À Monsieur Foucher.

La Miltière, 12 mai 1825.

Mon cher papa,

Le messager envoyé par mon père à Blois est de retour. Il nous rapporte l’aimable lettre de maman à son Adèle, que nous avons lue en famille, et une lettre fort cordiale de Victor Foucher, qui nous fait aussi beaucoup de plaisir. Nous nous attendions également à recevoir la croix de la Légion d’honneur et les papiers, etc., que vous nous avez annoncés pour le commencement de cette semaine. Notre espérance est frustrée de ce côté, et mon père désirerait que vous eussiez la bonté de passer encore une fois à la Légion, pour presser cet envoi. Car ma place est retenue pour le 19 au matin, et si nous ne recevions pas tout cela au moins le 18, je courrais grand risque de ne pouvoir porter la décoration au sacre, ce qui serait inconvenant.

Je sens, mon excellent père, combien je vous donne de peines, et je suis pénétré d’une vive reconnaissance de toutes vos bontés. La lettre de maman Foucher est bonne comme elle : elle est remplie de détails qui nous intéressent. Nous sommes enchantés des progrès de Juju autant que de ceux de Didine ; quand nous serons de retour à Paris, ces deux enfants seront l’objet de nos curiosités réciproques, et nous en aurons de longs récits à nous faire.

Voudriez-vous bien ajouter encore à tous vos soins paternels celui de payer nos contributions dont le papier a été remis à maman. Nous vous rembourserons cette petite somme, bien entendu.

Maman nous apprend que la chambre à Reims est louée 350 francs et qu’on cherche une quatrième personne. Est-ce pour la voiture ou pour le logement ? Vous me disiez dans votre dernière que Beauchêne s’occupait de la fabrication de mon habit. Comment a-t-il eu ma mesure ? Il faudra sans doute les culottes, bas, souliers à boucles, épée d’acier, chapeau à ganse d’acier et plumes. En quel métal doivent être les boucles de la culotte et des souliers ? Faudra-t-il les jabots et les manchettes ?

Nous sommes désolés de la mauvaise santé de Mlle Jeanne. Parlez de nous à la bonne Mme Deschamps. M. Deschamps m’a écrit une charmante lettre. Veuillez l’en remercier en attendant que je le fasse moi-même. Il faut que notre tante Asseline se soigne un peu, et j’espère la retrouver tout à fait rétablie. Faites-lui bien nos amitiés ainsi qu’à son mari.

Paul a dû recevoir aujourd’hui une lettre de moi, la première que j’aie écrite à la Miltière. Celle-ci est la seconde. Je vais écrire la troisième à Ch. Nodier.

Adieu, mon cher et bon père ; papa et son excellente femme, mon Adèle et sa petite Didine aux joues fermes, vous embrassent ainsi que maman Foucher, et je me joins à eux de cœur. Vous ne sauriez croire comme on parle de vous en Sologne à l’heure qu’il est.

Votre fils tendrement dévoué,

Victor.

Comment se porte François ? Mon portier a-t-il reçu quelques lettres depuis notre départ ? J’en reçois une bien paternelle de M. de La Rivière.

Mille remerciements à MM. Vénot, Pichot, et tutti quanti.

Madame Victor Hugo,
chez le général comte Hugo, à Blois.

Me voici à Orléans, mon Adèle, et avant de dîner, avant de me reposer, avant même de m’asseoir (car je suis debout), je veux t’écrire. Tu recevras cette lettre inattendue demain, et c’est une grande joie pour moi au milieu de toute ma tristesse que de penser au plaisir que ce papier te fera. Et puis, j’ai vraiment le cœur si plein de douleur, qu’un peu d’épanchement me fera du bien, mon Adèle. Tu ne saurais croire combien, depuis que je t’ai quittée, bien-aimée, le temps me semble long et la distance énorme. Je ne pense qu’avec un grand abattement aux quatorze lieues qui me séparent déjà de toi, aux huit heures que je viens de passer sans te voir. Que sera-ce donc demain ? que sera-ce après-demain, et après ? et après ? Vraiment, mon Adèle, ma bien-aimée Adèle, prie Dieu qu’il me donne du courage, j’en ai besoin, et ces quinze jours me font l’effet de l’éternité.

