IV

Ainsi la notion d’âme est une application particulière des croyances relatives aux êtres sacrés. Par là se trouve expliqué le caractère religieux que cette idée a présenté dès qu’elle est apparue dans l’histoire et qu’elle conserve encore aujourd’hui. L’âme, en effet, a toujours été considérée comme une chose sacrée ; à ce titre, elle s’oppose au corps qui, par lui-même, est profane. Elle ne se distingue pas seulement de son enveloppe matérielle comme le dedans du dehors ; on ne se la représente pas simplement comme faite d’une matière plus subtile, plus fluide ; mais, de plus, elle inspire quelque chose de ces sentiments qui sont partout réservés à ce qui est divin. Si l’on n’en fait pas un dieu, on y voit du moins une étincelle de la divinité. Ce caractère essentiel serait inexplicable si l’idée d’âme n’était qu’une solution pré-scientifique apportée au problème du rêve : car, comme il n’y a rien dans le rêve qui puisse éveiller l’émotion religieuse, la cause par laquelle on en rend compte ne saurait être d’une autre nature. Mais si l’âme est une partie de la substance divine, elle représente en nous autre chose que nous-mêmes ; si elle est faite de la même matière mentale que les êtres sacrés, il est naturel qu’elle soit l’objet des mêmes sentiments.

Et le caractère que l’homme s’attribue ainsi n’est pas le produit d’une pure illusion ; tout comme la notion de force religieuse et de divinité, la notion d’âme n’est pas sans réalité. Il est bien vrai que nous sommes formés de deux parties distinctes qui s’opposent l’une à l’autre comme le profane au sacré, et l’on peut dire, en un sens, qu’il y a du divin en nous. Car la société, cette source unique de tout ce qui est sacré, ne se borne pas à nous mouvoir du dehors et à nous affecter passagèrement ; elle s’organise en nous d’une manière durable. Elle y suscite tout un monde d’idées et de sentiments qui l’expriment, mais qui, en même temps, font partie intégrante et permanente de nous-mêmes. Quand l’Australien sort d’une cérémonie religieuse, les représentations que la vie commune a éveillées ou a réveillées en lui ne n’abolissent pas d’un seul coup. Les figures des grands ancêtres, les exploits héroïques dont les rites commémorent le souvenir, les grandes choses de toutes sortes auxquelles le culte l’a fait participer, en un mot les idéaux divers qu’il a élaborés collectivement continuent à vivre dans sa conscience et, par les émotions qui y sont attachées, par l’ascendant très spécial qu’ils exercent, ils se distinguent nettement des impressions vulgaires qu’entretient en lui son commerce quotidien avec les choses extérieures. Les idées morales ont le même caractère. C’est la société qui les a gravées en nous, et, comme le respect qu’elle inspire se communique naturellement à tout ce qui vient d’elle, les normes impératives de la conduite se trouvent, en raison de leur origine, investies d’une autorité et d’une dignité que n’ont pas nos autres états intérieurs : aussi leur assignons-nous une place à part dans l’ensemble de notre vie psychique. Bien que notre conscience morale fasse partie de notre conscience, nous ne nous sentons pas de plain-pied avec elle. Dans cette voix qui ne se fait entendre que pour nous donner des ordres et pour rendre des arrêts, nous ne pouvons reconnaître notre voix ; le ton même dont elle nous parle nous avertit qu’elle exprime en nous autre chose que nous. Voilà ce qu’il y a d’objectif dans l’idée d’âme : c’est que les représentations dont la trame constitue notre vie intérieure sont de deux espèces différentes et irréductibles l’une à l’autre. Les unes se rapportent au monde extérieur et matériel ; les autres, à un monde idéal auquel nous attribuons une supériorité morale sur le premier. Nous sommes donc réellement faits de deux êtres qui sont orientés en des sens divergents et presque contraires, et dont l’un exerce sur l’autre une véritable prééminence. Tel est le sens profond de l’antithèse que tous les peuples ont plus ou moins clairement conçue entre le corps et l’âme, entre l’être sensible et l’être spirituel qui coexistent en nous. Moralistes et prédicateurs ont souvent soutenu qu’on ne peut nier la réalité du devoir et son caractère sacré sans aboutir au matérialisme. Et en effet, si nous n’avions pas la notion des impératifs moraux et religieux

L’âme individuelle n’est donc qu’une portion de l’âme collective du groupe ; c’est la force anonyme qui est à la base du culte, mais incarnée dans un individu dont elle épouse la personnalité ; c’est du mana individualisé. Le rêve a bien pu contribuer à déterminer certains caractères secondaires de l’idée. L’inconsistance et l’instabilité des images qui occupent notre esprit pendant le sommeil, leur remarquable aptitude à se transformer les unes dans les autres ont peut-être fourni le modèle de cette matière subtile, diaphane et protéimorphe dont l’âme passe pour être faite. D’autre part, les faits de syncope, de catalepsie, etc., peuvent avoir suggéré l’idée que l’âme était mobile et, dès cette vie, quittait temporairement le corps ; ce qui, par contre coup, a servi à expliquer certains rêves. Mais toutes ces expériences et ces observations n’ont pu avoir qu’une influence accessoire et complémentaire dont il est même difficile d’établir l’existence. Ce qu’il y a de vraiment essentiel dans la notion vient d’ailleurs.

