L’Homme

Je ne me souviens pas qu’à une seule des apparitions de Verlaine dans l’un des centres de la jeunesse, revues, cercles ou soirées, les dialogues n’aient cessé aussitôt : marque de politesse générale sans doute, mais qui pour lui se précisait d’un signe particulier. Dans le silence l’accueillant, il y avait, avec le respect, l’oubli de tout ce qui n’était pas Verlaine. Si digne d’intérêt que fût l’objet de la conversation, cet objet passait immédiatement au deuxième plan, et tous se rapprochaient, sachant ou devinant qu’il ne pouvait plus y avoir de paroles importantes que celles dites autour de Verlaine, ou par lui, ou pour lui.

Ce sentiment est le principe-même, et la seule explication de la sympathie naturelle grandissant autour de l’auteur de Sagesse. Cette affection ne se comprenait guère alors, et encore maintenant, plusieurs proposent de la nier ; on a dit qu’elle était plus littéraire qu’humaine : cependant, des littérateurs plus grands que lui ne peuvent l’inspirer, qui ont, plus que lui et de beaucoup, des défenseurs littéraires, et tout un peuple parfois de lecteurs amis. On a prétendu que son existence pénible, d’indépendance absolue, que son abord, auquel des légendes imposaient une autorité isolatrice, éloignaient les véritables amitiés : celles qui savent ou peuvent tout subir, et dont l’indulgence grandit avec la certitude d’apaiser un cœur où grandit aussi la souffrance ; que les hommages venus des provinces et de l’étranger furent adressés au rénovateur et non à l’homme, et qu’il n’eut que la curiosité cordiale des gens du peuple. Mais ceux qui l’ont vu et qui ont noté le sentiment assez fort pour faire cesser, dès qu’il apparaissait, toutes préoccupations qui n’étaient pas les siennes, savent bien qu’il y avait en lui autre chose qu’un littérateur, et que si Verlaine eut du génie, ce ne fut pas comme poète ni prosateur.

S’il recueillait aussi complètement la suprême discipline des silences, et dans les cercles les moins silencieux, c’est que chacun pressentait en lui l’unique refuge où toutes querelles, où toutes discussions pouvaient se confondre, s’anéantir ; c’est que, plus que tout autre, il savait oublier les opinions trop intransigeantes, les termes de métier qui soulèvent des passions ; – un mot de lui, un sourire furtif, un léger clin d’œil, le plus petit mouvement ironique, suffisait à calmer les effervescences. Puis, s’il parlait, ce n’étaient que paroles de vie : des noms d’objets ou d’idées usuels, des phrases courtes, vivement accrochées l’une à l’autre, suspendues et reprises au hasard d’un mot entendu, mais toujours suivant une logique : le simple et brave retour aux menus faits de l’existence, aux banalités quotidiennes. Il ne soutint peut-être jamais, ailleurs qu’en ses livres (si peu même), un principe littéraire. Très dissemblable en cela de la majorité des littérateurs, il pouvait donc faire oublier qu’il en était un, et obtenir ainsi des sympathies strictement humaines.

Sa réforme poétique lui a suscité des adversaires, dont le talent est assez connu pour que leurs objections, leurs condamnations parfois, pèsent lourdement sur l’œuvre du poète et la relèguent, comme on l’a dit, au second rang. Mais l’homme tolérant, l’homme quotidien qu’il était, n’a rencontré que des amis. Et depuis sa mort, il est, semble-t-il, quelqu’un de familier, tel un esprit veillant autour de nous, à qui l’on ose avouer ses rêves les plus audacieux, comme ses plus obscures faiblesses : on croirait que son regard est encore là, et son sourire, tous deux indulgents sur toutes choses.

