VIIILes vivants réclament leur tour

Les confidences que je reçus à cette même époque agitée où se heurtaient avec fracas le goût du plaisir, symbolisé par la fureur de la danse et la pensée des morts, travestie ou recueillie en religion nouvelle, achevèrent de me passionner pour le drame intime de la rue Michel-Ange.

Aux armées, nous avions vécu dans l’ignorance du détraquement cérébral qui, dans certains milieux de Paris et même de la province, en nombre d’ailleurs très restreint, égarait alors les esprits à la poursuite des disparus. De malheureux parents, ne pouvant accepter la douleur des séparations définitives, ébranlaient les portes de l’au-delà. Déjà, dans le Banquet, Diotime de Mantinée ne disait-elle pas à Socrate : « L’amour franchit l’abîme. » Voici qu’il prétendait construire un pont qui relierait le monde visible à l’invisible et supprimerait les anciennes frontières.

De divers côtés me revenaient des histoires de tables tournantes, de correspondance automatique, de communications écrites ou verbales. Que de malheureux en deuil tendaient l’oreille vers ces bruits confus et inexplicables, sans savoir que peut-être ils faisaient eux-mêmes leur musique ! « J’entends, disait Tennyson, le souffle du souvenir murmurant le passé. » Eux aussi croyaient l’entendre, mais venu de plus loin, et jusque des régions inconnues, et ils pensaient revivre les jours écoulés.

Les nombreux étrangers installés à Paris, spécialement les Russes qui fuyaient leur pays foudroyé, venaient augmenter encore ce désarroi. Ils se livraient éperdument aux pratiques spirites, comme s’ils y cherchaient l’oubli ou les paradis à venir.

– Les tables tournantes ! me déclarait une jeune veuve exaltée qui s’entretenait régulièrement avec l’absent par le moyen d’un méchant petit guéridon. Il ne conviendrait point de les appeler ainsi. Elles cessent d’être des objets matériels, elles vibrent comme le bois du violoncelle quand l’archet l’anime, elles vivent, elles parlent. Ceux qui n’ont pas conversé avec elles ne peuvent imaginer le prodige de cette conversation. On croit avoir affaire à un être humain qui s’incline devant vous, qui vous salue, qui se recueille avant de vous répondre, qui prend son temps, pense, réfléchit, choisit, et qui se décide à vous révéler ses secrets. Ah ! monsieur, vous voyez ce guéridon : je le tiens pour un ami qui dort en ce moment, qui se réveillera au premier appel.

Je pris garde d’effleurer le précieux meuble équivoque, en passant, de crainte de le réveiller. Allais-je entrer dans la danse de tout un mobilier ? À tout prendre, je préférais encore les dancings où ne s’agitent et ne se trémoussent que des couples de chair et d’os.

La table répond avec lenteur, mais avec précision. Le guide ou consultant doit lui poser des questions sans arrêt et commenter ses réponses. Elle joue, dans ce dialogue, le second rôle, mais les messages qu’elle transmet sont simples et directs. J’appris que, dans le monde et même le demi-monde spirites, elle commençait à jouir d’un moindre crédit. On lui préférait l’écriture automatique du médium dont le bras est comme saisi par une force invisible, ou, mieux encore, la transmission orale, soit que le messager d’outre-tombe semble parler au médium qui l’interprète et rapporte ses phrases, soit qu’il s’empare en quelque sorte du corps du médium et lui emprunte sa forme pour s’adresser tout droit au consultant. Ce dernier procédé est le plus dramatique : j’en savais quelque chose pour avoir entendu Suzanne Giroux prendre la voix et l’esprit de Georges Falaise, le fameux soir des gothas, et nous donner sur la bataille de Verdun des détails exacts, mais sous la forme que je leur avais imposée moi-même précédemment.

L’épidémie était plus étendue et plus grave que je ne l’eusse supposé. Elle atteignait surtout les femmes, plus vite crédules, et d’autant plus accessibles aux superstitions et aux nouveaux cultes qu’elles ont laissé s’oblitérer en elles le sens religieux. Pour moi, malgré des assauts réitérés, je demeurais sceptique au sujet des communications avec les désincarnés, si j’admettais sans difficulté que nous sommes immergés dans le mystère, que la science remonte les séries d’effets sans rencontrer les causes, et que nous connaissons mal la prolongation des puissances physiques comme celle des puissances spirituelles. L’habitude et la nécessité nous empêchent, dans l’existence ordinaire, de poursuivre l’explication des problèmes les plus élémentaires, celui de l’origine du langage, celui de l’abstraction, celui du génie, ceux de la vie et de la mort : tous ces problèmes sont-ils plus clairs, au fond, que ces phénomènes occultes que nous croyons seuls mystérieux ?