Mais cette genèse de l’idée d’âme n’en méconnaît-elle pas le caractère essentiel ? Si l’âme n’est qu’une forme particulière du principe impersonnel qui est diffus dans le groupe, dans l’espèce totémique et dans les choses de toutes sortes qui y sont rattachées, elle est elle-même impersonnelle à sa base. Elle doit donc avoir, à des différences de degrés près, les mêmes propriétés que la force dont elle n’est qu’un mode spécial, et notamment la même diffusion, la même aptitude à se répandre contagieusement, la même ubiquité. Or, tout au contraire, on se représente volontiers l’âme comme un être concret, défini, tout entier ramassé sur lui-même et incommunicable aux autres ; on en fait la base de notre personnalité.

Mais cette manière de concevoir l’âme est le produit d’une élaboration tardive et philosophique. La représentation populaire, telle qu’elle s’est spontanément dégagée de l’expérience commune, est très différente, surtout à l’origine. Pour l’Australien, l’âme est une très vague entité, aux formes indécises et flottantes, répandue dans tout l’organisme. Bien qu’elle se manifeste plus spécialement sur certains points, il n’en est peut-être pas d’où elle soit totalement absente. Elle a donc une diffusion, une contagiosité, une omniprésence comparables à celles du mana. Comme le mana, elle peut se diviser et se dédoubler à l’infini, tout en restant tout entière dans chacune de ses parties ; c’est de ces divisions et de ces dédoublements que résulte la pluralité des âmes. D’autre part, la doctrine de la réincarnation, dont nous avons établi la généralité, montre tout ce qu’il entre d’éléments impersonnels dans l’idée d’âme et combien ils sont essentiels. Car pour qu’une même âme puisse revêtir une personnalité nouvelle à chaque génération, il faut que les formes individuelles dans lesquelles elle s’enveloppe successivement lui soient toutes également extérieures et ne tiennent pas à sa nature vraie. C’est une sorte de substance générique qui ne s’individualise que secondairement et superficiellement. Il s’en faut, d’ailleurs, que cette conception de l’âme ait totalement disparu. Le culte des reliques démontre que, aujourd’hui encore, pour la foule des croyants, l’âme d’un saint continue à adhérer à ses divers ossements, avec tous ses pouvoirs essentiels ; ce qui implique qu’on se la représente comme capable de se diffuser, de se subdiviser, de s’incorporer simultanément à toute sorte de choses différentes.

De même qu’on retrouve dans l’âme les attributs caractéristiques du mana, des changements secondaires et superficiels suffisent pour que du mana s’individualise sous forme d’âme. On passe de la première idée à la seconde sans solution de continuité. Toute force religieuse qui est attachée, d’une manière attitrée, à un être déterminé, participe des caractères de cet être, prend sa physionomie, devient son double spirituel. Tregear, dans son dictionnaire Maori-Polynésien, a cru pouvoir rapprocher du mot mana tout un groupe d’autres mots, comme manawa, manamana, etc., qui paraissent être de la même famille et qui signifient cœur, vie, conscience. N’est-ce pas dire qu’il doit exister également quelque rapport de parenté entre les idées correspondantes, c’est-à-dire entre les notions de pouvoir impersonnel, et celles de vie intérieure, de force mentale, en un mot, d’âme

C’est d’ailleurs ce qui explique les singulières confusions dont nous avons, chemin faisant, rencontré des exemples. L’individu, l’âme d’ancêtre qu’il réincarne ou dont la sienne est une émanation, son churinga, les animaux de l’espèce totémique, sont, disions-nous, choses partiellement équivalentes et substituables les unes aux autres. C’est que, sous de certains rapports, elles affectent toutes la conscience collective de la même manière. Si le churinga est sacré, c’est à cause des sentiments collectifs de respect qu’inspire l’emblème totémique, gravé sur sa surface ; or le même sentiment s’attache aux animaux ou aux plantes dont le totem reproduit la forme extérieure, à l’âme de l’individu puisqu’elle est elle-même pensée sous les espèces de l’être totémique, et enfin à l’âme ancestrale dont la précédente n’est qu’un aspect particulier. Ainsi tous ces objets divers, réels ou idéaux, ont un côté commun par où ils suscitent dans les consciences un même état affectif, et, par là, ils se confondent. Dans la mesure où ils sont exprimés par une seule et même représentation, ils sont indistincts. Voilà comment l’Arunta a pu être amené à voir dans le churinga le corps commun de l’individu, de l’ancêtre, et même de l’être totémique. C’est une manière de s’exprimer à lui-même l’identité des sentiments dont ces différentes choses sont l’objet.

Toutefois, de ce que l’idée d’âme dérive de l’idée de mana, il ne suit nullement que la première soit d’une origine relativement tardive ni qu’il y ait eu une époque de l’histoire ou les hommes n’auraient connu les forces religieuses que sous leurs formes impersonnelles. Quand, par le mot de pré-animisme, on entend désigner une période historique pendant laquelle l’animisme aurait été totalement ignoré, on fait une hypothèse arbitraire

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