Un des plus grands services que Robertson Smith ait rendus à la science des religions est d’avoir mis en lumière l’ambiguïté de la notion du sacré.
Les forces religieuses sont de deux sortes. Les unes sont bienfaisantes, gardiennes de l’ordre physique et moral, dispensatrices de la vie, de la santé, de toutes les qualités que les hommes estiment : c’est le cas du principe totémique, épars dans toute l’espèce, de l’ancêtre mythique, de l’animal-protecteur, des héros civilisateurs, des dieux tutélaires de toute espèce et de tout degré. Peu importe qu’elles soient conçues comme des personnalités distinctes ou comme des énergies diffuses ; sous l’une et sous l’autre forme, elles jouent le même rôle et affectent de la même manière la conscience des fidèles : le respect qu’elles inspirent est mêlé d’amour et de reconnaissance. Les choses et les personnes qui sont normalement en rapports avec elles participent des mêmes sentiments et du même caractère : ce sont les choses et les personnes saintes. Tels sont les lieux consacrés au culte, les objets qui servent dans les rites réguliers, les prêtres, les ascètes, etc. — Il y a, d’autre part, les puissances mauvaises et impures, productrices de désordres, causes de mort, de maladies, instigatrices de sacrilèges. Les seuls sentiments que l’homme ait pour elles sont une crainte où il entre généralement de l’horreur. Telles sont les forces sur lesquelles et par lesquelles agit le sorcier, celles qui se dégagent des cadavres, du sang des menstrues, celles que déchaîne toute profanation des choses saintes, etc. Les esprits des morts, les génies malins de toute sorte en sont des formes personnifiées.
Entre ces deux catégories de forces et d’êtres, le contraste est aussi complet que possible et va même jusqu’à l’antagonisme le plus radical. Les puissances bonnes et salutaires repoussent loin d’elles les autres qui les nient et les contredisent. Aussi les premières sont-elles interdites aux secondes : tout contact entre elles est considéré comme la pire des profanations. C’est le type, par excellence, de ces interdits entre choses sacrées d’espèces différentes dont nous avons, chemin faisant, signalé l’existence
Mais en même temps que ces deux aspects de la vie religieuse s’opposent l’un à l’autre, il existe entre eux une étroite parenté. D’abord, ils soutiennent tous deux le même rapport avec les êtres profanes : ceux-ci doivent s’abstenir de tout rapport avec les choses impures comme avec les choses très saintes. Les premières ne sont pas moins interdites que les secondes ; elles sont également retirées de la circulation
Il y a plus ; il arrive très souvent qu’une chose impure ou une puissance malfaisante devienne, sans changer de nature, mais par une simple modification des circonstances extérieures, une chose sainte ou une puissance tutélaire, et inversement. Nous avons vu comment l’âme du mort, qui est d’abord un principe redouté, se transforme en génie protecteur, une fois que le deuil est terminé. De même, le cadavre, qui commence par n’inspirer que terreur et éloignement, est traité plus tard comme une relique vénérée : l’anthropophagie funéraire, qui est fréquemment pratiquée dans les sociétés australiennes, est la preuve de cette transformation
Le pur et l’impur ne sont donc pas deux genres séparés, mais deux variétés d’un même genre qui comprend toutes les choses sacrées. Il y a deux sortes de sacré, l’un faste, l’autre néfaste, et non seulement entre les deux formes opposées il n’y a pas de solution de continuité, mais un même objet peut passer de l’une à l’autre sans changer de nature. Avec du pur, on fait de l’impur, et réciproquement. C’est dans la possibilité de ces transmutations que consiste l’ambiguïté du sacré.
Mais si Robertson Smith a eu un vif sentiment de cette ambiguïté, il n’en a jamais donné d’explication expresse. Il se borne à faire remarquer que, comme toutes les forces religieuses sont indistinctement intenses et contagieuses, il est sage de ne les aborder qu’avec de respectueuses précautions, quel que soit le sens dans lequel s’exerce leur action. Il lui semblait qu’on pouvait ainsi rendre compte de l’air de parenté qu’elles présentent toutes en dépit des contrastes qui les opposent par ailleurs. Mais d’abord, la question n’était que déplacée ; il restait à faire voir d’où vient que les puissances de mal ont l’intensité et la contagiosité des autres. En d’autres termes, comment se fait-il qu’elles soient, elles aussi, de nature religieuse ? Ensuite, l’énergie et la force d’expansion qui leur sont communes ne permettent pas de comprendre comment, malgré le conflit qui les divise, elles peuvent se transformer les unes dans les autres ou se substituer les unes aux autres dans leurs fonctions respectives, comment le pur peut contaminer tandis que l’impur sert parfois à sanctifier
L’explication que nous avons précédemment proposée des rites piaculaires permet de répondre à cette double question.
Nous avons vu, en effet, que les puissances mauvaises sont un produit de ces rites et les symbolisent. Quand la société traverse des circonstances qui l’attristent, l’angoissent ou l’irritent, elle exerce sur ses membres une pression pour qu’ils témoignent, par des actes significatifs, de leur tristesse, de leur angoisse ou de leur colère. Elle leur impose comme un devoir de pleurer, de gémir, de s’infliger des blessures ou d’en infliger à autrui ; car ces manifestations collectives et la communion morale qu’elles attestent et qu’elles renforcent restituent au groupe l’énergie que les événements menaçaient de lui soustraire, et elles lui permettent ainsi de se ressaisir. C’est cette expérience que l’homme interprète, quand il imagine, en dehors de lui, des êtres malfaisants dont l’hostilité, constitutionnelle ou temporaire, ne peut être désarmée que par des souffrances humaines. Ces êtres ne sont donc autre chose que des états collectifs objectivés ; ils sont la société elle-même vue sous un de ses aspects. Mais nous savons, d’autre part, que les puissances bienfaisantes ne se sont pas constituées d’une autre manière ; elles aussi résultent de la vie collective et l’expriment ; elles aussi représentent la société, mais saisie dans une attitude très différente, à savoir au moment où elle s’affirme avec confiance et presse avec ardeur les choses de concourir à la réalisation des fins qu’elle poursuit. Puisque ces deux sortes de forces ont une commune origine, il n’est pas surprenant que, tout en étant dirigées dans des sens opposés, elles aient une même nature, qu’elles soient également intenses et contagieuses, par conséquent interdites et sacrées.