Or, la sympathie non littéraire, mais humaine, c’est cela. C’est de se sentir paisible, consolé, sauvé, parce que tel être est là qui vous comprend. Et il n’est pas besoin d’avoir connu Verlaine pour ressentir cette bonne confiance : il n’est aucun de nous qui ne soit disposé, sans s’expliquer d’ailleurs ce mystère, à lui parler familièrement, s’il était là. – Cet usage de la parole, dégagé de toutes contraintes, même les plus légères, n’est-il pas la plus grande satisfaction que nous désirons, et qui nous est rarement donnée ? Et quelqu’un existe-t-il, en qui une telle satisfaction n’engendre pas, envers celui qui la procure, la reconnaissance spontanée : premier signe de l’amitié.

Au chapitre de l’amitié, deux noms surtout viennent à la mémoire : Edmond Lepelletier, F. A. Cazals.

Lepelletier, c’est celui des belles journées d’audace et de foi. Alors, la vingtième année bouillonne de tous les enthousiasmes. Entre eux, rien du jeune sceptique dont la fidélité cesse au premier coude de la route ; guêtrés et sanglés pour un long voyage, qu’ils crurent même infini, ils partagèrent joies et fatigues, luttes et triomphes. Puis, les tourmentes de la fin du second Empire, comme pour tant d’autres, aidèrent la séparation ; les études du collège furent interrompues ; des soucis et des violences les atteignirent : Verlaine connut la tristesse des premiers ouvrages dédaignés ou raillés, Lepelletier passa un mois à la prison politique de Sainte-Pélagie. Pendant la Guerre, Verlaine garda les remparts, tandis que Lepelletier, âgé de vingt-six ans, faisait le coup de feu, dans les batailles de la banlieue, convulsions de l’héroïque résistance de Paris. Enfin, la littérature prit l’un ; l’autre, le journalisme. Mais le souvenir restait fidèle. La mort même n’a pu les séparer : au lendemain des funérailles, Lepelletier, défendant le poète, croit le voir, l’entendre : « Je sais que s’il était encore là, vivant, frémissant, entendant mes paroles, lisant cet article, à la pensée de son père, le probe officier, de sa mère, vertueuse bourgeoise, il me dirait : « Merci, tu m’as loué comme il me plaît de l’être ! » Et Lepelletier lui crie ce douloureux adieu : « Mon pauvre cher camarade, martyr du cœur et vaincu de la vie, tu as payé bien cher la gloire, et ton exemple est fait pour désespérer ! »

Quelques semaines plus tard, ne pouvant, malgré les incidents bruyants de l’actualité, oublier celui qui n’était plus, et voulant interrompre les récits douteux que l’on faisait sur l’époque des prisons de Verlaine, Lepelletier fouille leur passé, retrouve des correspondances ; n’est-ce pas la meilleure réponse aux fausses légendes, que de publier, vingt ans après, ces pages intimes, franches, bonnes ? « La lettre ci-dessous, écrit le chroniqueur, porte le cachet bleu, à l’encre grasse, de la maison de Sûreté de Bruxelles, les Petits Carmes ; les autres, le timbre de la prison de Mons (Hainaut) :

« Bruxelles, dimanche, 28 septembre 1873.

« Mon cher ami, dès que cette lettre te parviendra, veuille me répondre poste par poste. Tu comprendras combien j’y tiens. Depuis trois semaines, je n’ai plus de visites, ma mère étant partie, et j’ai reçu seulement une lettre d’elle depuis ce temps. Dans l’état de tristesse et d’anxiété où je la sais, seule comme elle est, et avec le caractère inquiet qu’elle a, le moindre retard dans une lettre me rend inquiet à mon tour. Je me forge mille idées noires qui augmentent encore le chagrin de ma déplorable situation.

« Parle-moi un peu de Paris, des camarades, et si tu as des nouvelles de la rue Nicolet. Des journaux de Paris auraient-ils par hasard parlé de cette malheureuse affaire ? « Victor Hugo est-il à Paris ? Veuille m’envoyer son adresse.

« Je ne sais quand je dois sortir d’ici. Ça peut être d’un moment à l’autre. C’est pourquoi écris-moi bien vite…

« Je prie Laure d’aller le plus souvent possible voir ma mère, et je la remercie de l’intérêt qu’elle prend à sa situation et à la mienne.