N’avais-je pas noté autrefois, sur mon carnet, cette pensée de Louis Lambert :

« Les événements qui attestent l’action de l’humanité et qui sont le produit de son intelligence ont des causes dans lesquelles ils sont préconçus, comme nos actions sont accomplies dans notre pensée ; les pressentiments ou les prophéties sont l’aperçu de ces causes. »

Les pressentiments, je l’admets, mais les prémonitions ? N’y a-t-il pas là rupture d’un ordre établi, à moins d’admettre la relativité du temps ? Et voici une phrase de Séraphita :

« …Savoir les correspondances qui existent entre les choses visibles et pondérables du monde terrestre et les choses invisibles et impondérables du monde spirituel, c’est avoir les cieux dans son entendement. »

Cela n’est donné qu’aux élus de Dieu, à qui le miracle est permis par décret nominatif.

Mais n’était-ce pas là s’élever bien haut quand cette recherche de communications ne révélait, la plupart du temps, qu’une pauvre humanité écrasée de douleur et avide d’en diminuer le poids ?

Je mâchais et remâchais ces réflexions tout en me dirigeant, rue Michel-Ange, vers l’hôtel Falaise. Mes visites y étaient fréquentes. Le conflit se corsait de jour en jour. Impuissant, je tentais en vain de le résoudre à l’amiable. Le premier, le lieutenant Malais avait démasqué ses batteries. Il méprisait le tir indirect et canonnait l’obstacle à découvert.

– Vous n’allez pas, déclarait-il carrément à Mme Falaise, laisser Suzanne sans ressources, maintenant qu’elle est accoutumée à votre confort. Il y aurait là une injustice inconcevable.

La laisser sans ressources signifiait clairement : ne pas la richement doter. Il avait du moins en partage cette belle franchise militaire qui ne laisse pas ignorer les intentions ni les pensées les plus intimes. Certes, Mlle Suzanne, avec ses beaux yeux verts et sa lumineuse chair de blonde, l’avait enflammé et il apportait à la regarder cette fringale dévorante qu’il montrait à table. Le séjour qu’il avait fait dans les camps de prisonniers lui avait laissé de grands désirs de compensation et il les réalisait de son mieux, nettoyant les plats, vidant les bouteilles, inspectant les jeunes filles et réclamant des indemnités de logement, de nourriture et d’équipement dans le mariage comme il eût fait à l’armée. Ainsi était-il conduit à traiter les Falaise comme des intendants, et il est notoire que les intendants ont toujours été bousculés par les troupes combattantes.

Mlle Suzanne Giroux, bien qu’elle ne fût pas insensible à cette cour indiscrète et résolue, gardait cet air de sphinx qui lui allait à merveille et qui convient à un médium chargé du service compliqué de l’au-delà. Si elle souhaitait de se marier – et quelle jeune fille ne le souhaiterait pas ? – l’occasion était favorable : un garçon de valeur, grand et bien bâti, avec une de ces figures à coups de hache qui ne déplaisent pas aux femmes, d’une intelligence vive, rapide et qui buvait l’obstacle comme le pneu Michelin, de bon caractère, pourvu qu’on ne lui refusât rien – et c’est déjà beaucoup, tant de gens se lamentent à priori sur tout ce qui leur arrive, quitte à en jouir sournoisement sans en faire part à personne – de bonnes mâchoires, l’œil vif, la démarche gaillarde et un bel avenir dans une armée où, les officiers de complément s’en allant et les meilleurs officiers de l’active ayant été tués, se produisait dans les cadres un envahissement de sous-officiers illettrés qui ne pouvaient être des concurrents sérieux dans la conquête des hauts grades. Cependant, en jeune fille bien élevée, elle ne laissait voir de ses sentiments qu’une bienveillance sympathique et banale. Sans doute, ainsi que l’avait remarqué Mme Falaise, son visage immobile s’éclairait-il à l’arrivée du lieutenant. Mais la jeunesse a besoin de jeunesse, et l’hôtel Falaise n’était-il pas un séjour quelque peu morose ?

