendant ce temps-là ?

– C’est encore un domaine mal connu. Elle sort peut-être d’elle-même avec le périsprit. N’a-t-on pas constaté que du médium coulait une sorte de substance fluide, susceptible d’une analyse chimique ? Le docteur Geley vous pourrait mieux renseigner à ce sujet.

Mais je ne songeais point à parfaire mon éducation spirite qui, je le crains, demeurera toujours fort rudimentaire. Le drame de famille auquel le hasard m’avait mêlé suffisait à ma curiosité.

– Et comment Mlle Suzanne a-t-elle pris la nouvelle ?

– Oh ! Suzanne ne livre pas volontiers son for intérieur. Elle a gardé le silence. Je la crois dépitée, mais elle a du ressort. Et puis, elle aimait Georges : elle comprendra qu’elle ne pouvait le trahir.

Il prenait légèrement le chagrin de la jeune fille. Le mal des autres se supporte aisément, surtout s’ils nous évitent leurs plaintes ou leur mauvaise humeur, et Suzanne Giroux ne se plaindrait à personne.

Je quittai mon égoïste ami, un peu scandalisé de sa victoire. Mme Falaise, qui me savait dans l’hôtel, fit guetter ma sortie par sa femme de chambre et me demanda de l’aller voir dans son petit salon. Elle me parut très affligée.

– Je ne m’attendais pas, me dit-elle, à ce dénouement. Vous m’en aviez fait prévoir un autre.

– Je m’en excuse, madame, mais j’avais tant de confiance ! Il y a là quelque chose qui nous échappe.

– J’avais pourtant mis un cierge à Notre-Dame-des-Victoires. Il faut croire que cette épreuve est nécessaire. Nous devons toujours nous incliner devant les vues de la Providence, même quand elles nous semblent très différentes des nôtres.

La noble femme ne se révoltait pas. Je compris qu’elle acceptait de se plier entièrement à la volonté divine et que, si son mari continuait ses étranges évocations paternelles, elle se contenterait de prier pour sa guérison et éviterait d’entrer en discussion avec lui. Je le compris et je lui baisai la main. Se rendit-elle compte de ma muette sympathie ? Elle se livra un peu plus et je vis des larmes dans ses yeux :

– Vous êtes notre ami. Continuez de venir nous voir. Il me semble qu’on fait du mal à mon fils en l’appelant ainsi et qu’on le diminue dans son existence immortelle. Il nous voit, il nous suit, je le sais ; mais là où il est, nous ne pouvons communiquer avec lui. Il nous attend et nous le rejoindrons un jour.

– Et Suzanne, madame, la garderez-vous ?

– Il le faut bien, puisque mon mari le veut. C’est une étrange fille. Je ne puis savoir si elle regrette sa décision.

– Sa décision ?

– Mais oui : c’est elle qui n’a pas voulu épouser le lieutenant Malais.

– Vous le croyez ?

– Comment expliqueriez-vous sa réponse ? Croyez-vous donc aux esprits ?

– Non, madame, mais peut-être à des influences inexplicables, ou plutôt inexpliquées. Comment se serait-elle condamnée elle-même ?

– Parce que le lieutenant Malais a cessé de lui plaire.

– Alors, selon vous, elle se prête à une supercherie ?

– Sans doute.

– Et vous acceptez de vivre avec ce petit monstre ?

– Je ne puis quitter mon mari. C’est mon devoir et mon vieil amour unique.

– Il ne s’agit pas de cela.

Elle me regarda bien en face :

– J’ai peur qu’il ne me mette le marché en main. Je resterai, quoi qu’il arrive.

De nouveau, je m’inclinai très bas devant elle et pris congé. Dans la rue, à deux pas de l’hôtel, je croisai le lieutenant Malais qui venait aux nouvelles, aux mauvaises nouvelles. Il me serra le bras d’une poigne vigoureuse, m’arrêta net et me jeta dans la figure :

– Que se passe-t-il dans cette baraque ? Alors on me retire le pain de la bouche ?

– Vous allez le savoir, lui répliquai-je, ne me souciant point de subir ses interrogatoires et ses fureurs.

– Je le sais déjà. Suzanne m’a envoyé un télégramme : « Inutile de revenir rue Michel-Ange. Lettre explicative suit. Sympathiques souvenirs. » Alors, quoi ? ces blagues de l’autre monde continuent ? Je suis mis à la porte par les esprits ? Et l’on s’imagine que cela va se passer comme ça ! Un ancien combattant chassé par les apparitions : vous avouerez que c’est bouffon. Non, non, revenez avec moi chez le père Falaise ? et vous verrez de quel bois je me chauffe. Ah ! ils n’ont pas reçu de bombe pendant la guerre, eh bien ! ils en recevront après l’armistice.

Il n’avait avec lui ni canon, ni mitrailleuse, ni même une musette bourrée de grenades, et, cependant, il fumait comme une batterie tout entière. Mieux valait l’accompagner pour éviter un esclandre et obtenir qu’il se calmât. Je retournai donc avec lui en lui adressant des paroles destinées à lui inspirer la patience et le détachement et qui, par un effet directement contraire, achevaient de l’exaspérer. Il sonna, d’un tel élan que la poignée lui resta dans la main. La grille fut ouverte et nous nous présentâmes devant la porte de l’hôtel. Cette porte s’ouvrit à son tour sans que le terrible homme eût démoli un second appareil, comme si quelqu’un nous eût guettés pour nous recevoir en hâte. Déjà le lieutenant se précipitait à la bataille, quand il fut cloué net devant une véritable apparition.

Ni l’un ni l’autre, nous n’étions superstitieux. Ni l’un ni l’autre, nous ne croyions aux fantômes. Il y en avait un qui protégeait l’immeuble de la rue Michel-Ange. C’était une jeune fille, une simple jeune fille au visage immobile et calme, qui fixait dans les yeux l’infortuné candidat. C’était Suzanne.

– Adieu, monsieur ! dit-elle, et pas un mot de plus.

– Ah ! réclama-t-il avec impétuosité, vous me…

Il n’acheva pas. Elle avait mis un doigt sur la bouche, dans une attitude de sphinx qui lui seyait à merveille. Il lui suffit de ce geste pour convaincre son nouveau fiancé – le second – que la bataille était définitivement perdue pour lui. Il oscilla une seconde, comme un arbre foudroyé avant de tomber, tourna les talons et m’entraîna dans sa prompte retraite.

Lorsque nous fûmes dans la rue, il me salua et me tendit la main par un reste de politesse. Et je vis qu’il pleurait à chaudes larmes, comme un enfant.

– Mon petit, lui dis-je, vous trouverez mieux.

Je préférais cet amoureux éconduit au rodomont précédent.

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