Mais la mort n’est pas le seul événement qui puisse troubler une communauté. Il y a, pour les hommes, bien d’autres occasions de s’attrister ou de s’angoisser, et, par conséquent, on peut prévoir que même les Australiens connaissent et pratiquent d’autres rites piaculaires que le deuil. Il est, cependant, remarquable qu’on n’en trouve, dans les récits des observateurs, qu’un petit nombre d’exemples.
Un premier rite de ce genre ressemble de très près à ceux qui viennent d’être étudiés. On se rappelle comment, chez les Arunta, chaque groupe local attribue des vertus exceptionnellement importantes à sa collection de churinga : c’est un palladium collectif au sort duquel le sort même de la collectivité passe pour être lié. Aussi, quand des ennemis ou des blancs réussissent à dérober un de ces trésors religieux, cette perte est-elle considérée comme une calamité publique. Or ce malheur est l’occasion d’un rite qui a tous les caractères d’un deuil : on s’enduit le corps de terre de pipe blanche et on reste au camp pendant deux semaines à pleurer et à se lamenter
Une autre circonstance qui donne lieu à des cérémonies de même nature est l’état de détresse ou se trouve la société à la suite de récoltes insuffisantes. « Les indigènes qui habitent les environs du lac Eyre, dit Eylmann, cherchent également à conjurer l’insuffisance des ressources alimentaires au moyen de cérémonies secrètes. Mais plusieurs des pratiques rituelles qu’on observe dans cette région se distinguent de celles dont il a été précédemment question : ce n’est pas par des danses symboliques, par des mouvements mimétiques ni par des décorations éblouissantes que l’on cherche à agir sur les puissances religieuses ou sur les forces de la nature, mais au moyen de souffrances que les individus s’infligent à eux-mêmes. Dans les territoires du nord, c’est aussi par des tortures, telles que jeûnes prolongés, veilles, danses poursuivies jusqu’à l’épuisement des danseurs, douleurs physiques de toute sorte, que l’on s’efforce d’apaiser les puissances qui sont mal disposées pour les hommes »
C’est surtout pour lutter contre la sécheresse que ces pratiques sont employées. C’est que le manque d’eau a pour conséquence une disette générale. Pour remédier au mal, on recourt aux moyens violents. Un de ceux qui sont en usage est l’extraction d’une dent. Chez les Kaitish, par exemple, on arrache à un individu une incisive que l’on suspend à un arbre
Spencer et Gillen nous décrivent, sous le nom d’Intichiuma, une cérémonie qui pourrait bien avoir le même objet et la même origine que les précédentes : une torture physique est employée pour déterminer une espèce animale à se multiplier. Il y a, chez les Urabanna, un clan qui a pour totem une sorte de serpent appelé wadnungadni. Voici comment procède le chef du clan pour empêcher que cet animal ne vienne à manquer. Après s’être décoré, il s’agenouille par terre, les bras étendus dans toute leur longueur. Un assistant pince entre ses doigts la peau du bras droit et l’opérateur enfonce, à travers le pli ainsi formé, un os pointu, de cinq pouces de long. On traite de même le bras gauche. Cette auto-mutilation est censée produire le résultat désiré
Mais les disettes totales et partielles ne sont pas les seuls fléaux qui puissent s’abattre sur une tribu. D’autres événements se produisent, plus ou moins périodiquement, qui menacent ou paraissent menacer l’existence collective. C’est le cas, par exemple, de l’aurore australe. Les Kurnai croient que c’est un feu allumé dans le ciel par le grand dieu Mungan-ngaua ; c’est pourquoi, quand ils l’aperçoivent, ils ont peur que l’incendie ne s’étende à la terre et ne les dévore. Il en résulte une grande effervescence dans le camp. On agite une main desséchée de mort à laquelle les Kurnai attribuent des vertus variées, et on pousse des cris tels que : « Renvoie-le ; ne nous laisse pas brûler », En même temps, ont lieu, sur l’ordre des vieillards, des échanges de femmes, ce qui est toujours l’indice d’une grande excitation
Sous l’influence de ces idées, les mutilations ou effusions de sang sont parfois considérées comme un moyen efficace pour guérir les maladies. Chez les Dieri, quand il arrive un accident à un enfant, ses proches se donnent des coups sur la tête soit avec un bâton soit avec un boomerang, jusqu’à ce que le sang coule sur leur visage. On croit, par ce procédé, soulager l’enfant de son mal
Tels sont, en dehors du deuil, les seuls cas de rites piaculaires que nous ayons réussi à relever en Australie. Il est probable, il est vrai, que certains ont dû nous échapper et on peut présumer également que d’autres sont restés inaperçus des observateurs. Cependant, si les seuls que l’on ait découverts jusqu’à présent sont en petit nombre, c’est vraisemblablement qu’ils ne tiennent pas une grande place dans le culte. On voit combien il s’en faut que les religions primitives soient filles de l’angoisse et de la crainte, puisque les rites qui traduisent des émotions douloureuses y sont relativement rares. C’est, sans doute, que, si l’Australien mène une existence misérable, comparée à celle des peuples plus civilisés, en revanche, il demande si peu de choses à la vie qu’il se contente à peu de frais. Tout ce qu’il lui faut, c’est que la nature suive son cours normal, que les saisons se succèdent régulièrement, que la pluie tombe, à l’époque ordinaire, en abondance et sans excès ; or les grandes perturbations dans l’ordre cosmique sont toujours exceptionnelles. Aussi a-t-on pu remarquer que la plupart des rites piaculaires réguliers dont nous avons plus haut rapporté des exemples ont été observés dans les tribus du centre où les sécheresses sont fréquentes et constituent de véritables désastres. Il reste, il est vrai, surprenant que les rites piaculaires qui sont spécialement destinés à expier le péché semblent faire presque complètement défaut. Cependant l’Australien, comme tout homme, doit commettre des fautes rituelles qu’il a intérêt à racheter ; on peut donc se demander si le silence des textes sur ce point n’est pas imputable aux insuffisances de l’observation.
