Une page classique.

Que pensait Verlaine de lui-même ? Voici quelques souvenirs sur ses débuts littéraires :

« En 1865 il donnait à l’impression les Poèmes saturniens, recueil de vers déjà anciens, faits pour la plupart dans son pupitre de rhétoricien en proie à feu le baccalauréat encyclopédique et polytechnique d’alors. On fit à ce livre, qui parut en même temps que le Reliquaire de Coppée, l’honneur de ne s’en un peu occuper que pour renvoyer l’auteur au bon français, au bon sens, à toutes sortes de bonnes choses tenues par ces messieurs à tant la ligne. Impénitent, Verlaine publia un an après les Fêtes galantes qui eurent quelque succès et procurèrent, étrangement gracieuses sans conteste et raffinées, non fades, qu’elles étaient, avec un point de mélancolie quelque peu féroce, un regain de lecture aux Poèmes saturniens. – Des écrivains sérieux, Sainte-Beuve entre autres, comme peut en témoigner sa correspondance, s’intéressèrent beaucoup à ces débuts. Nestor Roqueplan aima cette poésie bizarre et contrastée, déjà musicale. D’autres suffrages intimes et familiers continuèrent d’encourager l’auteur, déjà très volontaire et emballé pour sa part, qui mit au jour, au commencement de 1870, la Bonne Chanson, vers d’amour chaste. La guerre et son bruit firent tort à ce petit ouvrage auquel l’auteur tiendrait particulièrement à voir rendre justice. »

L’opinion de Verlaine, bien qu’exprimée avec simplicité, est plutôt favorable. J’ajoute que l’existence fut assez dure au poète pour qu’il eût eu le droit de se montrer plus favorable encore.

En somme, cet ensemble de jugements, pesés de Henry Fouquier à Charles Morice, penche vers l’admiration exaltée par ce dernier. Les louanges dépassent les blâmes. M. Fouquier fut-il donc seul à assumer le rôle de repousser hors la loi littéraire le littérateur rebelle ? Non pas, et Francis Vielé-Griffin a compté, entre autres, MM. Émile Faguet, Gaston Deschamps et Georges Clément, dans le camp de l’opposition. Pourtant, Émile Faguet reconnaît près de « deux cents beaux vers » à Verlaine, et bien des poètes sont célèbres, qui n’ont pas laissé, ainsi, de quoi facturer quatorze de ces « sonnets sans défauts » qui, pour Boileau, valaient quatorze longs poèmes : M. Faguet a dû y penser ; il est donc sage de s’informer, avant de l’admettre parmi les contempteurs de l’auteur de Sagesse.

Un critique avec qui le doute n’est pas permis, est Charles Gidel. D’abord il reconnaît que « ce poète n’est pas sans mérite quand il est raisonnable », mais « depuis qu’il est devenu symboliste, qu’il veut faire de la musique en vers, il affecte une obscurité systématique, et il réussit à ne se faire comprendre de personne. » M. Gidel cite Guyau (L’Art au point de vue sociologique, p. 373) : « C’est là ce qu’ils appellent des Romances sans paroles, comme dit Verlaine ; traduisez des paroles sans pensées. Quant à la musique de ces vers, qui peut la saisir, et en quoi diffère-t-elle des plus banales harmonies de Lamartine ? »

Avant de quitter l’enseignement, il est bon d’inscrire, à côté du jugement de Charles Gidel, proviseur du Lycée Louis-le-Grand, celui de Frédéric Bataille, professeur au Lycée Michelet :

« Les qualités de simplicité rare et pourtant si naturelle, de grâce naïve et tendre, cachant sous des gaucheries apparentes – parfois cherchées – les secrets d’un art très savant, la délicatesse harmonieuse, la belle clarté française qui transparaît dans l’imprécision voulue des images voilées, tous ces dons qui forment le caractère original de la langue de Paul Verlaine, se retrouvent dans Sagesse et aussi dans Amour, avec une incomparable sincérité, et font de ces parties de son œuvre, souvent géniale par l’intensité de l’expression émue, le chef-d’œuvre du poète. Quant à l’influence de ce maître sur l’évolution poétique, elle a été déjà, elle est et sera considérable. La consonne d’appui détrônée de sa dictature tyrannique ; l’alternance des rimes masculines et féminines dans la stance, non pas supprimée, mais, suivant les sujets et les états d’âme, partageant sa légitime valeur avec la succession des faibles ou des fortes ; la césure, habilement et librement distribuée dans l’alexandrin, et commandée par les seules exigences de l’oreille, pour un effet voulu dans le mouvement de la pensée ; l’emploi possible, souvent heureux, des mètres nouveaux de neuf, de onze et de treize pieds : il y a certainement dans cet art si personnel, très suggestif, une source de vie prochaine pour une poésie sincère, vraie, rapprochée, avec la science en plus, de la primitive poésie populaire. »

