De Henry Fouquier :
« Doué d’une forme élégante, classique – oui, classique, – très français, ne cachant pas sa haine de l’internationalisme, le poète des Fêtes galantes appartient non à l’école, mais au groupe de ce qu’on pourrait appeler les poètes lunaires… je ne suis pas fermé au charme des poètes plus recherchés, plus subtils, plus curieux des formes nouvelles ou renouvelées, et qu’on lit per amica silentia lunæ , sans toujours les comprendre bien, mais en se laissant aller, comme au charme d’une lointaine musique, à l’harmonie de leurs vers. Je ne déteste pas, si Latin que je sois, l’inachevé, l’inexpliqué, l’entrevu. Mais foin des pédants qui veulent leur retirer le charme en les achevant, les expliquant, les montrant ! Besogne pleine de périls plus encore pour celui qui en est l’objet que pour celui qui l’entreprend. Qui veut préciser et faire logique le rêve en fait un cauchemar. »
Ceci s’adressait à Michel Abadie, qui, dans la Revue indépendante, analysant un sonnet de Verlaine, répondait surtout, en critique jeune et de foi vive, à l’article paru dans la Revue bleue en 1888 avec la signature d’un autre critique dans toute sa maîtrise rigoureuse, Jules Lemaître. Le débat portait sur le sonnet commençant par ce vers, un des plus cités de Verlaine :
L’espoir luit comme un brin de paille dans l’étable.
En réalité, M. Lemaître avait, pour les lecteurs de la Revue bleue, traduit de préférence l’aspect descriptif, la scène réaliste du poème ; M. Abadie y recherchait plutôt le sens caché : mais il y mettait une vivacité toute juvénile, un peu rude, en certain passage, pour M. Fouquier. Dans sa riposte, M. Fouquier ne montre pas que son sentiment sur Verlaine en ait souffert ; il dit même en une phrase cordiale comment et pourquoi son esprit latin aime se reposer dans la lecture des poètes du charme et de l’harmonie ; il semble un autre ami, plus tiède certes que Morice, et sachant voir les défauts ; un ami raisonnable, c’est-à-dire un camarade du poète-bohème. Mais consultons le Figaro, un an plus tard :
« M. Verlaine fut un lettré de distinction, un assez bon poète de troisième plan peut-être, dont le talent naturel fut gâté par la préciosité et l’obscurité voulues, et qui, trouvant qu’on était trop lent à rendre hommage à son talent, sauta le pas et se proclama du génie. »
Que s’était-il passé ?
Dans l’intervalle, Paul Verlaine étant mort, des amis songeaient à lui élever un monument, quand « l’avidité boutiquière d’un bibliopole inconscient » lança en librairie un livre posthume : Invectives. Cet opuscule portait en couverture le nom de Verlaine ; il s’y trouvait des passages malsonnants adressés à quelques contemporains, dont Fouquier, qui combat dès lors le projet du Monument :
« Voici que ce littérateur, dont on pouvait avec pitié oublier la vie décousue, à qui on pouvait faire grâce de ses erreurs renouvelées, jette à la face de la foule, en s’en allant, comme un défi, un livre où il les rappelle en injuriant ceux qui eurent le triste devoir de les punir. Et on choisit cette heure pour demander que le buste devienne statue, que la glorification, de provinciale, se fasse nationale, et que l’immortalité du Luxembourg soit assurée à qui l’oubli eût été un bienfait !… Qui dit statue dit exemple. Et je m’adresse à M. Poincaré, dont on cite le nom parmi les promoteurs de cette glorification de M. Verlaine. Il occupe, dans le monde politique, une place à part et heureuse. Grand maître de l’Université il y a peu, pouvant le redevenir, il est tenu en haute affection par les lettrés. Nous estime-t-il si peu qu’il pense que nous restions indifférents à l’hommage rendu à un homme dont je le défierais de dire toute l’histoire à son fils ? M. Poincaré inscrira-t-il son nom au socle de l’image glorifiée d’un Antinoüs qui ne fut pas même beau garçon ? »
Lepelletier, dans sa réponse (Écho de Paris, 19 août), disait seulement ceci, pour Verlaine poète : « Vous le traitez de « lettré de distinction, d’assez bon poète de troisième plan » : c’est de la polémique, c’est de la critique. Libre à vous. Chacun porte par la suite devant la postérité le poids de ces téméraires jugements. Racine, pour ne citer qu’un exemple classique, a été, de son temps, qualifié aussi de poète dramatique de troisième ordre ; on le traitait de pion, Shakespeare étant un astre, à l’âge du romantisme, et aujourd’hui on est bien près de le jucher au sommet de l’art théâtral. Question d’époque et de modes d’art. »
Mais Verlaine portera encore quelque temps l’accusation d’avoir vécu, la plupart de ses jours, dans les milieux libres où des haillons drapent l’indépendance. Le bohème qu’il fut, parmi bien d’autres actions, est mort deux fois : peut-être qu’à la deuxième, Henry Fouquier a rendu à Verlaine le suprême service de détruire à jamais tout ce qui formait une nuit mauvaise autour du poète ; la justice ne punit qu’une fois, et Fouquier a frappé sévèrement.