Mais je m’aperçois qu’au lieu de te fortifier, c’est moi qui suis faible, et que je t’attriste au lieu de te consoler. Pardonne-moi, Adèle, c’est une chose bien affreuse que de se trouver seul, isolé, environné de visages froids, curieux ou indifférents, sans autre ami que sa bourse, comme je suis en ce moment, lorsqu’on a pris la douce habitude de trouver partout ton sourire tendre et ton regard consolateur.

Je serai demain à Paris, et je t’écrirai sur-le-champ. Aie bien du courage, mon adorée, nourris bien ta petite Didine, qui n’est pas plus ange que toi, donne-lui une ou deux dents pour mon retour, embrasse-la mille fois, embrasse mon excellent père et son excellente femme, je ferai la même commission pour toi dans le même moment à Paris.

Nous avons très bien fait la route jusqu’ici. Les chemins sont superbes, le temps beau quoique froid. Je n’aurai pas chaud cette nuit, mais je penserai à toi, et je brûlerai.

Écris-moi dès demain, à Paris ; je t’enverrai de Paris mon adresse à Reims.

Que tous ces honneurs sont tristes. Bien des gens m’envient ce voyage, et ils ne savent pas combien je suis malheureux de ce bonheur qui me fait des jaloux.

Adieu, chère ange, adieu, mon Adèle, porte-toi bien. Je t’embrasse bien tendrement de bien loin. Ne pleure pas ; ne gâte pas tes jolies joues. Je veux te retrouver fraîche et grasse en arrivant.

Dis à mon père que l’on m’a demandé en route si j’allais rejoindre mon corps, etc. Tout cela à cause du ruban.

Adieu encore, et encore mille baisers et mille caresses.

Ton Victor.

Ouvre mes lettres s’il en vient, et donne-m’en l’analyse en quelques mots. Adieu, adieu encore.

Orléans, 19 mai, 4 heures après-midi

À Madame Victor Hugo,
chez Monsieur le général comte Hugo, Blois.

Paris, vendredi 20 mai, 7 h. 1/2 du matin.

Tu n’as pas encore lu ma première lettre, mon Adèle bien-aimée, au moment où je commence cette seconde. Me voici à Paris, j’ai déjeuné avec tes bons parents que j’ai retrouvés toujours les mêmes, me soignant ici, comme les miens te soignent là-bas. J’ai encore le bruit de la diligence dans les oreilles, je suis moulu et étourdi par cette rude voiture, mais il ne m’est pas malaisé de rassembler mes pensées pour t’écrire : elles se réduisent à une seule, toi ! et toujours toi, et toujours toi ! C’est toi qui m’as tenu compagnie dans mon insomnie de cette nuit ; c’est toi qui m’as entretenu au milieu de ces monotones et insipides conversations de voyage ; c’est toi qui m’as donné le courage de me séparer de toi, et me conserveras ma force durant cette éternelle absence. Ne lis tout ce que je t’écris qu’à nos bons parents ; d’autres pourraient trouver notre chagrin ridicule, et il est inutile de les faire rire de ce qui nous fait souffrir.

Notre voyage a été bon, quoique toutes les dispositions pour mes places eussent été mal prises, et que je me sois toujours trouvé rangé où je ne devais pas être, par suite de la bêtise de cette hôtesse de Blois. Je ne me ressens plus du froid et presque plus de la fatigue, mais la tristesse et l’ennui me restent, et vont s’accroissant. Si je suis inspiré au sacre, ce ne sera pas par ma muse gaie. Je trouve ici force lettres, paquets, papiers, livres, etc. Je t’envoie ci-inclus la lettre de Soumet, elle te fera plaisir ainsi qu’à mon excellent père. Conserve-la bien. J’ai trouvé aussi une félicitation bien aimable de Villemain, datée du 27 avril ; il m’invite à dîner pour le 1 er mai dernier, et me recommande de ne pas lui faire faute. Tu vois s’il a dû m’attendre longtemps. Je vais lui écrire pour lui expliquer mon absence et mon silence, et j’irai le voir.

