VII

Nous en étions entre la poire et le fromage.

Sur un guéridon poussé contre notre table, le café filtrait lentement et, selon la tradition, Dagorno nous apportait son bouteillon de bois, qu’il ne sert qu’aux amis et qui contient un armagnac 1891. Je demandai deux bons cigares.

— Ce qu’il y a d’inouï, c’est que plusieurs membres de l’expédition Mawson eurent tout juste le temps de se reposer quelques mois chez eux avant d’aller se faire tuer en France, avec les Anzacs, durant la Grande Guerre, ajoutai-je, au bout d’un moment.

Et, allumant mon cigare, je demandai à Boyd Neels Woolworth :

— Que pensez-vous de mon histoire ? Le sujet me paraît bon. Il y a deux, trois personnages et quelques sentiments, très simples, mais entiers. Vous ne croyez pas que l’on peut en tirer quelque chose ?

— Ce qui me gêne, me répondit mon partenaire, en remuant distraitement son café et en laissant tomber la cendre de son cigare sur le revers de son veston, ce qui me gêne, c’est votre division en trois temps. Cela est trop conventionnel. Un drame musical est un univers en soi. Votre histoire doit se dérouler comme les orages dont elle est grosse, en un seul temps : elle doit éclater ! Je ne puis concevoir ces trois divisions statiques. Pourquoi trois actes ? Pour émouvoir, un drame musical doit progresser jusqu’à la fin. Est-ce que l’on fait un entr’acte au milieu d’une symphonie ? Je ne puis penser autrement.

— Vous avez cent fois raison, m’écriai-je. Moi aussi, je crois à un opéra qui se déroulerait sans arrêt, sans interruption, sans pause, comme l’action toujours rebondissante d’un film, et dont la musique, et non pas de grossiers truquages de mise en scène ou de machinerie, conditionnerait la marche, le train, la cascade, les accidents, le pittoresque, le débit de l’action, comme font les gros plans et la démultiplication des petites scènes au cinéma, au point que l’on peut parler, aujourd’hui, du rythme à l’écran. Je me suis servi de cette division en trois actes pour m’aider à vous résumer la chose. C’est un artifice mnémotechnique. Sinon, j’étais noyé. Songez donc, le bouquin de Mawson est un gros in-8° de cinq cents pages ! Et, de même, la fiancée de Mawson ne doit pas se faire entendre qu’à la fin du drame. L’intrigue est nouée dès le début. C’est peut-être pour conquérir cette jeune fille (dont je ne sais rien d’autre) que Mawson a entrepris sa terrible expédition et, peut-être, n’a-t-elle dit oui qu’après le départ de l’Aurora, et qu’ils ont échangé des promesses, qu’ils se sont fiancés par T.S.F. ! Je crois, d’ailleurs, que le fait de ne faire chanter cette voix de femme que par T.S.F. est une situation pathétique, absolument nouvelle à la scène, et que tout le monde y sera sensible.

— Vous croyez que Béatrix accepterait de ne pas paraître ?

— Telle que je la connais, j’en suis absolument sûr. Béatrix est beaucoup trop intelligente et par trop comédienne de nature pour ne pas comprendre immédiatement la portée scénique de cette innovation qui ne ferait reposer que sur sa seule voix le poids, le sens de cette tragédie. Je ne veux faire allusion ni aux sentiments du duc de Windsor et de la belle Wallis, ni au drame de conscience qui bouleversa des millions de foyers britanniques quand la T.S.F. lança à travers le monde la stupéfiante nouvelle de l’abdication du roi, il y a quinze jours. Mais, en lisant les télégrammes d’agence, j’ai fait une découverte, une découverte esthétique, une découverte susceptible de donner une tournure moderne – et combien ! – à l’antique dramaturgie : c’est la portée tragique, et jusqu’alors insoupçonnée, de la T.S.F. Cela ne vous a pas frappé dans les journaux de l’époque ?

— Il y a quinze jours, j’étais en mer, avec Béatrix. Nous avons appris l’abdication de Sa Majesté par la radio du bord. Je n’ai pas eu les journaux.

— Alors, vous aussi, comme des millions et des millions de vos compatriotes répartis sur toute la surface de la terre, vous avez subi un choc au cœur quand vous avez entendu la voix du roi sortir de l’appareil de la radio et parler de la femme aimée. C’est peut-être à ce moment-là ou à cause de ce petit choc que vous vous êtes fiancés, Béatrix et vous, non ? Eh bien ! moi, je m’étonne qu’une autre personne au monde, je parle de Mme Simpson, ne soit pas tombée foudroyée par la radio. Nous en avons encore tout juste le temps. Je vais vous lire une simple nouvelle d’agence que j’ai découpée dans un journal, information qui m’a fait comprendre le parti que l’on pourrait tirer de la T.S.F., au théâtre, et qui vous servira d’exemple. Cela ne sera pas long et, pendant ce temps-là, Dagorno nous fera l’addition. Quelle heure avez-vous ?

— 2 h. 14.

— C’est parfait. Vous ne raterez pas votre avion.

Et, sortant mon portefeuille de ma poche : — Patron, l’addition, s.v.p. ! criai-je. Nous sommes pressés !

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