Dans ce qui précède, il est vrai, la doctrine de la réincarnation n’a été étudiée que dans les tribus de l’Australie centrale ; on pourrait donc juger trop étroites les bases sur lesquelles repose notre inférence. Mais d’abord, pour les raisons que nous avons exposées, l’expérience a une portée qui s’étend au-delà des sociétés que nous avons directement observées. De plus, les faits abondent qui établissent que les mêmes conceptions ou des conceptions analogues se rencontrent sur les points les plus divers de l’Australie ou y ont, tout au moins, laissé des traces apparentes. On les retrouve jusqu’en Amérique.
Dans l’Australie méridionale, Howitt les signale chez les Dieri
Si nous passons dans les régions septentrionales, nous trouvons au nord-ouest, chez les Niol-Niol, la pure doctrine des Arunta : toute naissance est attribuée à l’incarnation d’une âme préexistante qui s’introduit dans un corps de femme
Les mêmes idées se retrouvent dans les tribus indiennes de l’Amérique. Chez les Tlinkit, dit Krause, les âmes des trépassés passent pour revenir sur terre et pour s’introduire dans le corps des femmes enceintes de leur famille. « Quand donc une femme, pendant sa grossesse, rêve de quelque parent décédé, elle croit que l’âme de ce dernier a pénétré en elle. Si le nouveau-né présente quelque signe caractéristique qu’avait déjà le défunt, on considère qu’il est le défunt lui-même, revenu sur terre, et on lui donne le nom de ce dernier
La généralité de ces conceptions s’étend naturellement à la conclusion que nous en avons déduite, c’est-à-dire à l’explication que nous avons proposée de l’idée de l’âme. La portée générale en est, d’ailleurs, confirmée par les faits suivants.
Nous savons
D’un autre côté, si notre explication est fondée, le principe totémique, en pénétrant, comme nous le supposons, dans l’individu, doit y garder une certaine autonomie puisqu’il est spécifiquement distinct du sujet en qui il s’incarne. Or c’est précisément ce que Howitt dit avoir observé chez les Yuin : « Que, dans ces tribus, dit-il, le totem soit conçu comme constituant, en quelque manière, une partie de l’homme, c’est ce que prouve clairement le cas du nommé Umbara, dont j’ai déjà parlé. Celui-ci me raconta que, il y a de cela quelques années, un individu du clan des lézards dentelés (lace-lizards) lui envoya son totem tandis qu’il dormait. Le totem pénétra dans la gorge du dormeur dont il mangea presque le totem, lequel résidait dans la poitrine ; ce qui faillit déterminer la mort
Mais voici des faits plus directement démonstratifs. Si l’âme n’est que le principe totémique individualisé, elle doit, au moins dans certains cas, soutenir des rapports plus ou moins étroits avec l’espèce animale ou végétale dont le totem reproduit la forme. Et en effet, « les Geawe-Gal (tribu de la Nouvelle-Galles du Sud) croient que chacun a en soi une affinité pour l’esprit de quelque oiseau, bête ou reptile. Non pas que l’individu soit censé être descendu de cet animal ; mais on estime qu’il y a une parenté entre l’esprit qui anime l’homme et l’esprit de l’animal »
Il y a même des cas où l’âme passe pour émaner immédiatement du végétal ou de l’animal qui sert de totem. Chez les Arunta, d’après Strehlow, quand une femme a abondamment mangé d’un fruit, on croit qu’elle donnera le jour à un enfant qui aura ce fruit pour totem. Si, au moment où elle a senti les premiers tressaillements de l’enfant, elle regardait un kangourou, on croit qu’un ratapa de kangourou a pénétré son corps et l’a fécondée
Aussi l’âme est-elle souvent représentée sous forme animale. On sait que, dans les sociétés inférieures, la mort n’est jamais considérée comme un événement naturel, dû à l’action de causes purement physiques ; on l’attribue généralement aux maléfices de quelque sorcier. Dans un grand nombre de tribus australiennes, pour déterminer quel est l’auteur responsable de ce meurtre, on part de ce principe que, cédant à une sorte de nécessité, l’âme du meurtrier vient inévitablement visiter sa victime. C’est pourquoi on dispose le corps sur un échafaudage ; puis, sous le cadavre et tout autour, on aplanit soigneusement la terre de manière à ce que la moindre marque y devienne aisément perceptible. On revient le lendemain ; si, dans l’intervalle, un animal a passé par là, on en peut facilement reconnaître les traces. Leur forme révèle l’espèce à laquelle il appartient et, de là, on infère le groupe social dont fait partie le coupable. On dit que c’est un homme de telle classe ou de tel clan
Dans d’autres sociétés, où le totémisme est affaibli ou a disparu, l’âme continue cependant à être pensée sous forme animale. Les indigènes du Cap Bedford (Queensland du Nord) croient que l’enfant, au moment où il entre dans le corps de la mère, est un courlis si c’est une fille, un serpent si c’est un garçon. Il ne prend qu’ensuite forme humaine
Mais c’est surtout après la mort que cette nature animale de l’âme se manifeste. Pendant la vie, ce caractère est comme partiellement voilé par la forme même du corps humain. Mais, une fois que la mort l’a mise en liberté, elle redevient elle-même. Chez les Omaha, dans deux au moins des clans du buffle, on croit que les âmes des morts s’en vont rejoindre les buffles, leurs ancêtres