Mais d’où vient que les hommes ont cru que l’âme survivait au corps et pouvait même lui survivre pendant un temps indéfini ?
De l’analyse à laquelle nous avons procédé, il résulte que la croyance à l’immortalité ne s’est nullement constituée sous l’influence d’idées morales. L’homme n’a pas imaginé de prolonger son existence au-delà du tombeau afin qu’une juste rétribution des actes moraux pût être assurée dans une autre vie, à défaut de celle-ci ; car nous avons vu que toute considération de ce genre était étrangère à la primitive conception de l’au-delà.
On ne peut davantage s’arrêter à l’hypothèse d’après laquelle l’autre vie aurait été conçue comme un moyen d’échapper à la perspective angoissante de l’anéantissement. D’abord, il s’en faut que le besoin de survie personnelle ait été si vif à l’origine. Le primitif accepte généralement l’idée de la mort avec une sorte d’indifférence. Dressé à tenir peu de compte de son individualité, habitué à exposer sans cesse sa vie, il y renonce assez facilement
Une explication plus satisfaisante est celle qui rattache la conception d’une vie posthume aux expériences du rêve. Nos parents, nos amis morts nous réapparaissent en songe : nous les voyons agir ; nous les entendons parler ; il était naturel d’en conclure qu’ils continuent à exister. Mais si ces observations ont pu servir à confirmer l’idée, une fois qu’elle fut née, elles ne semblent pas de nature à l’avoir suscitée de toutes pièces. Les rêves où nous voyons revivre des personnes disparues sont trop rares, trop courts et ne laissent d’eux-mêmes que des souvenirs trop vagues pour avoir, à eux seuls, suggéré aux hommes un aussi important système de croyances. Il y a une disproportion marquée entre l’effet et la cause à laquelle il est attribué.
Ce qui rend la question embarrassante, c’est que, par elle-même, la notion d’âme n’impliquait pas l’idée de survie, mais semblait plutôt l’exclure. Nous avons vu, en effet, que l’âme, tout en étant distinguée du corps, passe pourtant pour en être étroitement solidaire : elle vieillit quand il vieillit ; elle subit le contre coup de toutes les maladies qui l’atteignent ; il devait donc paraître naturel qu’elle mourût avec lui. Tout au moins, on aurait dû croire qu’elle cessait d’exister, à partir du moment où il avait définitivement perdu sa forme première, où il ne restait plus rien de ce qu’il avait été. Cependant, c’est juste à partir de ce moment que s’ouvre pour elle une vie nouvelle.
Les mythes que nous avons précédemment rapportés nous fournissent la seule explication qui puisse être donnée de cette croyance. Nous avons vu que les âmes des nouveau-nés étaient ou des émanations d’âmes ancestrales ou ces âmes mêmes réincarnées. Mais pour qu’elles pussent soit se réincarner soit dégager périodiquement des émanations nouvelles, il fallait qu’elles survécussent à leurs premiers détenteurs. Il semble donc bien qu’on ait admis la survie des morts pour pouvoir expliquer la naissance des vivants. Le primitif n’a pas l’idée d’un dieu tout-puissant qui tire les âmes du néant. Il lui semble qu’on ne peut faire des âmes qu’avec des âmes. Celles qui naissent ne peuvent donc être que des formes nouvelles de celles qui ont été ; par suite, il faut que celles-ci continuent à être pour que d’autres puissent se former. En définitive, la croyance à l’immortalité des âmes est la seule manière dont l’homme puisse alors s’expliquer à lui-même un fait qui ne peut pas ne pas frapper son attention ; c’est la perpétuité de la vie du groupe. Les individus meurent ; mais le clan survit. Les forces qui font sa vie doivent donc avoir la même perpétuité. Or ces forces, ce sont les âmes qui animent les corps individuels ; car c’est en elles et par elles que le groupe se réalise. Pour cette raison, il faut qu’elles durent. Il est même nécessaire qu’en durant elles restent identiques à elles-mêmes ; car, comme le clan garde toujours sa physionomie caractéristique, la substance spirituelle dont il est fait doit être conçue comme qualitativement invariable. Puisque c’est toujours le même clan avec le même principe totémique il faut que ce soient les mêmes âmes, les âmes n’étant que le principe totémique fragmenté et particularisé. Il y a ainsi comme un plasma germinatif, d’ordre mystique, qui se transmet de génération en génération et qui fait ou, du moins, qui est censé faire l’unité spirituelle du clan à travers la durée. Et cette croyance, malgré son caractère symbolique, n’est pas sans vérité objective. Car si le groupe n’est pas immortel au sens absolu du mot, il est vrai cependant qu’il dure par-dessus les individus et qu’il renaît et se réincarne à chaque génération nouvelle.
Un fait confirme cette interprétation. Nous avons vu que, d’après le témoignage de Strehlow, les Arunta distinguent deux sortes d’âmes : il y a, d’une part, celles des ancêtres de l’Alcheringa, et, de l’autre, celles des individus qui, à chaque moment de l’histoire, composent réellement l’effectif de la tribu. Les secondes ne survivent au corps que pendant un temps assez court ; elles ne tardent pas à être totalement anéanties. Seules, les premières sont immortelles ; de même qu’elles sont incréées, elles ne périssent pas. Or, il est remarquable que ce sont aussi les seules dont l’immortalité soit nécessaire pour expliquer la permanence du groupe ; car c’est à elles et à elles seules qu’incombe la fonction d’assurer la perpétuité du clan, puisque toute conception est leur œuvre. Les autres n’ont, sous ce rapport, aucun rôle à jouer. Les âmes ne sont donc dites immortelles que dans la mesure où cette immortalité est utile pour rendre intelligible la continuité de la vie collective.
Ainsi, les causes qui suscitèrent les premières croyances relatives à une autre vie furent sans rapports avec les fonctions que les institutions d’outre-tombe devaient remplir plus tard. Mais une fois nées, elles furent vite utilisées pour des fins différentes de celles qui avaient été leurs premières raisons d’être. Dès les sociétés australiennes, nous les voyons qui commencent à s’organiser dans ce but. D’ailleurs, elles n’eurent pas besoin pour cela de subir des transformations fondamentales. Tant il est vrai qu’une même institution sociale peut, sans changer de nature, remplir successivement des fonctions différentes !