X

J’étais rentré chez moi et je travaillais depuis un grand moment à mon livre quand, tout à coup, je posai la plume.

Il pouvait être onze heures du soir. Dehors, il neigeait toujours à gros flocons. Ma chambre était bien quiète, éclairée à giorno et toute blanche. Très peu de meubles et pas un tableau aux murs. Sur une jardinière, ronde comme une pleine lune, des petits cactus mexicains, et, dans des pots de cristal, des oignons de jacinthe en fleur. Juliette, ma tortue de Madagascar, tournait dans la pièce, jusqu’à ce qu’elle eût trouvé sa place favorite, qui est entre mes deux pieds, sous la table. Un bon feu de bois brûlait dans la cheminée. Ma cigarette fumait. Le silence était absolu, car je n’ai pas d’horloge.

Il est si rare d’être seul et d’être heureux.

Tout en écrivant, un sentiment de plénitude m’avait envahi, comme une bouffée de chaleur au cœur et au cerveau, comme une poussée d’orgueil.

C’est ça qui m’avait fait poser la plume.

Ça, et aussi les événements de la journée qui m’avaient troublé profondément, je m’en rendais compte à cette heure, la rencontre avec Woolworth, le souvenir de Béatrix, cette absurde proposition de faire un opéra et le sujet que j’avais remué : La Femme Aimée.

Sentant que je n’allais pas travailler de la nuit, je me mis à rêvasser…

En somme, me disais-je, je puis aussi bien vivre à San Francisco ou à New York qu’au Tremblay-sur-Mauldre. J’aurai été un des premiers poètes du temps à vouloir mener ma vie sur un plan mondial. Mais quel ennui d’écrire ! Ce qu’elle était drôle, la mère Tissot, quand elle m’a fait sa sortie. Elle n’avait pas tout à fait tort, mais elle ignore, la bonne femme, que je suis partout chez moi et que le monde moderne est mon climat d’écrivain. La vie d’aujourd’hui m’amuse, sauf le théâtre contemporain dont j’ai horreur, réservé qu’il est à un étroit public qui a le crâne bourré par des pions de lycée et de collège, et qui croit à de la grandeur tragique quand on lui sert des vieilleries gréco-romaines, sous prétexte que Mme Dreyfus et M. Dupont souffrent de refoulements ! Et même quand un Giraudoux appelle Mme Dreyfus Électre et un Cocteau son Dupont le roi Arthur, ces auteurs si représentatifs de la comédie contemporaine, loin de les grandir n’ajoutent que de la platitude – ou de la boursouflure – à leurs personnages. Aussi, si j’ai un grand faible pour les comédiennes, je ne les fréquente qu’à la ville, où elles réussissent leurs plus belles scènes, et ne les admire que dans les coulisses, où elles se jouent la grande passion et se dévorent entre elles comme des hyènes et des chiennes malades de jalousie, mais ne vais jamais les applaudir au théâtre, car je les aime trop pour les entendre débiter leurs singeries pseudo-classiques. Et pensant à mon opéra de La Femme Aimée, j’imaginais la grande scène de l’Opéra Royal de Copenhague, écrasée et réduite, comme le ring de Madison-Garden, une nuit de championnat de boxe, par la lumière crue d’un million de projecteurs braqués perpendiculairement sur elle, et, tout autour, étagés dans la nuit antarctique, l’océan, les icebergs, les glaciers, le chasse-neige, le blizzard. Ainsi, mes personnages vivants, épisodiques, paraîtraient minuscules et véritablement à l’échelle, non seulement du drame cosmique qui se déchaîne autour d’eux et les retient prisonniers du pôle, mais de leur propre destinée. Et j’entendais la voix de Béatrix retentir. Et je voyais une immense antenne de T.S.F. s’allumer, se décharger, crépiter, et, à chaque parole, des éclairs de néon claquer, courir, zigzaguer de la rampe au cintre…

C’est alors que je me demandai ce que Béatrix pouvait bien chanter, ce soir même, à Lisbonne, et, ayant consulté mon journal de radio, j’appris que le Grand Théâtre de Lisbonne donnait Fidelio, de Beethoven. Je me levai donc, pour brancher mon appareil et tourner les boutons. Mais il y avait des orages et de l’électricité dans l’air. Je recevais des cris hystériques de femmes assassinées dans la stratosphère, mais rien qui me vint de Lisbonne. Lisbonne était bouché. Et, tout à coup, à force de tourner les boutons dans tous les sens, une voix d’homme, nasillarde, prononça en portugais dans ma chambre, mais faible comme si elle m’était venue de l’autre côté du monde :

« … Un avion commercial portugais, tri-moteur, s’est écrasé sur l’aérodrome de Parme, près de Biarritz, par suite d’une perte de vitesse. L’appareil a pris feu, équipage et passagers ont péri. L’accident s’est produit peu après 18 h. 30. On a relevé cinq cadavres méconnaissables et qu’on n’arrive pas à identifier… »

Puis, je reçus encore deux décharges pétaradantes, et rien ne me vint plus de ce parleur inconnu.

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