V

J’ai un fameux coup de fourchette, mais cela ne m’a jamais empêché de me livrer au plaisir de la conversation à table, surtout si je suis en tête-à-tête avec un partenaire sachant apprécier la bonne chère et qui est sensible aux improvisations de la parole. C’était le cas de ce charmant garçon, aux gentilles petites manières, qui me faisait honneur chez Dagorno et qui m’écoutait en mangeant de bon appétit. Je lui voulais du bien d’être là, en face de moi, et je trouvais Boyd Neels Woolworth très, très sympathique, car son aveu si sincère d’aimer Béatrix m’avait touché et j’admirais cet homme de trente ans capable de naïveté et d’enthousiasme.

— Voilà, j’ai le titre de votre opéra et c’est vous qui me l’avez trouvé, lui dis-je, comme, après une douzaine d’huîtres, nous entamions chacun un pied de porc à la Saint-Menehould.

Nous étions au fond de la salle. Les autres convives ne nous dérangeaient pas. Dagorno activait discrètement le service, car je lui avais dit en arrivant que nous étions pressés, et de temps en temps il venait personnellement remplir nos verres en clignant son œil malicieux et plus lumineux que le montrachet dont il nous régalait.

— J’ai votre titre : La Femme aimée. C’est un bon titre. Vous désirez une histoire moderne, vécue, mais extraordinaire ? J’en connais plusieurs, car tout devient facilement extraordinaire dans l’enchevêtrement de la vie moderne, mais je crois que j’en tiens une qui vous conviendra. Le sujet est bon, simple et pathétique. C’est d’ailleurs une histoire vraie, arrivée à l’un de vos compatriotes. En dehors d’un petit cercle de géographes, elle est peu connue, car elle se situe en 1914, et la déclaration de la guerre et les événements qui s’ensuivirent empêchèrent cette histoire d’avoir le retentissement universel qu’elle aurait eu en temps ordinaire. C’est aussi le premier drame par T.S.F. qui se soit produit et, puisque vous êtes musicien et désirez faire quelque chose de nouveau, vous avez là une belle matière sonore à explorer : les ondes, leur diffusion, leur progression dans l’espace, les zones d’intensité et de filtrage, les résonances harmoniques dont elles s’accompagnent, le tellurisme qui les trouble, leurs parasites. Tout cela est musicalement vierge, mais difficile à traiter, et peut-être serez-vous amené à employer, voire à inventer des instruments au timbre nouveau et qui n’ont encore jamais figuré dans un orchestre…

On venait de nous apporter de la cuisine les entrecôtes qui ont fait la célébrité des restaurants de la Villette et que, chez Dagorno, l’on vous facture au poids. Un commis présentait la béarnaise. Le maître d’hôtel apportait une collection unique de moutardes, tandis que le sommelier débouchait une vénérable bouteille de chambertin, chambrée à point.

Je continuai :

— L’histoire de La Femme aimée se passe au Pôle Sud. Vous voyez le décor et l’ambiance. Une terre antarctique. Un bateau. L’hivernage. Une hutte. Les instruments scientifiques. L’horreur et la féerie de la longue nuit polaire avec ces phénomènes célestes, électriques et magnétiques, souvent stupéfiants et, plus souvent encore, qui déchaînent les éléments. Le vent. La mer en furie. Les icebergs à la dérive. Les tempêtes. Le blizzard. Tout cela crée l’atmosphère du drame. Participe au drame. Le provoque. C’est la lutte de l’homme avec la nature la plus hostile et dans la solitude la plus absolue. Vous saisissez ?…

— Mais mangez donc ! dis-je à mon nouvel ami qui m’écoutait la fourchette en l’air. Cette viande est succulente, n’est-ce pas ? Je vous recommande la moutarde à l’estragon. Mais que pensez-vous de ces pommes soufflées, une friandise de la maison ?

— Et maintenant voici le drame que je vous raconte grosso modo, mais dont vous pourrez lire les détails circonstanciés dans un livre, introuvable dans le commerce, mais que je vous enverrai demain matin. Écoutez. Je vais vous débiter cette histoire en trois actes. Notez-le.

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