II

Parti de Dunkerque à destination de Bahia Blanca, ce port argentin ultra-moderne établi dans l’ourlet des dunes qui masquent le front du plateau patagonien sur la mer, le cargo avait été dérouté en Méditerranée, non pour embarquer des passagers ou des émigrants, Dieu merci ! mais des marchandises – quarante mille caisses de semis de pommes de terre à Port-Vendres, des tonneaux et des tonneaux de vin d’Algérie à Oran, quatre étalons arabes à Tanger – et, maintenant que l’on avait doublé le cap Spartel, c’est comme à regret qu’il descendait dans le sud, espérant être rappelé par Mogador pour faire au gré de ses armateurs encore une ou deux escales inédites à Casa ou aux Canaries et pour me confirmer la chance que j’avais eue d’embarquer à bord d’un vapeur, comme moi, paresseux, vagabond et flâneur.

Je n’étais pas pressé d’arriver. Rien ne m’attendait en Amérique du Sud que des bons amis qui avaient eu envie de me voir et qui m’avaient payé le voyage. C’était pour la première fois que je quittais l’Europe depuis la guerre et si j’avais choisi ce vieux bateau, c’était justement pour pouvoir m’arrêter en route, sinon rester en panne à mi-chemin, tellement la vie me semblait belle à bord et que je trouvais bon de reprendre contact avec l’univers, l’océan, le ciel, la mousson, les poissons volants, la chaleur des tropiques, l’eau salée, les constellations de l’autre hémisphère, les pélicans et les goélands, la véritable nature des choses, et les matelots, qui sont les hommes les plus compréhensifs, mais aussi les plus secrets au monde.

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