Il faut que je te quitte, mon ange adoré, les mille et une affaires m’appellent. Je vais commencer mes courses. J’ai remis la note à ta bonne mère qui t’embrasse avec ta Didine bien tendrement, mais non autant que moi. Ton bon père se joint à nous, il est toujours gai, cordial et spirituel, comme le mien ; mais chacun à sa manière. Embrasse pour moi mon noble et charmant père, et celle qui ne fait qu’une chair et qu’un cœur avec lui. Je te recommande bien à leurs tendres soins. Il faut que tu sois mieux avec eux qu’avec moi. Ils sont si bons que cela ne leur sera pas difficile.

Je t’écris dans notre chambre nuptiale, dont le séjour me fait encore plus sentir mon veuvage. Tout m’est redevenu étranger ici depuis que tu me manques. En entrant dans Paris, je l’ai admiré comme un provincial. Il me semblait que ce n’était pas mon pays. C’est toi qui es ma patrie.

Écris-moi tous les jours.

Ton Victor.

Écris-moi ici une lettre, et toutes les autres poste restante à Reims. Je dîne dimanche chez Mme Duvidal, qui arrange le petit portrait et travaille à celui de Juju. Juju est embellie. Prie papa d’écrire à Victor Foucher pour le remercier de l’envoi de son livre. Quatre lignes affectueuses suffiront.

À Madame Victor Hugo,
chez Monsieur le général comte Hugo, Blois.

Paris, 21 mai.

Voici mon seul moment heureux dans tout le jour, mon Adèle. Je vais m’entretenir avec toi et oublier un instant peines, fatigues, chagrins et embarras. Tu es là, présente à ma pensée, sans que rien vienne me distraire de toi. Tu verras ce papier, tu le toucheras, il me devancera près de toi de douze ou treize jours, c’est comme un messager auquel tu vas faire mille questions. Il est bien heureux !

Je suis donc ici depuis hier matin, et je vais te rendre compte de l’emploi de mon temps. En arrivant j’ai trouvé ton père et ta mère au lit ; Paul m’a sauté au cou, et les mille interrogations ont commencé. Nous avons déjeuné, ton papa m’a fait de la sauce de homard ; le café et la crème étaient excellents. Après déjeuner, je t’ai écrit la lettre que tu recevras aujourd’hui. Comme je revenais de la mettre moi-même à la poste, Mlle Julie montait me voir. Je me suis habillé, et je suis descendu à son atelier, où l’interrogatoire a recommencé. Comment se porte Adèle ? et Didine ? et le général ? et sa femme ? Cette excellente amie nous chérit tous comme une famille. Elle m’a montré le portrait de Didine qui est presque achevé et délicieux, celui de Juju qui est commencé sur une grande toile à tableau ; je pense qu’elle en fera un petit pour le pendant. Ta maman me l’assure. Juju est bien ressemblante et fort jolie. Sa ronde figure s’est allongée, et elle a pris un air de petite femme. En sortant de chez Mlle Duvidal (où nous dînons dimanche) j’ai été de mon pied voir Beauchêne. Destains et Jules Maréchal m’ont félicité. Beauchêne m’a montré mon habit qui va bien ; il est fort laid et très à la mode. Il me reste à faire faire la culotte, à louer ou acheter l’épée. Il y avait beaucoup de monde et je ne suis pas entré chez M. de La Rochefoucauld. Abel était chez Beauchêne. J’ai embrassé ce bon gros frère pour tout le monde. Il est toujours dans les cabriolets courant après les six millions, qu’il espère attraper. Puis je suis allé chez Soumet, qui est toujours tendre et bon, comme tu sais ; il m’a offert sa culotte. Il m’a reconduit par les Tuileries jusqu’à l’entrée de la rue du Bac. J’ai été toucher ma pension à l’Intérieur où mon ruban a été félicité. — Après quoi je suis allé chez Adolphe et chez Mme Dumesnil, qui n’y étaient ni l’un ni l’autre. J’ai commandé une paire de bottes, une de souliers, une d’escarpins, j’aurai tout cela dimanche soir. En revenant, je suis entré chez notre portier qui m’a remis entre autres noms celui de l’abbé de Lamennais. Il ne faut pas oublier de te dire que j’ai vu aussi Rabbe, qui me charge de mille respects et amitiés pour nos bons parents de Blois et toi. Abel et Beauchêne ont dîné avec nous. Après le dîner je n’ai pas voulu aller au spectacle avec ta famille. Cela eût été trop triste sans toi. J’ai été voir Charles Nodier. Ce pauvre ami vient de perdre sa belle-mère. Toute la maison est noire. Cependant j’ai tâché d’égayer ces dames, moi qui ne suis guère gai. Notre bon Nodier m’avait attendu toute la journée, sachant que j’arrivais, d’abord à déjeuner, puis à dîner. Il est comme moi dans les embarras d’argent. Il ne paraît pas qu’on nous en donne avant le voyage. Nous partons mardi matin, avec Alaux, le peintre. La voiture (aller et retour) coûtera 400 francs. Si nous avons la chambre de Taylor, nous l’aurons gratis. Autrement nous trouverons ce que nous pourrons, et nous payerons ce qu’on voudra. Il paraît que nous serons très bien pour voir la cérémonie. Nos places sont peut-être, dit-on, les meilleures de toutes. Nous ne serons que deux jours en route, et même nous arriverons de bonne heure mercredi. Je dois aller revoir Nodier lundi matin et lui porter mes effets.

