Il est presque sans exemple qu’un être frappé n’ait reçu ensuite quelque consolation ; elle lui vient parfois d’un étranger, d’un inconnu, et toujours produit son effet salutaire là où fut faite la blessure ; mais le plus souvent c’est un ami qui prend ce soin pieux. Henry Bauër, dans un article qui serait à citer tout entier, prend le bohème et le glorifie :
« Fatidique existence de poète destiné à chanter par les larmes et la damnation ! Sublime et misérable Passion de la poésie où l’élu parcourt le calvaire, les yeux fous, la bouche écumante, loqueteux, dégradé et superbe, jusqu’à la mort ! À lire ses trois livres en prose naïfs et doux : Confessions, Mes Prisons, Mes Hôpitaux, on parcourt les trois étapes de sa passion et on comprend… C’est l’amour en rêve extasié du jeune homme pour une belle et pure créature digne de lui, et soudain l’ensorcellement du démon Alcool avec ses fureurs, ses horreurs, puis la fuite, l’aversion de la femme tant aimée, ah ! combien regrettée ! que son culte idéal ne quittera jamais ; c’est, après les coups de folie, l’encellulement de la prison, la solitude, mère du repentir, l’espoir en Dieu, la honte de soi-même, l’affranchissement et la purification par l’hymne admirable de Sagesse ; c’est la station dernière d’épreuve physique, l’asile de l’hôpital pour attendre la mort, la résignation et la sérénité dans les crises de la douleur et de la destruction corporelle.
« Mais cette fatalité d’état, cette prédestination au martyre pour la poésie, cette exception exemplaire, – qui en rechercherait les causes profondes ? Il y a une quinzaine d’années, Edmond Lepelletier, l’ami le plus ancien, le plus sûr et le plus conscient du poète, recevait souvent au journal la visite d’un homme brun, aux yeux inquiets, au visage dur et sombre, à la tenue sordide. Ce compagnon de mauvaise mine attendait souvent en vain l’arrivée de Lepelletier, auquel le lendemain nous ne manquions pas de répéter : « L’homme brun est encore venu ! » Un jour, il nomma son visiteur : « C’est Paul Verlaine, un grand poète ! »
Voici les derniers mots de Henry Bauër : ils sont une des plus belles définitions du Poète : « Il vécut triste, misérable, tourmenté, glorieux, pour l’étonnement et l’admiration des hommes. Il manqua sombrer dans la damnation, et atteignit à l’esprit divin. Il y eut en lui du démon et de l’ange, tellement que le conflit des deux éléments forma le drame le plus extraordinaire et le plus émouvant. L’ange de Sagesse a vaincu ; il nous inspire ses paroles de joie et de réconfort, que nos enfants répéteront à leurs petits enfants. »
J’ajoute qu’ils auront beaucoup à raconter. La moisson des pages écrites sur Verlaine, ou seulement celle de leurs fragments principaux, s’offre si abondante, que j’hésite devant ma tâche. Il y faudrait plusieurs ouvriers, debout avant l’aube, et courbés encore dans le champ, le soleil couché. Que du moins je recueille ici les opinions les plus caractéristiques.
« Tous les critiques de notre temps ont étudié Verlaine », a dit Laurent Tailhade dans une causerie. Il en excepte Francisque Sarcey, mais il ajoute : peut-être… Il conte qu’il dut de connaître Verlaine à Armand Silvestre, fait une longue et pittoresque description des réunions de la jeunesse au Quartier-Latin, jusqu’à l’année 1884 où il vit Verlaine, dont il donne ce portrait :
« Le front dévasté par le génie ou la douleur, plus vieux que son âge, mais la face éclairée par un sourire d’enfant et le clignotement spirituel de ses yeux obliques, Verlaine rappelle à première vue le visage traditionnel de Socrate, avec je ne sais quoi de magnifique et de robuste qui s’impose aux regards fascinés. C’est, sans doute, son beau crâne pareil à la coupole d’un temple, son crâne d’où tant de hautes pensées, de rythmes imprévus s’envolèrent vers le ciel. Dans le buste excellent qu’il en a fait, le sculpteur Auguste de Niederhausern sut dégager merveilleusement le caractère pour ainsi dire sacré de ce visage marqué du signe de la Muse. Son Verlaine rappelle ce satyre de la Légende des Siècles dont les « cils roux laissent passer de la lumière », et qui chante, sur la lyre d’Apollon, « avec des profondeurs splendides dans les yeux. ».