« Mon ennui, surtout depuis une quinzaine, est atroce, et ma santé n’est pas fameuse. J’ai parfois des maux de tête épouvantables, et je suis plus nerveux que jamais. Ne dis rien de cela à ma mère, je t’en prie, et si tu la vois avant que je lui aie écrit, dis-lui que tu as reçu de mes nouvelles et que ma santé est bonne.

« Amitiés à Blémont et Valade. Je te serre la main cordialement.

« PAUL VERLAINE. »

« J’ai cité cette lettre parce qu’elle montre bien les sentiments de résignation du détenu, et surtout parce qu’elle témoigne de son profond amour pour sa mère (sentiment qui fut contesté). Voici une autre lettre de la prison des Carmes, même époque :

« Dimanche,

« … Je ne lui garde (à sa femme) aucune amertume. Dieu m’est témoin qu’encore aujourd’hui je lui pardonnerais tout et lui ferais une vie heureuse.

« Je dois, me semble-t-il, s’ils ont l’indignité de persister encore dans leur infâme action, résister jusqu’au bout, mais pour cela j’ai besoin d’être là. Obtiendrai-je un renvoi à un an ? Ma mère, d’ailleurs, te parlera.

« Ton vieux infortuné camarade et ami.

« P. V. »

« Transféré à Mons, il écrivait d’une écriture toute modifiée, penchante, descendante, signes graphologiques certains de l’accablement et de la dépression :

« Mons, 22 novembre 1873.

« Le courage qui m’avait soutenu tous les derniers temps à Bruxelles fait mine de m’abandonner, maintenant que j’en ai plus besoin que jamais. Il faut espérer que ce n’est qu’un moment à subir. J’espère une remise de peine. On est très bon pour moi et je suis aussi bien que possible. Mais ma pauvre tête est si vide, si retentissante encore, pour ainsi dire, de tous les chagrins et malheurs de ces derniers temps, que je n’ai pu encore acquérir cette espèce de somnolence qui me semble être l’ultimum solatium du prisonnier.

« Aussi ai-je besoin qu’on se souvienne un peu de moi de l’autre côté du mur. Je compte donc bien fermement sur une prompte réponse. Fais tes lettres les plus pleines possible, écris lisiblement à cause du greffe. À bientôt donc, n’est-ce pas ? Je te serai plus reconnaissant que tu ne peux le penser de cette marque d’amitié.

« Ton dévoué,

« P. Verlaine. »

Six mois se passent : Lepelletier répond à certains griefs de Henry Fouquier par ces renseignements précis :

« Je n’ai pas besoin de dire que Verlaine adorait son fils et que ce fut un chagrin perpétuel, une hantise cruelle pour lui, le souvenir de cet enfant… Le poète a été violent pour son ex-femme dans les Invectives, dites-vous. Voici ce qu’il me disait, au moment même où il écrivait ces vers irrités, très malade, s’attendant à mourir : « Si la chose arrive, qu’on n’accuse que ma femme à qui je pardonne, en embrassant mon pauvre petit Georges, qu’on refuse à mon agonie. – P. V., 6, rue de la Harpe. »

Vous voyez le cas qu’il convient de faire de la sincérité méchante de ses invectives.

« Je ne relèverai pas l’allusion à un vice que Verlaine a formellement nié. On pourrait répondre que semblable imputation n’empêcha nullement Socrate d’avoir son buste dans des endroits plus respectables encore que la pépinière du Luxembourg, mais je répète que Verlaine a toujours protesté contre cette calomnie. Dans une lettre-testament, il m’a chargé de défendre sa mémoire sur ce point spécial. »

Lepelletier, qui réapprit, après la Guerre, le nom de Verlaine aux Parnassiens, et qui défendit le poète après sa mort, a pris de plus un rôle actif dans le Comité du Monument, formé au mois de mai 1896, par F. A. Cazals.

