VIII Le pot-au-noir.

Il est de tradition dans la marine de houspiller et de bourrer le crâne au néophyte qui pénètre pour la première fois dans cette zone de la mer océane et de le faire marcher à fond. Cela va du baptême de la ligne aux rigolades, aux blagues, aux frasques les plus impitoyables, à des mensonges énormes, à des coups montés qui font la joie des initiés, au plus mauvais des mauvais tours.

Moi, qui ai passé trente-deux fois la ligne et qui, dès le début du siècle, exactement en 1901, à bord d’un hollandais, au débouché de la Mer Rouge, ai été baptisé Pingouin par Neptune et sa suite de drôles qui m’ont fait boire le coup dans un baquet pour m’affranchir, puis enduit de goudron pour me dessaler, j’aurais un volume d’anecdotes à écrire sur les scènes impayables, de haute liesse, d’ivresse, de délire, de frénésie, voire de folie collective – et qui souvent frisaient la panique – dont j’ai été témoin ou, mieux encore, auxquelles j’ai participé sans aucune retenue, mêlé à l’équipage des différents navires, liners, paquebots, long-courriers, tramps, cargos de toutes nationalités qui m’ont fait franchir la ligne et traverser le pot-au-noir ; – la ligne que l’on annonce au néophyte être un brusque changement de niveau de l’océan, une fente qui sépare les deux hémisphères, une effrayante chute dans le vide, un niagara d’écume, de vent, de tourbillons et de tonnerres qui entraîne dans un abysse navires, baleines, cachalots, requins, pieuvres géantes et autres monstres marins pour les faire s’échouer, s’ils ratent leur saut, pêle-mêle et le ventre en l’air, dans un cimetière de l’autre côté du monde ! – le pot-au-noir que l’on affirme être au néophyte un poteau noir planté par le vieux Jonas au beau milieu de l’océan, signal qui marque l’emplacement d’une boîte aux lettres desservie, à chaque lunaison nouvelle, c’est-à-dire par les plus fortes tempêtes, par un horrible anthropophage, habillé de la défroque d’un évêque et qui, chevauchant un requin-marteau, se moque du gros temps pour venir faire la levée du courrier des trépassés !

Le nombre des passagers, appartenant à toutes classes, qui croient à ces balivernes et qui, terrorisés par ces sombres bobards, se livrent publiquement aux pires extravagances pour se prémunir contre les dangers qu’on leur dit courir dans ces parages imaginaires, m’est à chaque traversée non seulement un nouveau sujet de rire et une occasion de me faire une pinte de bon sang, mais aussi une cause d’étonnement car leur nombre grandit sans cesse et leur bêtise semble s’amplifier en raison même du progrès et de la fréquence des voyages outre-mer.

Naturellement, les femmes ne sont pas les dernières à tomber dans le panneau et à se laisser aller à ce genre d’aventures désobligeantes et je connais plus d’une passagère de premières qui, perdant toute dignité ou oubliant toute pudeur, a subi les moqueries et les brimades pour ne pas dire les sévices cocasses et les outrages singuliers d’un équipage en veine de s’amuser.

La plus folle de ces aventures est arrivée à la jeune femme d’un diplomate de la Société des Nations qui allait rejoindre son mari à Genève. Je me souviens qu’après le baptême de la ligne nous lui avions fait revêtir dix, douze chandails les uns par-dessus les autres, que nous lui avions fait enfiler des bottes de scaphandrier, que quelqu’un lui avait noué un suroît huilé sous le menton et qu’on l’avait saucissonnée dans les sangles d’au moins une demi-douzaine de ceintures et de gilets de sauvetage qui lui faisaient des bosses par devant et par derrière. C’est dans cet accoutrement que cette ahurie resta trois, quatre jours exposée au soleil du tropique sur le pont supérieur, où, munie d’une longue-vue, cette jeune personne faisait la risée du bord en s’entêtant à vouloir guetter la venue du fameux facteur du pot-au-noir pour ne pas le rater et lui jeter au passage une bouteille scellée contenant son testament et de déchirantes lettres d’adieu adressées à son mari que je ne sais plus quel farceur parmi nous s’était fait un malin plaisir de lui dicter. Comme, la nuit, cette folle refusait absolument de quitter son poste de guet, c’est le plus sérieusement du monde, qu’à chaque relève du quart, les hommes venaient lui apporter qui une nouvelle bouée, qui une nouvelle amarre, ou un flotteur, ou une rame, ou une voile de fortune pour mieux équiper encore l’espèce de radeau qu’ils lui avaient fabriqué avec des vieilles caisses et des tonneaux vides et sur lequel elle se tenait en permanence pour être parée en cas de naufrage ; et comme la belle avait peur de rester seule, c’est bien volontiers qu’ils se relayaient auprès d’elle à tour de rôle, chacun lui racontant de nouvelles histoires à dormir debout, et faisant boire l’hystérique.

Cette grosse plaisanterie aurait pu durer jusqu’à Cherbourg si, un matin, à l’aube, le bosco n’avait surpris la donzelle endormie dans les bras du mousse et ne l’avait fait asperger, et retourner sens dessus dessous et jeter le radeau par-dessus bord par la joyeuse corvée des matelots qui lavaient le pont. Alors, l’hypocrite se précipita, prit la dame par le bras, désigna à l’égarée le pic de Ténériffe, blanc de neige, que l’on apercevait très haut dans le ciel, entre deux sombres nuées, à bâbord, et lui dit : « Nous l’avons, madame, cette nuit échappé belle. Mais quel saut ! Hein, qu’en dites-vous ? Maintenant, vous pouvez rentrer chez vous. Il n’y a plus de danger. Tranquillisez-vous. Bientôt nous serons au port. »

On s’imagine l’ébaudissement de l’équipage quand à l’arrivée à Cherbourg cette jeune sotte raconta sérieusement à son mari, qui était venu la chercher à bord, qu’elle avait eu une traversée épouvantable, mais que grâce à la vaillance des matelots et au dévouement du maître d’équipage elle avait échappé à un péril de mort, – et que le mari, ce distingué diplomate de la S.D.N., donna une bank-note de cinq livres sterling au bosco pour aller boire ! Inutile de dire que l’on but jusqu’à non-soif, et à la santé des terriens !

Cette histoire était arrivée à bord d’un steamer de la Royal-Mail, à l’occasion du passage de la ligne et du pot-au-noir ; mais bien que nous fussions dans les mêmes parages rien ne se préparait à bord de L’Île-de-Ré et j’en étais désolé car j’aurais volontiers joué un bon tour à l’inspecteur de la Compagnie pour apprendre à l’intrus à se mieux tenir à bord. Mais il n’y avait rien à faire. J’en avais parlé à l’équipe des taciturnes qui venaient la nuit boire de la bière avec moi. Malheureusement, comme je l’ai déjà dit, ces cinq types avaient l’ivresse morose et n’avaient envie de rien. Et même pas de rigoler un brin.

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