Paul Verlaine, ainsi présenté par Frédéric Bataille, professeur, ancien instituteur, apparaît presque classique. Qui se souvient du poète en révolte, du bohème maudit ? Verlaine, pour être vu sous un aspect nouveau par chaque nouveau critique, avait-il donc tant d’aspects ? Était-il si multiple, que nous y trouvons tous l’angle spécial sous lequel chacun de nous a coutume d’apprécier son voisin ? Et peut-on faire un tel portrait, qu’il semble extrait d’une anthologie scolaire des poètes français ? Le doute vient, et l’incrédulité… Mais je me souviens de phrases, parsemant son œuvre, qui pourraient s’inscrire à l’appui de son classicisme ; d’un passage, noté dans un récit, qui m’évoque le lointain souvenir de pages lues sur les bancs d’une modeste école de village… N’est-ce pas même une dictée que j’écrivis, en compagnie des quinze élèves de ma division, ces lignes sous lesquelles ma mémoire est tentée de lire quelque nom de célèbre écrivain moderne, et que je vois signées Paul Verlaine ?…

« Lors de nos passages à Bouillon, nous manquions rarement de nous arrêter au presbytère. À cette occasion, le cordial prêtre invitait quelques-uns de ses confrères, tous bons convives et saintes gens. Parfois, il nous menait dans son modeste char-à-bancs, à quelques kilomètres de là, « au château de Carlsbourg », qui avait appartenu à ma tante de Paliseul et que celle-ci, dès veuve, avait vendu comme infiniment trop grand pour elle, et son train forcément restreint, à la congrégation des Écoles chrétiennes, dits Frères ignorantins, braves religieux, modestes et infatigables instituteurs des pauvres, et qui remplissent à présent, plus que jamais, le monde de leurs bienfaits. Ce château, actuellement utilisé comme collège, est un très important bâtiment, le classique château à deux tourelles symétriquement disposées en poivrières, aux deux extrémités de la principale construction. D’immenses jardins, dont une partie convertie en cours de récréation, entourent cette seigneuriale demeure dont j’eusse pu, si l’avaient voulu les destinées, me voir le châtelain !… Au château de « Calcebourg », comme on prononce dans le pays, nous attendait une hospitalité sinon princière, du moins large et de tout cœur. »

Il faudrait plusieurs lourds in-folios pour rassembler tout ce qui a été écrit sur Verlaine ; un très gros volume même ne réunirait que les passages principaux de ces critiques. Beaucoup, qui sont nommés dans la BIOGRAPHIE, ont publié de bonnes pages, que j’ai dû réserver. Je n’ai rappelé que les fragments essentiels, ceux qui, mis en ordre, forment un portrait complet du poète. N’ajouterait-on que les études, préfaces et manifestes inscrits au frontispice des livres nouveaux, et se rattachant à Verlaine ; que les ouvrages l’ayant décrit, dans le texte, avec ou sans son nom ; que les articles des quotidiens, du Figaro jusqu’à l’Éclair : que les essais imprimés dans les revues de la jeunesse, depuis Lutèce que dirigeait Léo Trézenick, jusqu’aux plus récents périodiques littéraires, – que la seule nomenclature de tous ces travaux serait trop pour ce format, et trop pour mon intention. Je n’ai pas voulu dresser un catalogue des contemporains de Paul Verlaine. Il était, seulement, nécessaire de réunir ce qui fut écrit de strictement spécial sur le poète et le bohème (en omettant sciemment les récits passionnants, dont on n’est pas sûr qu’ils ne soient des légendes), avant d’étudier sa nature particulière.

C’est Charles Morice encore qui a écrit : « Verlaine est moderne en héros. Son œuvre et sa vie se confondent en l’action dramatique d’un seul réel personnage aux prises avec des fantômes dans des décors changeants : le poète et les spectres de ses passions. Son œuvre n’est que l’ombre de son âme. »

Laissons donc l’ombre, et voyons l’âme.

Share on Twitter Share on Facebook