Cazals fut l’ami des dernières années, des jours assombris qui hâtaient la fin de Verlaine. Il connut avec lui quelques heures lumineuses, mais il fut surtout celui qui dut consoler un cœur meurtri, apaiser un esprit en révolte et soutenir un corps affaibli. Son rôle fut de deuil, plus que d’espoir. Sans doute, ses croquis de Verlaine offrent souvent des détails fantasques ; mais sont-ils gais ? On sourit parfois, à leurs gestes amples, mais peu de temps, et ce qu’on en garde, c’est seulement le caractère qu’ils expriment.

L’œuvre de Cazals « est absolument moderne ; comme peintre, dessinateur ou chansonnier, c’est dans la vie contemporaine qu’il prend ses modèles… Il y a dans son dessin une certaine naïveté qui me plaît infiniment ; chez lui elle est naturelle, de prime jet et non tentative d’imitation : un simple croquis, de dos, la figure absente, un chapeau mou, un foulard rouge, une canne à bec de corbin, et une jambe raide, projetant son ombre sur le sol, voilà Verlaine frappant, absolu, à jamais fixé dans la mémoire de ceux qui l’ont connu. »

Le portrait que de Colleville a fait de Cazals, « un ironiste de haute volée », semble de quelques années, car la mort de Verlaine a dissipé tous les signes extérieurs de cette ironie ; Rops a noté, par l’évocation d’une autre époque trois fois séculaire, le devoir nouveau échu à Cazals : dans une lettre du 9 février 1896, rappelant d’abord le choix de croquis publiés :

« Il est regrettable pour tous, que ceux qui ont vécu dans l’intimité des Maîtres ne publient pas les documents qu’ils ont pu réunir dans cette communion de tous les jours, où chaque heure apporte son enseignement. Si des disciples zélés, comme Jean Aurifer, Antoine Lauterbach ou Dietrich, qui ont recueilli les propos de table de Martin Luther, eussent été plus nombreux, nous posséderions des documents précieux sur ceux qui nous ont précédés.

« FÉLICIEN ROPS. »

Cazals a fait connaître aussi des lettres qui aident singulièrement à découvrir, sous l’apparence bruyante du poète, un homme, je n’ajouterai pas : davantage intéressant ; mais je remarque de plus en plus que le poète semble n’avoir été qu’un moyen : le geste employé par l’homme pour se manifester à nous. Comme le souci littéraire est loin ! dans ces pages familières datées d’Aix-les-Bains, où Verlaine faisait une cure. Il y est parlé de littérature, certes ; mais ce n’est que l’urgence d’un peu d’argent à gagner, quelques lignes çà et là, tandis qu’à peine arrivé à Aix, Verlaine apaisé s’écrie : « Je suis la brebis qui était perdue et qui est retrouvée ! » Des naïvetés du paysage le retiennent, des mots d’enfant naissent sous sa plume, comme une source de pure confiance ; il conte sa vie dans la ville thermale, par menus détails, regrette les absents, son fils, et dit en courtes phrases animées les gens et le décor qui l’avoisinent ; puis, il apprend la mort de Villiers de l’Isle-Adam : « Cette coïncidence dans la mort (ou tout comme, car au fond, je suis une façon de mort), après ces similitudes dans la vie, misère, insuccès, mêmes croyances, maladroitement mises en œuvre avec la même bonne volonté, ne peut manquer de te frapper et d’en frapper d’autres qui seront moins indulgents que toi envers ton pauvre vieux P. V… Certes, sa vie fut plus digne que la mienne, mais pas plus fière, au fond. J’ai fait plus d’efforts que lui et je fus – hélas ! je fus – un chrétien plus logique. Mes chutes sont dues à quoi ? Accuserai-je mon sang, mon éducation ?… »

