V

Un matin, – c’était au lendemain de l’escale à Dakar – pour me distraire, et non pas pour tuer le temps (il faisait si beau que le temps ne se faisait pas sentir), j’attrapais sous l’eau avec la bouche, avant qu’elle n’eût touché le fond, une vieille médaille de saint Benoît que je m’amusais à jeter en l’air avant que de plonger dans les cinq cents mètres cubes d’eau de mer que contenait ma piscine de toile à voile, où cette médaille tombait derrière moi, clignotant dans l’eau car elle était en argent ; et je guettais son point de chute tapi sous l’eau, les yeux ouverts, prêt à foncer sur elle comme un squale pour la happer au passage, et il y avait déjà un bon moment que je me livrais à ce jeu plein de souplesse et de fougue, prenant plaisir à mes évolutions brusquées, en avant et en arrière, sur les côtés et sur le dos, ou à ma lente reptation sur la toile goudronnée du fond, quand, tout à coup, quelqu’un plongea et que je vis un corps blanc filer à mes côtés. Immédiatement je sortis de l’eau, indigné par cette irruption dans mon élément que je ressentais comme une violation de domicile, comme si cet étranger m’avait surpris dans l’intimité, ou, pis encore, comme si cet inconnu était venu se glisser dans mon lit, absolument révolté par son sans-gêne, tellement la solitude et le silence dont je bénéficiais depuis bientôt un mois m’avaient rendu sauvage et vergogneux pour ne pas dire farouche ou misanthrope.

J’allai donc m’étendre sur le panneau, où je me couchai sur le dos, le visage recouvert d’une serviette comme pour me protéger les yeux de l’éclat insoutenable du soleil du Cancer et bien décidé à ne pas parler et à décourager l’intrus.

Mais d’où, diable, pouvait sortir cet animal que j’entendais barboter dans la piscine, battre l’eau, et renifler, tousser, cracher comme un vieux morse enrhumé ?

J’étais furieux. Je me rendais compte que dorénavant il en était fini de mes ébats et de ma joie.

En effet, au bout d’un petit quart d’heure, j’entendis l’ostrogoth sortir de l’eau, se secouer, s’approcher sur les planches branlantes du panneau, et une voix aimable me dire avec beaucoup de politesse :

— Bonjour, Monsieur. Quelle belle matinée ! Ce petit bain fait du bien, n’est-ce pas ?

Je lui répondis sans bouger :

— Morning !

L’homme reprit :

— Vous permettez ? Puis-je faire usage de vos allumettes ?

— Yes, dis-je encore sans me déranger.

Je l’entendis frotter une allumette-tison, tirer sur sa bouffarde, et je le maudissais in petto, que déjà cet imbécile reprenait :

— Merci, Monsieur. Mon briquet ne marche pas. Comme tous les briquets, d’ailleurs. Quand ce n’est pas la mèche, c’est la pierre. Ou alors ils manquent d’essence. Je voulais en acheter un électrique, de marque allemande, mais le bureau de tabac de Dakar est mal achalandé, on n’y trouve rien. Croyez-vous que je pourrai en trouver un à Pernambouc ? Je me suis laissé dire qu’il y avait de belles boutiques et que je trouverai tout ce que je voudrai. Mais je me demande si c’est vrai ? Connaissez-vous le Brésil, Monsieur ?

Je ne bronchai pas, pensant le faire taire ; mais ce bavard continua comme un haut-parleur :

— Vous avez eu là une fière idée, Monsieur. Le commandant Jean de la Mer m’a dit que c’était vous qui aviez fait installer cette piscine sur le pont…

— Ah ?

— … me permettez-vous d’en profiter ?…

— Yes.

— … et, bien entendu, de participer également aux frais ?

— No.

— Permettez-moi de me présenter, Monsieur : le commandant Delœil, Oscar Delœil, inspecteur de la compagnie. Je suis en tournée d’inspection. Je viens de passer trois mois à Dakar pour réorganiser les services. Fichu pays. C’est pour la première fois que je passe en Amérique. Et vous, connaissez-vous le Nouveau Monde, monsieur… monsieur ?…

— Blaise Cendrars !… grognai-je en me retournant sur le ventre et en faisant le gros dos au soleil.

Heureusement qu’à cet instant précis le gong retentit.

— Alors, à tout à l’heure, à table, dit l’inspecteur. Enchanté d’avoir fait votre connaissance.

— De m’me, répondis-je.

Et ce monsieur s’éloigna.

Mais, là, il se trompait, l’inspecteur, en croyant m’avoir à table ou à l’apéro. Jamais je ne descendais déjeuner. Comme un phoque son gardien, à l’heure des repas j’avais Quéféleau, le garçon, qui me montait un plateau ou Suarès, le cuisinier, qui m’apportait un plat fait spécialement pour moi, et, entre les repas, à n’importe quelle heure, Félix, le barman, venait me servir un whisky et de la glace.

Il faisait trop bon sur le pont.

Rien ne m’aurait fait descendre. Même pas une femme…

Den Wein der Sonne schlürft das Meer am Abend

Elle est retrouvée.

Quoi ? L’éternité.

C’est la mer allée

Avec le soleil.

Share on Twitter Share on Facebook