Je suis rentré hier soir à onze heures, après avoir été chercher ta mère au spectacle. J’ai dormi cette nuit à force de fatigue, et je t’ai vue dans tous mes rêves. Cette nuit a été bien triste, c’est la première que je passe loin de toi, dans un lit quelconque. Ce matin, je viens de voir notre excellent abbé de Lamennais qui est toujours dans ses maudites affaires. Il m’a demandé bien affectueusement de tes nouvelles, m’a beaucoup parlé de ma Didine, et a été charmant comme à son ordinaire. Je verrai aujourd’hui M. de La Rochefoucauld. Je commanderai ma culotte. Tout cela va me forcer de te quitter déjà. Ta pauvre tante est bien malade. Mlle Zoé se porte, dit-on, fort bien. Mlle Justine est aux sacrements. M. et Mme Deschamps, M. et Mme François te font mille amitiés et mille hommages, ainsi qu’à nos chers parents.

Si le vicomte ne me donne pas d’argent, ton père m’en prêtera et se payera sur le remboursement.

Adieu, chère Adèle, adieu, bien-aimée. Qu’il m’en coûte de fermer déjà cette lettre ! Quand donc en recevrai-je une de toi ?

Tes bons parents sont aux petits soins pour moi. Ils t’embrassent, et ta Didine, et nos parents. Dis à mon bon père qu’il ne se fatigue pas trop aux travaux de tête, et qu’il se promène. Mille hommages à Mme Brousse. Embrasse ton père et u mère de Blois. Tu sais comme je t’aime ! Adieu pour aujourd’hui.

À Madame Victor Hugo.

Paris, 11 mai, midi et demi.

Je rentre triste et abattu comme à mon ordinaire, et je trouve ta lettre du 19 mai. Quel bonheur ! Mais comment n’en ai-je encore que du 19, mon Adèle bien-aimée ? Elle a dû être mise à la poste le 20 et aurait dû arriver hier, je devrais aujourd’hui en avoir une du 20. Sais-tu qu’il y a quatre jours et trois nuits que nous sommes séparés ! Que le temps est long ! et qu’il me tarde de savoir ce que tu fais depuis l’éternité que je ne t’ai vue ! Comme tout est désert autour de moi maintenant que tu n’es plus là ! Quelle force nous avons eue, chère amie, et quelle force il nous faut encore. Tu dois recevoir en ce moment même ma troisième lettre, et je n’en ai encore qu’une de toi ! vois combien je suis malheureux ! J’espère encore en recevoir une demain, puis je n’aurai plus de bonheur jusqu’au 26, jour de notre arrivée à Reims. Tu sais que nous partons après-demain mardi matin. J’espère trouver à Reims un gros paquet de tes lettres tendres et douces qui me font tant de bien et dont ton cœur d’ange a le secret.