Mais, si peu nombreux que soient les faits qu’il nous a été possible de recueillir, ils ne laissent pas d’être instructifs.
Quand on étudie les rites piaculaires dans les religions plus avancées, ou les forces religieuses sont individualisées, ils paraissent être étroitement solidaires de conceptions anthropomorphiques. Si le fidèle s’impose des privations, se soumet à des sévices, c’est pour désarmer la malveillance qu’il prête à certains des êtres sacrés dont il croit dépendre. Pour apaiser leur haine ou leur colère, il va au-devant de leurs exigences ; il se frappe lui-même pour n’être pas frappé par eux. Il semble donc que ces pratiques n’ont pu prendre naissance qu’à partir du moment ou dieux et esprits furent conçus comme des personnes morales, capables de passions analogues à celles des humains. C’est pour cette raison que Robertson Smith crut pouvoir reporter à une date relativement récente les sacrifices expiatoires, tout comme les oblations sacrificielles. Suivant lui, les effusions de sang qui caractérisent ces rites auraient été d’abord de simples procédés de communion : l’homme aurait répandu son sang sur l’autel pour resserrer les liens qui l’unissaient à son dieu. Le rite n’aurait pris un caractère piaculaire et pénal que quand sa signification première fut oubliée et quand l’idée nouvelle qu’on se faisait des êtres sacrés permit de lui attribuer une autre fonction
Mais, puisque l’on rencontre des rites piaculaires dès les sociétés australiennes, il est impossible de leur assigner une origine aussi tardive. D’ailleurs, tous ceux que nous venons d’observer, sauf un
Il agit par les forces collectives qu’il met en jeu. Un malheur paraît-il imminent qui menace la collectivité ? Celle-ci se réunit, comme à la suite d’un deuil, et c’est naturellement une impression d’inquiétude et d’angoisse qui domine le groupe assemblé. La mise en commun de ces sentiments a, comme toujours, pour effet de les intensifier. En s’affirmant, ils s’exaltent, s’enfièvrent, atteignent un degré de violence qui se traduit par la violence correspondante des gestes qui les expriment. Comme à la mort d’un proche, on pousse des cris terribles, on s’emporte, on sent le besoin de déchirer et de détruire ; c’est pour satisfaire ce besoin qu’on se frappe, qu’on se blesse, qu’on fait couler le sang. Mais quand des émotions ont cette vivacité, elles ont beau être douloureuses, elles n’ont rien de déprimant ; elles dénotent, au contraire, un état d’effervescence qui implique une mobilisation de toutes nos forces actives et même un afflux d’énergies extérieures. Peu importe que cette exaltation ait été provoquée par un événement triste, elle ne laisse pas d’être réelle et elle ne diffère pas spécifiquement de celle qu’on observe dans les fêtes joyeuses. Parfois même, elle se manifeste par des mouvements de même nature : c’est la même frénésie qui saisit les fidèles, c’est le même penchant aux débauches sexuelles, signe certain d’une grande surexcitation nerveuse. Déjà Robertson Smith avait remarqué cette curieuse influence des rites tristes dans les cultes sémitiques : « Dans les temps difficiles, dit-il, alors que les pensées des hommes étaient habituellement sombres, ils recouraient aux excitations physiques de la religion, comme, maintenant, ils se réfugient dans le vin. En règle générale, quand, chez les Sémites, le culte commençait par des pleurs et des lamentations comme dans le deuil d’Adonis on comme dans les grands rites expiatoires qui devinrent fréquents pendant les derniers temps — une brusque révolution faisait succéder, au service funèbre par lequel s’était ouverte la cérémonie, une explosion de gaîté et de réjouissances
Un manquement rituel n’agit pas d’une autre manière. Lui aussi est une menace pour la collectivité ; il l’atteint dans son existence morale, puisqu’il l’atteint dans ses croyances. Mais que la colère qu’il détermine s’affirme ostensiblement et avec énergie, et elle compense le mal qui l’a causée. Car si elle est vivement ressentie par tous, c’est que l’infraction commise est une exception et que la foi commune reste entière. L’unité morale du groupe n’est donc pas en danger. Or la peine infligée à titre d’expiation n’est que la manifestation de cette colère publique, la preuve matérielle de son unanimité. Elle a donc réellement l’effet réparateur qu’on lui attribue. Au fond, le sentiment qui est à la racine des rites proprement expiatoires ne diffère pas en nature de celui que nous avons trouvé à la base des autres rites piaculaires : c’est une sorte de douleur irritée qui tend à se manifester par des actes de destruction. Tantôt elle se soulage au détriment de celui-là même qui l’éprouve ; tantôt, c’est aux dépens d’un tiers étranger. Mais dans les deux cas, le mécanisme psychique est essentiellement le même