Il doute, en vérité, de sa simplicité qui est la première qualité de la foi. Peut-il en douter ! N’est-il pas un croyant simple, celui qui écrit en sortant des Vêpres : « Ce que je goûte surtout dans ces prières d’après-midi, c’est le déroulement des psaumes de David, où toute la Vérité, toute la Morale, toute l’Adoration chantent dans toute la beauté d’un latin merveilleusement, non pas décadent, mais savamment et sincèrement barbare, au contraire. Et j’aime autant, sinon mieux, la psalmodie rudimentaire de nos églises rustiques, et surtout celle, si douce, si nette en même temps, des Moines, qui est presque une récitation, que les troublants, mais bien faux-bourdons des grandes églises de nos grands diocèses, Paris, Reims. J’en sors toujours, après ces tendres saluts au Sang réel, au vrai Pain, meilleur, oui, et résolu à la vertu. »

Cette façon de croire ne se rencontre généralement qu’au fond des campagnes, chez quelques vieux paysans fidèles aux traditions. Elle est le fond de son caractère spontané, de son esprit que rien ne fixe, hors la droiture d’une destinée autour de laquelle tous ses actes : gestes de révolte ou paroles de soumission, le ramènent quotidiennement, comme la flamme appelle le regard des enfants et l’aile des phalènes. Elle le domine et le guide. Cazals l’a reconnue ailleurs qu’à l’église, et l’a consignée en ces notes précises :

« Cette naïveté, cette sincérité se retrouvent, avec quel charme ! dans ses Confessions. L’espèce d’enfant terrible que nous connûmes se rappelle, à quarante-six ans d’intervalle, les moindres incidents de sa prime enfance, et il se complaît à nous les raconter. Metz où il naquit, et la petite pension de la rue aux Ours, et la fenêtre du premier étage d’où il voyait passer les sous-lieutenants de l’École d’Application ; son père, capitaine du Génie, dont il dessine le portrait ; – puis, Montpellier, la procession religieuse formée par les jeunes gens de la ville, leurs robes monacales, aux cagoules percées de trois trous et rabattues sur le visage, pénitents qu’il prend pour des fantômes ; la bouillotte où l’eau, en ébullition, chante si agréablement,

« De la musique avant toute chose »

que l’envie lui prend d’y plonger la main droite : d’où brûlure affreuse ! Et le scorpion qu’il faillit avaler dans un verre d’eau sucrée ; et la sangsue oubliée, qui suce avidement l’enfant au berceau, durant que la bonne est endormie ; et cette fête de la Proclamation de la République, en 1848 : toilettes printanières, drapeaux flottant, sous-préfet et commissaire du gouvernement largement ceinturés de tricolore et qui haranguent les troupes de la garnison, défilé militaire au son des musiques exécutant la Marseillaise accompagnée à tue-tête par mille et mille voix gutturales ; tout cela écrit dans un style à la fois précieux et familier : ce sont là les tout premiers souvenirs de son enfance, accidentée, déjà !

« … En 1872, Verlaine se retirait chez sa tante, à Bouillon, ville frontière de Belgique, lieu de naissance de son père. Et voyez le jeu de la destinée ! Je tiens du poète lui-même ce détail : Conformément au second Traité de Paris (1815), Bouillon ayant été arraché à la France, le père de Verlaine ne voulant être ni Hollandais ni Belge, opta pour la France ; – comme le fit plus tard son fils, notre Paul Verlaine, quand Metz nous fut reprise, Metz qui lui inspira les si belles strophes qu’on va lire, et qu’il récitait parfois, farouche patriote, l’œil allumé, le poing crispé :

Ô Metz, mon berceau fatidique,

Metz, violée et plus pudique

Et plus pucelle que jamais !

Ô ville où riait mon enfance,

Ô mère auguste que j’aimais !

……………………………

Metz aux campagnes magnifiques,

Rivière aux ondes prolifiques,

Coteaux boisés, vignes de feu,

Cathédrale tout en volute,

Où le vent chante sur la flûte,

Et qui lui répond par la Mute,

Cette grosse voix du bon Dieu.

