IX

Le soir, à sept heures sonnant comme je l’avais promis le matin, j’étais attablé dans la petite cuisine de la mère Tissot où, chaque fois que je pénètre, j’ai l’impression d’être à bord d’un yacht, tellement cette paysanne proprette tient sa cuisine en ordre, chaque chose à sa place, astiquée et minutieusement entretenue. Mon couvert était mis, et un délicieux parfum d’épices et de xérès brûlé, qui me faisait monter l’eau à la bouche, se répandit dans l’étroite petite pièce quand la bonne femme souleva le couvercle d’une marmite de terre pour me servir son fameux foie de canard aux raisins qu’elle avait toute la journée si jalousement surveillé.

— Dame, je me suis fait du mauvais sang car je croyais que vous n’alliez pas venir. Vous ne pourrez croire combien ce foie est délicat à réussir et demande des petits soins.

Le visage de Mme Tissot rayonnait.

— J’ai bien failli vous faire attendre, Madame. Je n’y voyais pas à un mètre. Je dérapais dans chaque tournant. Il y a bien dix centimètres de neige sur les routes.

— Vous finirez par vous tuer, vous roulez beaucoup trop vite, monsieur Cendrars. Vous n’êtes pas prudent. Tout le village a peur de vous quand vous passez.

— Oui, je sais, je sais. Mais, que voulez-vous, madame Tissot, j’aime aller vite. Écoutez, aujourd’hui je suis content. Je paie le champagne. Allez me quérir une bouteille et apportez votre verre. Ce foie est exquis… Ah, ce raisin !…

Et, trempant mon pain dans la sauce :

— Toutes mes félicitations, Madame, m’exclamai-je, c’est trop bon !

— Alors, vous êtes content, cela me fait bien plaisir, me disait quelques instants plus tard cette fine mouche de Mme Tissot, en buvant à petites gorgées le champagne qu’elle avait versé dans des flûtes. À votre bonne santé et à vos succès ! Et cet opéra, vous le faites ?

— Mais oui, Madame, et il sera épatant ! Imaginez-vous que cet Anglais était un garçon charmant et qu’il venait me voir de la part de sa bonne amie, que je connais bien et qui a la plus belle voix du monde. D’ailleurs, je connais aussi sa tante qui est une grande dame, un peu snob, mais bien gentille.

— Alors, vous allez repartir bientôt ?

— Oui. Non… C’est-à-dire… Je ne sais pas encore… En tout cas pas tout de suite… Vous savez, je dois travailler, je dois terminer mon livre. Et j’en ai encore pour une bonne quinzaine. Mais dites-moi, madame Tissot, comment avez-vous deviné, qu’en effet, j’ai pensé à m’en aller au Portugal, mettons dans un mois, pas avant, ça je vous le jure, car j’ai encore beaucoup, beaucoup à faire, et un livre, c’est long, c’est difficile à terminer, et l’on n’en est jamais content ?

— Oh ! vous savez, depuis le temps, je vous connais bien. Vous avez le diable au corps, vous ne pouvez tenir en place. Souvent, je me suis demandée si vous n’inventiez pas des prétextes pour avoir l’occasion d’aller dans les Amériques et ailleurs. Vous n’en avez pas encore assez de partir ? Cela ne vous mènera à rien. On n’a pas besoin de cela dans votre métier. Vous ne pouvez pas tout aussi bien rester chez vous ?

— Vous avez peut-être raison, madame Tissot. Mais, ainsi pour cet opéra, il va être donné au théâtre de Copenhague et moi, je dois voir mes amis pour m’entendre avec eux ; or, ils habitent Lisbonne. Un opéra aussi demande beaucoup, beaucoup de petits soins et mille fois par jour nous devrons nous mettre d’accord pour mettre tout cela au point : la musique, la mise en scène, les décors, sans parler du scénario et du livret que je dois faire, moi.

— Vous n’êtes pas sérieux. Moi, je ne vois qu’une chose. C’est que vous n’avez pas terminé le livre que vous êtes venu finir chez nous et que déjà vous pensez à vous en aller !

— Vous avez encore une fois raison, madame Tissot, mais je…

— Vous voulez que je vous dise la vérité ? Eh bien, vous en avez assez d’être chez nous, vous ne voulez pas passer l’hiver à la campagne, vous vous ennuyez tout seul. Combien de fois cela ne vous est-il pas arrivé déjà ? Si je compte bien, depuis vingt ans que vous avez votre petite maison, vous n’y êtes jamais resté plus d’un mois.

— Là, vous exagérez, madame Tissot. Je ne dis pas que vous ayez absolument tort. Il y a beaucoup de vérité dans ce que vous dites. Mais vous savez bien que j’aime le pays. Seulement, cette fois-ci, ce n’est pas le mauvais temps qui me chasse. Je vous dis que pour ne pas rater mon opéra, je dois voir tous les jours mon musicien et ma chanteuse. Surtout que nous voulons faire tous les trois quelque chose d’absolument nouveau.

— Et où irez-vous ?

— Sur une belle plage que je connais, à Estoril. C’est à côté de Lisbonne. Tenez, la route de Rambouillet y mène tout droit.

— Oh ! vous, vous n’aimez que rouler sur les routes !

Et Mme Tissot se leva brusquement de table, me tourna le dos et se mit à ranger sa vaisselle, tout en bougonnant.

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