Attiré par tous les problèmes psychologiques, j’avais tenté d’éclaircir celui-là : que pensait exactement Suzanne Giroux ? Que voulait-elle ? Qui était-elle ? Gardait-elle encore son cœur à ce généreux et charmant Georges Falaise dont elle imagina de devenir la fiancée posthume, et, après trois années, lui demeurait-elle fidèle ? Cette fidélité ne lui était-elle pas, d’ailleurs, facilitée par le flirt céleste – si je puis employer une telle expression – qu’elle poursuivait à travers les cloisons de la mort, comme s’ils étaient chacun d’un côté d’une porte et communiquaient ensemble sans se voir ? À force de causer avec lui en état de transe, n’avait-elle pas l’illusion qu’il était toujours là, à portée de son esprit sinon de sa main ? Ou bien tous ces manèges spirites ne dissimulaient-ils pas la plus abominable comédie ? Après s’être installée dans le luxe des Falaise, après avoir utilisé la douleur et la crédulité paternelles, cherchait-elle, maintenant, à se marier aux frais et charge de ses hôtes et, afin de paraître désintéressée, affectait-elle de ne pas intervenir dans les manèges de l’avide lieutenant et même de ne pas les encourager ? Il y avait bien là de quoi piquer ma curiosité, et même, si je démasquais l’intrigante, ne serait-ce pas apporter à mes amis Falaise un concours précieux qui leur restituerait la paix du ménage perdue ?

Je manœuvrais donc d’une manière qui me rapprochât de Suzanne. Volontiers j’allais m’asseoir à côté d’elle quand le militaire me laissait la place, – car il supportait en grondant mes travaux d’approche, comme s’il y flairait une souterraine galerie de mine et préparait d’avance son camouflet. Je lui parlais de Poitiers, sa ville natale, où grouillaient ses frères et sœurs dans un espace restreint et que, normalement, elle n’eût point quittée. Je lui vantais ce chef-d’œuvre unique d’art roman qu’est la petite Notre-Dame-la-Grande, si pure dans ses arcs, si vénérable dans sa vétusté, et couronnée de mousse et de giroflées d’or. Mais les églises – Notre-Dame comme la cathédrale Saint-Pierre et comme Sainte-Radegonde – la laissaient insensible, et de même les souvenirs d’enfance. Tandis que, si je lui parlais de Paris, elle daignait s’intéresser à la conversation. Chose curieuse : elle sentait la beauté de Paris, alors que le charme vieillot et délicat de l’antique cité poitevine lui échappait totalement. Les monuments de Paris, les places et les rues de Paris, l’air de Paris, le monde de Paris, voilà ce qui lui plaisait. Paris, le premier, l’avait envoûtée. Dès lors, je l’estimai capable de tout, et peut-être d’un crime, pour y être demeurée. Elle ne voulait à aucun prix retourner dans sa ville natale. Elle eût tenu ce retour pour la pire déchéance. N’aurait-elle pas fait revenir les morts dans l’unique but de la fixer elle-même rue Michel-Ange ? C’était la supposer coupable d’une escroquerie sentimentale, pire que toutes les escroqueries financières. Aucune preuve ne m’autorisait à cette supposition et, cependant, je ne pouvais m’en défendre. Comment découvrirais-je ces preuves absentes ? J’avais beau épier la belle et calme créature. Elle ne se livrait pas. Se livrerait-elle jamais ?

Mais ne commençait-elle pas de se livrer rien qu’en espaçant, maintenant, les communications qu’elle avait avec l’invisible ? Falaise n’obtenait plus d’elle qu’elle « entrât en transe », selon le langage spirite : un médium, dans l’état de transe, est comme possédé par l’esprit qui parle par sa bouche. J’avais assisté à ce phénomène le soir des gothas, sans que personne le soupçonnât. Elle se contentait de recevoir des messages que sa main, guidée par une force inconnue, transcrivait à toute allure ; et ces messages devenaient incohérents, ou demeuraient illisibles, ou ne contenaient que des témoignages affectueux quasi insignifiants.