Mute, joins à la générale

Ton tocsin, rumeur sépulcrale :

Prophétise à ces lourds bandits

Leur déroute absolue, entière,

Bien au-delà de la frontière,

Que suivra la volée altière

Des Te Deum enfin redits ! »

Au contraire de Lepelletier et Cazals, dont l’affection, sous le poète, a découvert l’homme, Charles Morice a préféré le poète. Non qu’il n’ait tout deviné, tout compris : mais étant avant tout écrivain, il a, par une opération littéraire tournant la vérité, fait servir l’humanité de Verlaine à grandir sa poésie, alors que Verlaine, par sa seule vie, s’est toujours montré utilisant son art poétique pour affirmer son être humain. – Tel, un talent secondaire d’orateur sert parfois de moyen d’action publique à quelque homme d’État secrètement puissant. – Les livres de Verlaine sont les faits et gestes qu’il faut traduire pour le connaître : ils ne sont que le levier, le point d’appui, et peut-être la main, mais non pas la volonté. Il suffit donc, pour savoir Verlaine, de découvrir cette volonté, qui seule importe pour juger l’homme. Or, c’est la résistance, l’objet que soulève le levier, qui désigne spontanément, infailliblement, L’OUVRIER. Quel objet fut donc le but des vrais efforts de Verlaine ? c’est à dire ; la connaissance de ce but, par la plus élémentaire réflexion, ne nous révèlera-t-elle pas sa volonté, qui est tout l’homme ?

Écoutons d’abord Morice :

« Quand je revois dans ma mémoire Verlaine tel qu’il m’a été donné de le voir, à des époques différentes, je me persuade que plus que de nulle autre l’aspect physique de cette singulière figure, si laide et si belle, si violente et si douce, n’est certes point inutile à la compréhension de son génie. »

Ainsi, ce visage n’éveille en lui aucun sentiment ; mais il y découvre volontiers le sceau du génie. Chez Lepelletier, Cazals, ce sont des mots de vie, des joies partagées, des adieux douloureux, de l’affection ; Morice ne voit l’homme que sous un angle littéraire, et il rappelle, dans sa conférence, le portrait qu’en ce sens il fit autrefois :

« Le front, très haut, très large, domine comme un dôme tout le visage assis carrément sur de puissantes mâchoires ; – un front de cénobite rêveur, un front façonné aux amples théologies, – des mâchoires de barbare, faites pour assouvir les plus voraces faims. Cet antagonisme déclaré de l’esprit et de la chair, normale caractéristique humaine qui se rehausse en Verlaine par l’effrayant degré de l’écart, c’est l’explication de toute sa vie, comme c’est la source de toute son œuvre… C’est une bataille abandonnée aux hasards des batailles par la volonté débile, car le menton est faible et bref, presque fuyant, sans guère de prise pour le dessin, tandis que le nez, court et large, téméraire et gourmand, reste indifférent, attendant du caprice ou de la nécessité le choix d’une direction. Les yeux, profonds, petits, effilés à la chinoise vers les tempes, clignotent parfois et pâlissent pour, soudain, luire d’un éclair noir, émané peut-être des clartés du plus pur mysticisme, peut-être du feu des plus sensuelles amours… Cette sorte d’unité double de Verlaine – car il est tout entier dans sa raison comme il est tout entier dans son instinct – se déduirait des deux ressemblances qu’il évoque : Socrate et Bismarck. »

Socrate, Bismarck. – On avait d’abord dit Villon, Musset. Morice lui-même l’a déjà, longuement, comparé à Lamartine. Fouquier, pour L’Ode à Metz, a rappelé J.-B. Rousseau, et pour Invectives, Archiloque. Ch. Gidel l’a repoussé vers Shelley. Verlaine, lui, s’est mis fraternellement près de Villiers de l’Isle-Adam. Un plébiscite l’a élu, pour tenir le rang de Leconte de Lisle. Il fut à l’hôpital comme Gilbert et Hégésippe Moreau, et n’y mourut pas, comme d’autres. Il a ajouté un chapitre, l’Art poétique, à la belle œuvre de Boileau ; fut parfois naïf comme La Fontaine, rieur comme Rabelais, morose comme Baudelaire, formiste comme Théodore de Banville, et ses vers patriotiques vont à Déroulède. Rops a évoqué Luther ; Lepelletier, Racine. De plus, voici trois jours, j’ai entendu quelqu’un, un vieil homme du siècle, devant un petit portrait de Verlaine, parler de J.-J. Rousseau, et j’ai lu dans Fernand Hauser : « Paul Verlaine et Victor Hugo, dans l’histoire littéraire de France, occuperont une place d’honneur. »