Garde cette pauvre Augustine, mon Adèle, tu as raison, c’est une bonne action, à laquelle ta bonne mère de Blois sera charmée de s’associer. Garde cette pauvre orpheline, nous l’emmènerons puisqu’elle est dévouée et reconnaissante. Cela est trop rare pour ne pas se récompenser. Ensuite tout cela s’arrangera du mieux qu’on pourra. Garde-la, mais dis-lui tout ce qui peut lui faire sentir ce qu’elle te doit et lui donner du zèle et du soin.

Ne te tourmente pas, mais ne te contiens pas. Si tu as envie de pleurer, pleure. Les larmes qui restent font du mal, celles qui coulent font du bien. Je voudrais bien, moi, pouvoir et savoir pleurer. Mais j’ai toujours le cœur gonflé parce que j’ai toujours les yeux secs.

Tes bons parents continuent à m’entourer d’attentions. Remercie bien les miens pour moi. Dis à mon excellent père combien je le reconnais à cette bouteille qui ne doit se vider qu’à ma santé. Dis à sa femme que tout le monde ici l’aime et a raison. Nous parlons toujours de Blois ; Mlle Duvidal me disait hier, à propos de mon père, que rien n’était plus noble et plus vénérable au monde qu’un vieux soldat qui avait conquis son haut rang par de hautes actions et de grands talents. C’est aussi mon opinion, mais j’ai été heureux de l’entendre sortir de cette âme élevée et généreuse. J’ai été heureux de voir parler de mon illustre père comme j’en parle moi-même, comme j’en parlerai toujours, comme la postérité en parlera.

Je reprends mon journal. J’ai vu hier M. de La Rochefoucauld qui a été fort aimable et m’a donné rendez-vous à Reims. M. de Cailleux sera notre quatrième compagnon de voyage. Il m’a dit faire ce voyage pour être avec moi. J’ai voulu voir le ministre de la Guerre ; il était à la Chambre. Son secrétaire me donnera les renseignements que je voulais demander au ministre. Du ministère, mon cabriolet m’a conduit chez mon tailleur auquel j’ai commandé ma culotte. En passant devant le Palais-Royal j’ai vu Ladvocat, qui court déjà après l’ode future. Je ne sais encore ce que j’en ferai, si je la fais. Ma troisième édition s’avance. Les gravures nous retardent. J’ai été chez Villemain. Sa mère m’a offert pour toi une fenêtre sur le passage du roi. Hélas, chère amie, comme cette offre m’a attristé ! — J’ai terminé mes courses du jour par mon imprimeur, toujours occupé du titre et de la couverture. Je crains de ne pouvoir rapporter cette troisième édition à Blois. Ladvocat voudrait publier l’ode en même temps à part, avec notes, préface et bagage. Il la ferait insérer partiellement dans tous les journaux, qui sont, m’a-t-il dit, fort bien pour moi maintenant. Voilà des projets. Pourvu qu’ils ne me retardent pas, c’est tout ce que je demande au bon Dieu, et je l’espère.

Ton père, à mon retour, m’a remis un billet de mille francs qu’il a emprunté à la caisse d’un de ses amis. Ainsi me voilà lesté. Biscarrat a dîné avec nous, et le soir nous avons fait avec MM. Paulin, François, Carlier, etc., l’écarté du samedi. Que tout cela est triste !

Ce matin, j’ai visité notre appartement où tout est en fort bon état. J’ai vu Mme Devéria. Ses fils étaient sortis, et j’ai déposé chez eux les crachats, etc., de papa. Tout cela est bien recommandé. M. Louis Decleu m’a apporté l’épée de son père dont la poignée est fort belle. Mais je serais obligé pour m’en servir de changer le fourreau et le ceinturon. Cela vaut-il mieux que d’en louer ou acheter une ? Il est embarrassant de concilier la représentation et l’économie. Car je dois être économe, ce ne sont pas mes deniers. Je serai pourtant encore obligé de changer les boutons de l’habit que Beauchêne vient de m’envoyer.