« Elle prépare Falaise, pensai-je, à son départ. Jusqu’à ce qu’il ait consenti à son mariage avec le lieutenant Malais, jusqu’à ce qu’il ait facilité ce mariage par le moyen d’une donation, elle lui refusera la pâture, jadis abondante, des communications célestes. Mais pourquoi le mort lui-même n’interviendrait-il pas pour conseiller ce mariage et pour engager les parents à verser une dot ? Voilà qui révélerait la supercherie. Elle est trop habile pour se perdre par ce procédé trop direct. Elle chercha autre chose en ce moment. Il faut l’épier : l’heure est venue où elle se démasquera… »

Et je me promis de redoubler ma surveillance.

D’autre part, la situation devenait très tendue entre M. et Mme Falaise. Celle-ci ne songeait qu’à se débarrasser de Suzanne Giroux. Le mariage ne l’en débarrasserait qu’à demi, puisque le lieutenant Malais tenait garnison à Versailles et profitait de ses venues quotidiennes à Paris pour réclamer un poste au ministère. Il déclarait à tout venant que ce poste lui était dû, ceux qui avaient souffert de la guerre ayant droit, de toute évidence, aux meilleurs emplois.

– Nous qui nous sommes fait tuer tout le temps, vociférait-il, c’est bien le moins que nous débusquions les embusqués.

Les bureaux tremblaient devant ses menaces, mais s’entendaient en catimini pour étouffer sa candidature. Suzanne ne consentirait jamais à s’éloigner beaucoup de Paris et son prétendant, qui s’en rendait compte, poursuivait sa campagne avec d’autant plus d’âpreté. Tout de même, une fois mariée, elle ne serait plus qu’une visiteuse occasionnelle dans l’hôtel de la rue Michel-Ange. Elle perdrait peu à peu son crédit sur M. Falaise. D’autres soins l’accapareraient. Son mari s’opposerait peut-être, s’opposerait sans doute à ce qu’elle prît part à des séances spirites, à ce qu’elle prêtât son concours à l’évocation des désincarnés. Georges, enfin, reprendrait sa place dans l’invisible, non point rapproché de la terre et soumis à nos misères et à nos doutes, mais dans la paix de Dieu, ainsi que sa mère le voyait, elle, sans avoir besoin des yeux et de la voix d’une voyante. Que pouvait peser en face d’un tel résultat une pitoyable question d’argent ? Mais de tout cœur, et avec une joie profonde, Mme Falaise doterait, à elle seule au besoin, et sur sa cassette particulière, la jeune fille, cette fois réellement fiancée. Elle serait trop heureuse de contribuer à lui aplanir les difficultés matérielles, à lui assurer, comme on dit dans le monde bourgeois, un bel établissement. Seulement, son mari s’y opposait.

Falaise s’y opposait éperdument. Il n’entendait pas que l’intermédiaire indispensable à ses relations supra-terrestres lui échappât. Sans doute aurait-il pu se mettre en rapport avec d’autres médiums. Il n’en manquait pas à Paris, et de remarquables, et spécialement cette dame B…, qui dévoile les conversations secrètes, débrouille les fils ténébreux du passé et transmet jusqu’à des messages de prémonition. Mais il préférait garder Suzanne. Peut-être avait-il reporté sur elle, comme sur la fiancée de son fils, un peu de son affection paternelle sans emploi dans la vie apparente. Car il n’éprouvait certainement pour elle aucun de ces troubles sentiments qui poussent un homme déjà mûr à la fréquentation de la jeunesse. Enfin, il espérait surtout, je l’ai dit, que l’amour de Georges pour la jeune fille le retiendrait dans son voisinage, l’empêcherait de vagabonder dans un espace illimité où la distance n’existait plus, l’éloignerait de se réincarner à nouveau dans un être humain pour achever son perfectionnement. Toutes ces folies lui étaient devenues si naturelles que j’en parle aujourd’hui encore presque sans m’en étonner, et que j’ai l’air de les approuver ou tout au moins de les reconnaître rien qu’en les énumérant, alors que j’y demeurai toujours étranger.

Un soir vint où, après le dîner, les deux époux me prièrent ensemble de leur tenir compagnie après que le bruyant lieutenant fut parti pour Versailles et que Suzanne se fut retirée dans sa chambre. J’allais subir leurs assauts réciproques. Dès longtemps, je m’y attendais et j’étais résolu à user de tout mon crédit pour les mettre d’accord.

