IV

Pendant que je le menais à fond de train chez Dagorno, mon jeune ami anglais me donnait des précisions sur son affaire d’opéra à Copenhague, me parlant de la forte somme que la direction était prête à dépenser pour une œuvre moderne, de la date très rapprochée à laquelle les répétitions allaient déjà commencer, etc., et puis le compositeur se lança dans l’exposé de ses conceptions musicales. Mais je ne prêtais qu’une oreille distraite à ces détails et à ses théories. Tout en me faufilant entre les camions de la Villette, je pensais à Béatrix. J’évoquais le corps petit, lourd, trapu, de la cantatrice, ses jambes de colosse, ses bras d’hercule, sa nuque de lutteur, son jeu lent, sa curieuse tête masculine, sa grande bouche déchirée, et j’entendais sa voix puissante, passionnée, qui avait fait fureur au Brésil. Que d’aventures extravagantes n’avait-on pas prêtées à cette femme, à Rio et à São-Paulo, durant les cinq ou six ans qu’elle avait passés dans ce pays chaud, où j’avais eu la surprise de la rencontrer, un jour, très loin à l’intérieur, en partie de chasse au léopard, chez le colonel Limeiro, comme elle, un peu fol, son romantique amant, qui était en train d’hypothéquer la fazenda de sa famille pour suffire aux caprices de la chanteuse ? Immédiatement, nous étions devenus de bons amis, car j’ai un faible pour les femmes de théâtre, qu’elles soient roublardes, jouisseuses, ivrognesses ou rieuses ; et, le soir, réunis sur la véranda du colonel, Béatrix nous chantait de merveilleuses complaintes populaires ou nous improvisait des petits sketches mimés, où sa maîtresse voix, qui avait modulé tant de célèbres duos d’amour ou tendrement roucoulé à la scène ou à la ville, poussait d’une façon fort réaliste les cris des marchands des rues entendus dans son enfance de petite fille pauvre, vagabondant dans le bas-port de Lisbonne. Tirant sur ma cigarette et me balançant dans un hamac, je ne me lassais pas de l’écouter nous raconter, d’autres soirs, sa vie picaresque ; et quand Béatrix faisait une pause, c’était soit pour se verser un grand verre de vieille chartreuse, soit pour allumer un cigare…

— Il y a longtemps que vous connaissez Béatrix ? demandai-je à Boyd Neels Woolworth, en m’arrêtant devant chez Dagorno.

— Non, je ne la connaissais pas et ne l’avais jamais entendue. Je l’ai rencontrée il y a quinze jours seulement, à bord de l’Alcantara.

— Alors, c’est le coup de foudre ? fis-je en serrant mon frein.

— Non, répondit le jeune musicien en descendant de voiture. Ce n’est pas le coup de foudre.

Et, m’ayant rejoint sur le trottoir, il me prit par le bras pour entrer chez Dagorno et me dit, avant de pousser la porte :

— C’est la femme aimée !…

Depuis l’abdication d’Édouard VIII, rien ne saurait me surprendre d’un Anglais amoureux ; d’ailleurs, Londres n’est-elle pas la seule ville au monde où j’aie jamais rencontré des poètes ? J’entends des poètes comme ma concierge s’imagine qu’ils sont, c’est-à-dire des jeunes gens divinement bien habillés, avec des jabots, des manchettes, des dentelles, des bijoux, des boucles, tels qu’ils foisonnent et posent, bien qu’affublés à la moderne, à Londres, dans les bars, clubs et salons, à La Tour Eiffel, au Bee and Bee et chez lady Alice, la vieille tante très à la page de mon jeune Anglais.

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