Je ne me sens plus d’aucune fatigue, mais je suis toujours triste. C’est une maladie qui durera encore douze jours. Il faut prendre son parti, mais qu’il est difficile de vivre sans toi, même peu de jours, mon Adèle adorée !

Adieu, tout est ici dans le même état. Tout le monde t’embrasse. Baise mille fois ma Didine. Ta lettre est bien douce ; écris-moi toujours. J’ai mis un baiser sur ton baiser et sur ta larme.

Adieu, ange. Je crains que ma lettre de demain ne soit bien courte. C’est demain qu’il faut emballer et charger. J’ai rendez-vous chez Lamennais à dix heures et chez Nodier à onze. Devéria viendra à neuf heures. Je me lèverai de bonne heure pour t’écrire, si François me laisse ma matinée. Adieu, mon Adèle ; adieu, ma Didine.

Il est inutile de te dire d’embrasser nos chers parents, c’est de fondation.

À Madame Victor Hugo.

23 mai, 1 heure après-midi.

Je t’écris, mon Adèle, sur la table et avec la plume de Nodier. Je viens de déjeuner avec cet excellent ami, et Rabbe, et Soulié, qui t’envoie un œillet, et Taylor, qui te prépare un dessin. Nous avons arrangé définitivement notre affaire. Nous partons demain à six heures du matin. Ne t’inquiète de rien ; tout sera prêt, costume, jabot, linge, épée, etc. Hier j’ai dîné chez Mlle Julie, dont c’était la fête. Nous avons bu à ta santé. Mon Adèle ! que je t’aime ! J’ai encore mille choses à disposer. Il faut faire mes malles. Adieu. Embrasse ma Didine sur ses joues brunies, embrasse-la mille fois. Embrasse tes bons parents de Blois. J’ai mille fois baisé ta lettre. Qu’elle m’est précieuse ! Qu’elle est belle ! Qu’elle est éloquente de douleur et de tendresse ! J’en aurai encore une aujourd’hui, j’espère, et je vais rentrer pour la trouver. Adieu, adieu ! Toujours triste !

Ton Victor Hugo.

J’espère pouvoir t’écrire demain en route. Adieu, mon ange adoré.

À Madame Victor Hugo.

Paris, 24 mai.

Il est cinq heures du matin, mon ange bien-aimée. Dans une heure j’aurai quitté Paris, et je ne puis le quitter sans t’écrire encore. Je détache une feuille de mon livret de route qui va revenir à Blois plus tôt qu’elle ne s’y attendait. Voilà un bonheur sur lequel je ne dois pas compter. (Cela ne veut pas dire que je ne serai pas de retour à l’époque que nous espérons. Ne te tourmente pas surtout.)

Tu dors en ce moment, Adèle ; es-tu du moins en rêve près de moi ? Je ne sais ce que mes lettres te causent de plaisir, mais pourquoi m’as-tu sevré des tiennes ? J’aurais pu en avoir une hier, pourquoi ne l’ai-je point eue ? Il faut donc remettre ce bonheur à Reims, et je ne saurais plus avoir quelque joie maintenant qu’en m’éloignant encore de toi.

Reims ! je ne sais ce que j’y ferai. Est-ce que je pourrai penser à autre chose qu’à mon Adèle absente et qui pense à moi ?

Donne-moi beaucoup de détails sur Blois. Je te donne aussi tous ceux que j’ai le loisir d’écrire. Le reste sera pour nos longues conversations. Mlle Duvidal a dîné hier avec nous et nous avons bu à mon Adèle et à sa Didine. Mlle Zoé, qui est charmante et que j’aime parce qu’elle t’aime, m’a bâti un col et m’a chargé de te dire qu’elle te remplaçait (en cela seulement, bien entendu). Le soir, j’ai porté mes effets chez Nodier, et j’y vais retourner maintenant ; c’est le lieu de départ. Quand je reviendrai, je t’apporterai la fameuse traduction anglaise de Han d’Islande, avec d’admirables gravures à l’eau-forte de Cruikshank. L’effet n’en est pas agréable, mais elles sont terribles.