C’est beaucoup d’hommes, et quels hommes ! en un seul. Fut-il un de ceux-là, ou fut-il tous ceux-là mis ensemble ? Les contenait-il tous ? ou ceux qui l’ont ainsi comparé à ces puissants esprits n’ont-ils pas fait erreur ?

Est-ce là qu’il faut voir le bal de Verlaine, c’est-à-dire sa volonté, et par conséquent l’homme réel qu’il a été ?

Socrate, Bismarck : – cette hardiesse de Morice est grande, il semble difficile de suivre le critique jusque-là ; ces deux noms frappent d’éblouissement, et il faut, avant d’y resonger, revenir sagement à quelque appréciation plus abordable, plus près de nous.

Donnons même la parole à un détracteur forcené : Verlaine « est un effrayant dégénéré au crâne asymétrique et au visage mongoloïde, un vagabond impulsif, un rêveur émotif, débile d’esprit, un mystique dont la conscience fumeuse est parcourue de représentations de Dieu et des Saints, et un radoteur dont le langage incohérent, les expressions sans signification et les images bizarres révèlent l’absence de toute idée nette dans l’esprit. »

Ce cri de haine a été noblement rectifié par quelqu’un qui d’ailleurs est sévère habituellement pour Verlaine : « Sans doute Verlaine est un malade… mais la religion pose un rayon de clarté dans cette âme et de beauté dans son œuvre. Cette meilleure part de lui-même, cette chapelle offusquée par des masures mal famées, il faut la dégager de ses entours pour la sauver de l’oubli. »

Un fait rompt l’impartialité de ces deux jugements : c’est que leurs auteurs se sont enfermés d’avance dans les bornes resserrées d’une cause spéciale à défendre. Ce qu’ils disent ne peut être l’appréciation simple, vraie, juste, que nous cherchons. C’est Charles Fuinel qui la donne :

« Verlaine, né dans une époque de décadence, survivant aux plus affreux désastres qui puissent frapper la tête et le cœur d’un peuple, a résisté à la double faillite de la foi et de la poésie ; et quand, vingt-cinq ans après, on vit renaître ces deux fleurs dans l’âme des générations nouvelles, on trouva au pied du sanctuaire, une petite fleur qui avait traversé tous les hivers, une pauvre petite anémone, moins haute et moins imposante de tige que ne fut le beau lys que Lamartine fit fleurir vers 1820, mais ayant conservé dans son imperceptible parfum, dans ses brillantes et fragiles couleurs, que la fable fait naître du mélange du sang d’Adonis et des larmes de Vénus, un peu de l’arôme mystique que la fleur de la Vierge répandait autour de l’autel.

« Tel fut en quelques mots Paul Verlaine.

« Que nous importe son histoire ? c’est la terre commune de l’humanité ; que nous importe son œuvre, calculée par le nombre de ses volumes, la richesse, la variété et la nouveauté de sa prosodie ? c’est la base de tous les penseurs, c’est l’art dont se servent tous les poètes ; mais plus haut, ce qui est bien à lui, c’est sa foi retrouvée.

« Ce qu’il importe de savoir d’un homme, c’est jusqu’à quel point il s’est élevé ; OR, VERLAINE S’EST ÉLEVÉ JUSQU’À DIEU PAR LA PRIÈRE.