Par cela même on peut comprendre comment elles se transforment les unes dans les autres. Puisqu’elles reflètent l’état affectif dans lequel se trouve le groupe, il suffit que cet état change pour qu’elles changent elles-mêmes de sens. Une fois que le deuil est terminé, la société domestique est rassérénée par le deuil lui-même ; elle reprend confiance ; les individus sont allégés de la pression pénible qui s’exerçait sur eux ; ils se sentent plus à l’aise. Il leur semble donc que l’esprit du mort a déposé ses sentiments hostiles pour devenir un protecteur bienveillant. Les autres transmutations dont nous avons cité des exemples s’expliquent de la même manière. Ce qui fait la sainteté d’une chose, c’est, comme nous l’avons montré, le sentiment collectif dont elle est l’objet. Que, en violation des interdits qui l’isolent, elle entre en contact avec une personne profane, ce même sentiment s’étendra contagieusement à cette dernière et lui imprimera un caractère spécial. Seulement, quand il y parvient, il se trouve dans un état très différent de celui où il était à l’origine. Froissé, irrité par la profanation qu’implique cette extension abusive et contre nature, il est devenu agressif et enclin aux violences destructives ; il tend à se venger de l’offense subie. Pour cette raison, le sujet contagionné apparaît comme envahi par une force virulente et novice, qui menace tout ce qui l’approche ; par suite, il n’inspire qu’éloignement et répugnance ; il est comme marqué d’une tare, d’une souillure. Et cependant, cette souillure a pour cause ce même état psychique qui, dans d’autres circonstances, consacrait et sanctifiait. Mais que la colère ainsi soulevée soit satisfaite par un rite expiatoire et, soulagée, elle tombe ; le sentiment offensé s’apaise et revient à son état initial. Il agit donc, de nouveau, comme il agissait dans le principe ; au lieu de contaminer, il sanctifie. Comme il continue à contagionner l’objet auquel il s’est attaché, celui-ci ne saurait redevenir profane et religieusement indifférent. Mais le sens de la force religieuse qui paraît l’occuper s’est transformé : d’impur, il est devenu pur et instrument de purification.
En résumé, les deux pôles de la vie religieuse correspondent aux deux états opposés par lesquels passe toute vie sociale. Il y a entre le sacré faste et le sacré néfaste le même contraste qu’entre les états d’euphorie et de dysphorie collective. Mais parce que les uns et les autres sont également collectifs, il y a, entre les constructions mythologiques qui les symbolisent, une intime parenté de nature. Les sentiments mis en commun varient de l’extrême abattement à l’extrême allégresse, de l’irritation douloureuse à l’enthousiasme extatique ; mais, dans tous les cas, il y a communion des consciences et réconfort mutuel par suite de cette communion. Le processus fondamental est toujours le même ; seules, les circonstances le colorent différemment. C’est donc, en définitive, l’unité et la diversité de la vie sociale qui font, à la fois, l’unité et la diversité des êtres et des choses sacrées.
Cette ambiguïté, d’ailleurs, n’est pas particulière à la seule notion du sacré ; on trouve quelque chose de ce même caractère dans tous les rites qui viennent d’être étudiés. Certes, il était essentiel de les distinguer ; les confondre eût été méconnaître les multiples aspects de la vie religieuse. Mais d’un autre côté, si différents qu’ils puissent être, il n’y a pas entre eux de solution de continuité. Tout au contraire, ils chevauchent les uns sur les autres et peuvent même se remplacer mutuellement. Nous avons déjà montré que rites d’oblation et de communion, rites mimétiques, rites commémoratifs remplissent souvent les mêmes fonctions. On pourrait croire que le culte négatif, tout au moins, est plus nettement séparé du culte positif ; et cependant, nous avons vu que le premier peut produire des effets positifs, identiques à ceux que produit le second. Avec des jeûnes, des abstinences, des auto-mutilations, on obtient les mêmes résultats qu’avec des communions, des oblations, des commémorations. Inversement, les offrandes, les sacrifices impliquent des privations et des renoncements de toute sorte. Entre les rites ascétiques et les rites piaculaires, la continuité est encore plus apparente : les uns et les autres sont faits de souffrances, acceptées ou subies, et auxquelles est attribuée une efficacité analogue. Ainsi, les pratiques, tout comme les croyances, ne se rangent pas en des genres séparés. Si complexes que soient les manifestations extérieures de la vie religieuse, elle est, dans son fond, une et simple. Elle répond partout à un même besoin et dérive partout d’un même état d’esprit. Sous toutes ses formes, elle a pour objet d’élever l’homme au-dessus de lui-même et de lui faire vivre une vie supérieure à celle qu’il mènerait s’il obéissait uniquement à ses spontanéités individuelles : les croyances expriment cette vie en termes de représentations ; les rites l’organisent et en règlent le fonctionnement.