– Ma femme, préluda Falaise impatient, tandis que sa douce compagne le regardait avec cette tristesse amicale qui était maintenant son expression habituelle, ma femme est absurde. Elle veut marier elle-même la fiancée de notre Georges. Convenez que c’est là un procédé inconcevable.

– Une fiancée n’est pas une veuve, dis-je aussitôt ; et d’ailleurs, les veuves de la guerre se remarient beaucoup, cette année, beaucoup et même trop.

– Et même trop, vous ne l’avez pas caché. Vous blâmez, vous aussi, je le constate avec satisfaction, ces basses infidélités.

Il me tirait à lui sans aucune bonne foi dans la discussion.

– Moins que toute autre, reprit-il, Suzanne aurait le droit d’oublier, puisque Georges lui parle encore. Comment ! elle a le privilège exceptionnel de pouvoir entrer en communication avec lui par le moyen de ces états de transe ou d’extase qui s’offrent à elle pour la hausser hors de nos pauvres sensations bornées aux apparences, elle sait qu’il vit au-dessus de nous dans l’éther impondérable où nous suivons sa trace toutes les fois que nous l’appelons et qu’il consent à répondre à nos appels, elle le sait et elle consentirait à épouser un autre homme ! Je ne crois pas que vous vous rendiez suffisamment compte d’un tel scandale. Vous n’êtes pas assez familier avec nos séances et nos évocations, avec nos conversations écrites ou orales, avec nos apparitions même, pour comprendre le juste motif de mon indignation. Oui, je suis exaspéré et bien décidé à ne pas tolérer chez moi un pareil dévergondage. Tenez : Georges serait vivant, et Suzanne sa femme le tromperait, que j’estimerais cette trahison moins coupable. Tromper les vivants, c’est ignoble, mais les esprits !

Il s’était animé jusqu’à la colère et, bien que je m’attendisse à ses incartades, j’étais saisi de l’entendre fulminer de la sorte, comme si j’assistais à un accès de démence. Voilà donc où l’avaient conduit les pratiques spirites ! Il prétendait exercer la police des mœurs au nom des désincarnés.

– Mon ami, lui fis-je observer avec tout mon calme, vous exagérez. Les esprits, à leur supposer cette existence dans l’éther que vous leur prêtez, ne sauraient montrer nos exigences, lesquelles ne sont dues qu’à l’infirmité de notre nature physique dont ils sont libérés. Je ne conçois pas un esprit qui éprouverait nos désirs et nos jalousies. Toutes ces veuves de la guerre auxquelles je faisais tout à l’heure allusion et qui s’accommodent si aisément de convoler en de nouvelles noces auraient, dans ce cas, révolutionné le monde invisible. Croyez-moi : il est prudent de ne pas sortir de notre humanité.

– Mais nous en sortons à chaque instant. Quelle est la part des générations disparues dans notre formation intellectuelle et morale, dans nos tendances, dans nos évolutions ? Ne dépendons-nous pas des morts qui parlent, selon la belle expression d’un grand écrivain ? Auguste Comte n’a-t-il pas proclamé que l’humanité se composait de plus de morts que de vivants ? C’est que nous avons le tort de ne pas croire à la survie.

Il commettait, en parlant ainsi, les pires confusions, s’autorisant des influences qui se prolongent outre-tombe pour donner plus de crédit à ces messages directs qui émaneraient des morts et dont il ne pouvait rapporter la preuve. Mais le moyen de lui faire entendre raison quand il était déchaîné ?

– Je ne puis, murmura doucement Mme Falaise, vous laisser pareillement divaguer.

– Mais je ne divague pas, et je vous interdis…

Il allait prendre un ton blessant pour sa femme. Sa courtoisie et son affection triomphèrent de sa révolte et il reprit avec plus d’indulgence :

– Je vous supplie de ne pas vous servir à mon endroit de termes semblables. Ai-je combattu jamais vos convictions religieuses !

– Elles ne m’ont jamais amenée à des extravagances. C’est même là, permettez-moi de vous le signaler, une des preuves de la vérité catholique : vous ne la trouverez pas en défaut dans le conseil de la vie quotidienne. Elle n’inspire rien que de raisonnable, et des plus hauts mystères qui passent notre entendement découlent un ensemble de règles, une discipline conforme au plus clair bon sens, et qui suffisent à diriger notre intelligence et notre sensibilité à travers tous les écueils de la vie.