« Les contempteurs passeront, les détracteurs de l’homme aux prises avec les difficultés de la vie comprendront tout ce qu’il a souffert ; mais ceux qui goûtèrent le charme si pénétrant de sa poésie en conserveront dans le cœur l’ineffable sérénité, et s’étonneront qu’une si grande place tenue en leur âme, soit si petite aux yeux des hommes.

« Verlaine a souffert tout ce qu’homme peut souffrir dans la perpétuité de cette enfance du cœur qui est le charme de la vie ; il a expié devant Dieu, il a pardonné à ses ennemis et à tous ses bourreaux inconscients, il a demandé lui-même pardon de ce qu’il vivait hors des lois et des préjugés communs ; pourquoi chercher dans cette existence si tourmentée le venin du mal, au lieu de le couvrir et de ne laisser apparaître que la semence du bien dont toutes les âmes ont recueilli la fleur ? C’est sur le fumier de toutes les corruptions humaines que les plus belles fleurs s’élèvent soudain triomphantes, d’autant plus haut que leurs racines descendent plus bas dans la fange, et présentent leurs fraîches corolles aériennes aux baisers de l’aurore.

« La grande pléiade Lamartinienne de ce siècle inscrira parmi ses poètes de choix, le poète des intimes douleurs et des sublimes relèvements, le poète en qui toute une fin de siècles trouve sa rédemption, Paul Verlaine.

« D’autres diront sa vie cachée, les curiosités et les originalités de cette existence bizarre, les anecdotes sans fin dont toute une jeunesse, qu’il frappa par son étrange personnalité, garde le souvenir ; pour nous, c’est le grand jour de sa mémoire que nous voulons recueillir et conserver pieusement. La poésie luit pour tous ; l’histoire a des détours où il est dangereux de s’aventurer, quand on n’a pas les éléments nécessaires à ces sortes d’enquêtes, et quand une main sûre et impartiale n’est pas là pour vous guider. Verlaine trouvera certainement un jour son biographe. Il risquerait de ne rencontrer aujourd’hui que des amis et des ennemis. »

Il m’est pénible d’arrêter ici mon étude. Mais je me heurte à deux sentiments contraires qui détruiraient l’équilibre de ce petit recueil. – L’un, prend naissance tout à coup dans ce vieux fonds d’attendrissement que chacun porte en soi : je ne sais quelle émotion subite me rapproche de Verlaine ; ses chutes, ses souffrances, son sacrifice, veulent plus que le pardon, plus que l’indulgence, plus que la justice ; ils imposent l’amitié : je dois donc cesser ce travail, où désormais entrerait une part de passion. – L’autre sentiment est un corollaire du précédent : la gêne de prendre ici parti pour Verlaine me rappelle rudement à mon devoir de témoignage, si rudement que je pourrais, voulant éviter le panégyrique, aller jusqu’au blâme volontaire, injuste, inhospitalier, du pécheur que fut Verlaine. – Mieux vaut, en cette alternative, conclure par les paroles d’un autre. Le 20 décembre dernier, j’entendis ces vers, qu’on va lire, de Madeleine Lépine. Il sied d’en accepter le vœu, sauvegarde d’une impartialité que j’allais perdre.

CLAMAVI AD TE

À Paul Verlaine.

Que la Paix soit sur toi ! Que ton âme repose

En ce calme séjour qu’espèrent les vivants.

Si quelque noir démon à ton bonheur s’oppose,

S’il déchaîne sur toi les foudres et les vents ;

Si, te serrant joyeux sur sa poitrine ardente,

Il t’emporte éperdu dans l’affreux tourbillon

De ces infortunés que l’œil triste du Dante

Vit courir dans la nuit en épais bataillon :

Puisse un ange au front blanc, celui qui fut ton frère,

Celui qui t’inspira les cantiques d’amour

Où, demandant au Ciel pitié pour ta misère,

Tu le faisais chanter sur ton humble retour ;

Puisse un esprit de grâce et de miséricorde

Rappeler au Sauveur, crucifié pour toi,

Tes pleurs, ton repentir, afin que Dieu t’accorde

Cette félicité dont fut digne ta foi.

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