Peu de temps après cette causerie de Tailhade, Charles Maurras, dans une longue et consciencieuse étude, évoquait l’influence d’Arthur Rimbaud sur la poétique de Verlaine. On a beaucoup parlé de cette influence. Peut-être ne fut-elle, dans la vie tourmentée du poète, qu’un accident parmi tant d’autres, mais auquel un peu de mélodrame donna du relief. Voici ce que Charles Maurras en dit de spécial :
« Rimbaud devint promptement le mauvais ange du poète. Il lui ouvrit les portes de son enfer. Il le décida à goûter tout ce que gardent de charme les beautés de décadence et d’arrière-saison. En un mot, il l’orienta dans le sens de la plus parfaite perversion esthétique. Rimbaud, comme Verlaine, avait déjà mordu aux fruits amers de Baudelaire. Il avait médité l’enseignement des Fleurs du Mal et des Paradis artificiels, avec le commentaire, fort lucide, qu’y avait ajouté Gautier… C’est vers ce temps que commença la vie commune de Verlaine et de Rimbaud, et c’est ce que j’ai cru pouvoir appeler leur collaboration ; de là est, en effet, sorti ce que l’on a coutume d’appeler proprement le Verlainisme en poésie… Les conseils, les indications d’Arthur Rimbaud, qui avaient induit Verlaine à faire de la poésie le simple, le libre miroir de la sensibilité, l’avaient aussi déterminé à tenir la nécessité de l’émotion pour unique bien poétique. Il outrait ainsi une des plus dangereuses maximes de Lamartine et de Musset touchant le Pathétique, le Sentiment et la Passion. »
Un an plus tard (Verlaine venait de mourir), Charles Maurras, délaissant l’incident Rimbaud, qui est la plus grosse part de légende dans la vie du poète, notait strictement la personnalité du Maître disparu.
« Il était la parure et la curiosité de tout un âge de poètes. Bien qu’il eût assez de génie pour se passer d’une légende, il eut pourtant cette légende, avec l’honneur d’en avoir forgé presque tous les traits. Voilà cette légende atteinte, la légende du Saturnien, du poète maudit, par la noble publicité donnée à cette mort, par le concours de peuple qui s’est porté à ces obsèques, par les hommages solennels rendus à cette tombe ouverte. Mais la légende peut périr. Elle semblait déjà caduque à plus d’un bon esprit. L’âme charmante et désolée de ce doux poète ne peut périr, à tout le moins, qu’avec nous-mêmes. Elle s’est attachée à l’âme de notre génération. Sans discuter de leur mérite, il est certain qu’une centaine de vers de Paul Verlaine nous est gravée au cœur ».
Autrement, et plus grave, Anatole France écrivait :
« Il ne faut pas juger ce poète comme on juge un homme raisonnable. Il a des idées que nous n’avons pas, parce qu’il est à la fois beaucoup plus et beaucoup moins que nous. Il est inconscient, et c’est un poète comme il ne s’en rencontre pas un par siècle… Il est fou, dites-vous ; je le crois bien. Et si je doutais qu’il le fût, je déchirerais les pages que je viens d’écrire. Certes, il est fou. Mais prenez garde que ce pauvre insensé a créé un art nouveau et qu’il y a quelque chance qu’on dise un jour de lui ce qu’on dit aujourd’hui de François Villon, auquel il faut bien le comparer : C’était le meilleur poète de son temps. »
Jules Lemaître insiste sur la comparaison : « Paul Verlaine ressemble à François Villon, par son esprit et par sa vie, autant que cela est possible et permis de notre temps. Il a de Villon la vie pécheresse (si nous l’en croyons), le cœur tendre, l’âme candide. Que dis-je ? Dans les instants où il est un grand poète, Verlaine me paraît plus spontané, plus ignorant, plus intact de toute discipline, que son frère du XVe siècle… La vingtième partie à peu près des vers qu’il a écrits sont des petits diamants de poésie naturelle, comme involontaire, ni classique, ni romantique, ni parnassienne, ni autre chose ; je dirais presque de poésie anti-littéraire. Il a fait d’adorables petites chansons, et les seuls beaux vers catholiques qui aient été écrits de notre temps. »
D’Émile Zola, c’est un mot d’enthousiasme : « Ah ! certes, si la poésie n’est que la source naturelle qui coule d’une âme, si elle n’est qu’une musique, qu’une plainte ou qu’un sourire, si elle est la libre fantaisie vagabonde d’un pauvre être qui jouit et pleure, qui pèche et se repent, Verlaine est le poète le plus admirable de cette fin de siècle ! »
Pauvreté, poésie, sont les deux termes par lesquels tous ces jugements se résument volontiers ; ils sont de plus énoncés avec une sympathie qui semble naître d’elle-même, toujours pareille chez les plus divers littérateurs : Si la fortune jamais ne visita Pauvre Lélian, l’estime de ses contemporains lui fut d’ordinaire plus fidèle. Il suffit, après ces quelques phrases de ceux qui furent de la génération de Verlaine, de citer aussi le vote de la jeunesse qui, en août 1894, par 77 voix sur 189 réponses à la question : « Quel est celui qui, dans la gloire ainsi que dans le respect des jeunes, va remplacer Leconte de Lisle ? » – proclama Paul Verlaine.