VIII

— Voici deux coupures, dis-je au musicien qui m’écoutait très attentivement. La première est le message d’adieu qu’Édouard VIII, le 59e roi d’Angleterre, adressa à son peuple, l’autre vendredi. Je ne vous en lirai que quelques lignes puisque ce texte fameux, qui a mis soudainement fin à la pudeur britannique, a été enregistré sur un disque que l’on trouve dans le commerce. L’autre…

— Non, vous avez ce disque ? Vous savez qu’on ne peut pas se le procurer en Angleterre.

— Les stations de T.S.F. américaines l’ont capté et ont directement enregistré ce message. C’est un disque « Polydor », intitulé : King’s Farewell-Speech. Si cela peut vous faire plaisir, je vous l’enverrai.

— Oh ! oui. Merci, merci beaucoup.

— L’autre coupure concerne Mme Simpson. Écoutez d’abord le texte historique, qui est bel et bien contemporain, et non pas d’Hérodote :

« Me voici après un long silence, capable de dire moi-même quelques mots. Je n’ai jamais rien désiré cacher… Tous, vous connaissez les raisons qui m’ont conduit à renoncer au trône. Mais je désire que vous compreniez qu’en prenant ma décision, je n’ai oublié ni le pays, ni l’Empire que, comme prince de Galles d’abord, puis comme roi, j’ai, pendant vingt-cinq ans, tâché de servir. Mais vous devez me croire lorsque je vous déclare que j’ai jugé impossible de continuer à assumer ma lourde responsabilité et d’accomplir comme je le voulais mes devoirs de roi sans l’aide et le soutien de la femme que j’aime… »

— Maintenant, voici l’information d’ordre intime, mais probante comme formule d’esthétique moderne :

« Cannes, 12 décembre 1936 (par téléphone de notre correspondant spécial – Paris-Soir).

« Les habitants de la villa Lou Viei semblent nerveux ce matin. Dans toute la maison règne une sorte de désarroi qui s’explique sans doute par la dépression nerveuse, normale après une semaine d’extrême tension. L’audition du message de l’ex-roi porta d’ailleurs, hier soir, à son comble l’état d’extrême émotivité où se trouvaient déjà Mrs. Simpson et ses amis Roggers.

« Tout de suite après dîner, ils s’étaient transportés dans le salon où M. Roggers, réglant lui-même les manettes de son appareil de T.S.F., avait obtenu une audition parfaitement nette du poste londonien.

« À vingt-deux heures, le speaker avait annoncé : « S.A.R. le prince Édouard ». Et soudain, la voix bien connue, la voix aimée, la voix amie avait été là, présente dans la pièce, prenante.

« J’ai jugé impossible, disait-elle, de continuer à assumer ma lourde responsabilité et d’accomplir comme je le voulais mes devoirs de roi sans l’aide et le soutien de la femme que j’aime… »

« On s’imagine facilement le bouleversement de celle pour qui l’ancien souverain parlait ainsi à la face de l’univers.

« Quels sentiments l’agitèrent alors ?

« La jeune femme elle-même est-elle parvenue à analyser l’état psychologique infiniment complexe dans lequel elle se trouvait, sentiment de responsabilité écrasante, soulagement, orgueil d’avoir inspiré un amour capable d’un tel sacrifice, doute de l’avoir mérité, sait-elle elle-même ce qui l’emporte ?

« Mr. Roggers réglait la T.S.F. Mrs. Roggers était assise tout près de son invitée. Des regards s’échangeaient en silence. Mrs. Simpson passa toute la soirée dans un état d’extrême nervosité. Par instants elle pleurait. À d’autres, elle parlait avec volubilité, échafaudant des projets d’avenir. Enfin, elle regagna sa chambre, où elle s’enferma seule avec ses pensées.

« Ce matin, la villa Lou Viei est gardée avec plus de soin que jamais. Le nombre des policiers est sensiblement plus grand que la veille. Lord Brownlow déclare aux journalistes qui assiègent la villa que Mrs. Simpson restera chez les Roggers au moins jusqu’à Noël… »

— Cet exemple doit vous suffire, sauvons-nous ! dis-je en bousculant Boyd Neels Woolworth et en prenant chaleureusement congé de Dagorno, inquiet de savoir si nous avions bien déjeuné.

Dans la voiture qui roulait à plus de cent à l’heure nous n’échangeâmes pas un mot ; mais, juste avant d’arriver au Bourget, Woolworth se pencha vers moi pour me demander :

— Dites-moi, cher monsieur Cendrars, pourquoi est-ce que cette terre antarctique s’appelle la terre Adélie ?

— C’est Dumont d’Urville qui l’a découverte en 1840 et qui l’a baptisée ainsi, répondis-je. Probablement en souvenir de sa femme qui, elle aussi, devait être une femme aimée

Sur le terrain, l’avion de Lisbonne était déjà sur sa ligne de départ. Le vent était tombé. La biroute pendait dégonflée au bout de son mât. Mais le ciel était toujours menaçant et noir. Il allait encore neiger.

— Quand pouvez-vous m’envoyer votre scénario ? me demanda M. Woolworth, le pied sur l’échelle d’embarquement. C’est très urgent.

— Montez, montez ! lui criai-je dans le bruit des hélices. Et n’oubliez pas d’embrasser Béatrix de ma part…

Le grand trimoteur s’envolait.

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