Cette femme, si modeste d’allures, si retirée bien que si parfaitement aimable dans les relations sociales, et que l’on était souvent tenté de croire bornée tant elle cherchait peu à briller et parader, tant elle évitait de se mettre en évidence, trouvait tout à coup des paroles éloquentes et s’illuminait d’un feu ardent dès qu’il était porté atteinte à ses croyances. Son mari ne voulut point la contredire, mais il revendiqua les mêmes droits pour sa religion spirite :

– Nous n’adorons pas le même dieu, Alice. Respectez le mien comme je respecte le vôtre.

– Il n’en est qu’un, j’en suis sûre. Les autres sont les faux dieux.

Ils se heurtaient jusqu’au fond de l’âme à propos d’un incident presque puéril. Je leur rappelai l’origine du débat :

– Voyons, voyons, tout cela n’arrange pas le mariage de Mlle Suzanne.

– Il ne se fera pas, dit-il.

– Mon ami, répliqua-t-elle les larmes aux yeux, vous ne pouvez pas l’empêcher sans injustice. Cette jeune fille a rencontré une occasion favorable. Nous l’avons prise chez nous et traitée comme notre enfant. Nous ne devons pas, dans notre égoïsme, confisquer son avenir. Nous avons contracté l’obligation d’assurer cet avenir, au contraire. Laissez-moi donner une partie de ma fortune personnelle. J’ai si peu de besoins, maintenant. Je ne vous demanderai rien pour Suzanne, mais permettez que je la dote.

Il se promenait de long en large dans la pièce, pendant que sa femme formulait cette proposition, et il semblait fort irrité. Mais il s’arrêta brusquement :

– Mon amie, vous me prêtez fort injustement un caractère intéressé. Si nous devions doter Suzanne, nous le ferions d’un commun accord et, ainsi que nous l’avons toujours pratiqué, nous puiserions dans un seul coffre que nos héritages, mon travail et votre excellente administration ont rempli. La question qui se pose n’est donc pas celle-là. Si la fiancée de Georges doit se remarier, je m’empresserai de lui en fournir les moyens et ne désire pas plus que vous la laisser jamais dans les embarras matériels. Mais je soutiens qu’elle n’a pas ce droit et qu’elle a contracté vis-à-vis de notre fils, rien qu’en écoutant sa voix par delà la mort, des obligations qu’elle ne peut rompre sans déshonneur.

Mme Falaise tourna vers moi des yeux désespérés. Son mari, après une pause, acheva sa tirade d’une manière inattendue :

– Je ne veux point vous contrarier quand je ne l’ai jamais fait. C’est pourquoi je vous propose un pacte qui rétablira entre nous un accord si désirable. Dans la prochaine audience que j’obtiendrai de mon fils, je lui ferai poser la question, et lui-même la résoudra.

– Comment ? je ne saurais comprendre.

– Je ferai demander à Georges, par l’intermédiaire du médium, s’il autorise, oui ou non, Suzanne à ce mariage.

– Mais ce médium, ce sera Suzanne elle-même ?

– Sans doute. Le médium, vous le savez, obéit à une force inconnue qui ne lui laisse plus sa personnalité et lui inspire soit la transmission par la main des messages écrits, soit la transmission par la voix des messages oraux.

– C’est impossible : je ne puis accepter cela ; ce serait admettre la vérité de vos folles expériences.

– Acceptez soufflai-je à Mme Falaise en me penchant vers elle, je vous en prie.

Elle parut surprise de mon conseil, comme si je la trahissais. Me comprit-elle, ou ne voulut-elle pas briser avec son mari qui croyait être parvenu aux concessions suprêmes ? Toujours est-il qu’elle acquiesça, mais sans élan :

– Vous êtes le maître. Je respecterai votre volonté.

Ainsi fut conclu en ma présence cet extraordinaire marché. Suzanne elle-même déciderait si, oui ou non, elle devait échapper à l’esprit du mort et épouser le lieutenant Malais. Elle le déciderait au cours de l’une de ces transes où elle était censée de ne plus s’appartenir. Je comptais sur elle pour trancher la question à son profit et débarrasser ainsi de sa présence l’hôtel de la rue Michel-Ange, au grand contentement de Mme Falaise qui, peu à peu, calmerait son mari et le ferait rentrer dans une existence normale.

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