Adieu, Adèle, je vais donc voyager encore. À quoi bon voyager ? N’ai-je pas rencontré déjà le bonheur ? En quelle terre, en quel ciel trouverais-je un ange comme toi ?

Adieu, mille caresses à toi et à ma Didine, à qui je recommande bien de ne pas crier la nuit.

Ton Victor Hugo.

Tu dois recevoir une lettre tous les jours. Je tâcherai qu’il en soit toujours ainsi. Pourtant, compte que je puis être deux jours en route. Nous n’arrivons qu’après-demain matin. Nous coucherons.

Tout le monde ici t’embrasse et te charge d’embrasser ton père et ta mère des bords de la Loire.

À Madame Victor Hugo.

Villers-Cotterets, 25 mai, 7 heures du matin.

Je t’écrivais avant-hier, mon Adèle, sur le papier et la table de Nodier, je t’écris aujourd’hui sur le pupitre et avec le papier de notre aimable compagnon de voyage Cailleux. Nous sommes à Villers-Cotterets, où nous arrivons après deux heures et demie de marche. Nous avons passé la nuit sur quatre lits improvisés dans le village de Létignon, où ce mauvais coucher et une mauvaise soupe nous ont coûté dix-neuf francs. Nodier est souffrant, et Alaux a depuis hier un mal de cœur implacable ; ils sont toujours bons et gais ; M. de Cailleux et moi sommes les seuls bien portants. Tout est hors de prix sur cette route. Tout est encombré. Les auberges sont inondées de voyageurs et les routes de voitures. Ceux qui arrivent les derniers ont moins que des os. C’est comme une nuée de sauterelles qui brûle tout. Ne te tourmente pourtant pas, chère amie ; notre ruban, notre quadruple voix d’homme, et notre bonne mine, avec l’aide de Dieu et de notre bourse, ne nous laisseront manquer de rien.

J’approche de Reims avec une joie inexprimable. J’y trouverai des lettres de mon Adèle bien-aimée. Quelle joie !

Adieu, mon ange adoré, je n’ai qu’une demi-heure pour t’écrire et déjeuner. Je voudrais bien ne pas déjeuner et passer tout ce temps à t’écrire, mais nos amis me pressent et m’attendent. Qu’il est triste, mon Adèle bien-aimée, de me séparer de toi, moi qui n’ai plus d’autre bonheur que celui de t’écrire. Je ne sais plus ce que trace ma plume. J’ai le cœur plein. Adieu. Tous nos amis boivent à ta santé, et Charles Nodier, notre excellent Charles, me charge de ses plus tendres hommages pour toi et de mille respects pour mon bon père. Embrasse-le bien, ainsi que sa femme, dont les soins maternels remplacent les miens.

Je te donne mille baisers. Adieu, bien-aimée ! Embrasse sur ses deux joues le petit pipi à papa.

Ton Victor.

À Madame Victor Hugo.

Reims, 27 mai, 7 heures du matin.

Par où commencerai-je, bien-aimée ? par la joie que m’ont faite tes lettres, ou par mon arrivée à Reims ? Tu es bien curieuse d’avoir des détails sur mon voyage, et moi bien impatient de te dire à quel point tes lettres me rendent heureux au milieu de ma tristesse. Chaque fois que j’ouvre une lettre de toi, mon Adèle adorée, c’est en tremblant d’espérance et de crainte à la fois. Hier, nous sommes descendus, à une heure après-midi, à notre logement de Reims, et sans même attendre qu’on rangeât mes malles, j’ai couru à la poste. Ta troisième lettre y était. J’ai vu avec un vif chagrin que tu n’avais pas reçu le 23 ma lettre du 21 ; j’avais pourtant donné un franc à un commissionnaire pour la porter à la grande poste qui se levait de meilleure heure à cause de la Pentecôte. Je te donne cette explication, chère amie, afin que tu ne croies pas qu’il m’est possible de rester un jour sans t’écrire. Ce malheur m’est arrivé hier et ç’a été ma torture de tout le jour. Je voulais t’écrire à Thomery en déjeunant, mais le temps nous a été donné à peine de manger un morceau, et puis je voulais attendre tes lettres que je comptais trouver à Reims. J’ai voulu t’écrire à toutes les heures depuis notre arrivée, mais les mille affaires et les mille devoirs qui se disputent nos moments dans cette ville ne m’ont pas laissé le temps de respirer. Je comptais t’écrire avant de me coucher, mais nous sommes quatre dans la même chambre, nous nous couchons tous à la même heure, et nul ne prend la liberté de garder sa bougie allumée.

Figure-toi d’ailleurs le désordre de ces quatre lits, de ces quatre bagages d’hommes dispersés dans une pièce grande comme les deux tiers de ta chambre de Blois. Il n’y a pas de temps perdu ; la poste était partie quand nous sommes arrivés, et cette lettre ne t’arrivera pas plus tard que si elle eût été écrite hier. Seulement, si ce retard m’afflige, c’est pour moi ; j’aurais bien désiré joindre au bonheur de lire une lettre de toi, celui de t’en écrire une. — Que je suis content de ma Didine, mon Adèle ! elle a donc une dent, et une dent enfantée sans douleur ! Dis-lui bien en l’embrassant mille fois que son petit papa est satisfait de sa conduite en cette occasion, et qu’il portera à sa maman de bons biscuits de Reims qui rendront son lait plus sucré. Dis à Augustine de continuer à te bien servir et que je serai content d’elle.

Je vais poursuivre le détail de notre voyage. Nous avons dîné hier à Soissons, qui est une des plus jolies villes de France ; elle a une vallée délicieuse et deux églises admirables. L’une, la cathédrale, a été restaurée, c’est-à-dire dégradée indignement. L’autre, l’église de Saint-Jean, a été ruinée par la Révolution. Il lui reste deux aiguilles magnifiques, et le débris d’un cloître dont la destruction est à jamais déplorable. On est fâché d’être français quand on voit ces profanations commises par des français sur des monuments français. En quittant Soissons, nous avons fait changer le chargement de la voiture. Ma malle, qui est vieille, avait été mise sur le côté, les pitons avaient cédé, elle s’était ouverte, la boîte de ma croix s’était ouverte aussi, et les divers bijoux qu’elle renfermait dansaient devant l’ouverture. Nous avons cru tout perdu. J’en ai été quitte pour un peu de poussière dans la malle et pour mes deux médailles qui ont été frustrées, c’est-à-dire qui se sont rayées réciproquement. Cela n’enlève rien de son prix à la médaille d’or, et M. de Cailleux se fait fort de réparer ce malheur en faisant refrapper la médaille. Nous avons couché à Braine, jolie ville bien bâtie, qui a une autre église en ruines aussi belle que l’abbaye de Jumièges, dont tu as vu les dessins dans le Voyage pittoresque de Nodier. Partis de Braine hier à trois heures et demie du matin, nous sommes arrivés à Reims à une heure. Là, autre accident. La caisse de Nodier s’était défoncée ; tous ses effets ont été inondés de poussière et il a perdu trois cols. Et nous avons dit : Qu’on est à plaindre de voyager sans sa femme ! En arrivant, je suis allé à la poste et à la diligence, j’ai retiré tes lettres, mon épée et ma culotte. J’ai lu tes lettres avec délices sous une grande averse, dont je me suis à peine aperçu. Je suis arrivé sans lever les yeux devant le portail de la cathédrale, et j’y étais depuis dix minutes sans le voir. Je te lisais, ma bien-aimée ! Nodier et M. Emmin, député de Besançon et son ami, m’ont rejoint. Nous avons dîné ensemble au Grand Hôtel du Sacre. M. Emmin, qui est un charmant compatriote, a payé, ce qui nous oblige à lui rendre à dîner. Tout est hors de prix. Après le dîner, il a fallu aller au spectacle. Quelle corvée ! J’y ai vu notre excellent ami Beauchesne, dont j’aime à te parler. Nous sommes rentrés à onze heures, couchés à minuit, éveillés à six heures, et je t’écris, d’abord sur le pupitre de Cailleux, puis (en ce moment) sur le secrétaire de M. de La Rochefoucauld, que je suis venu voir et qui est absent.

Le voilà qui va rentrer, il faut finir cette lettre. Adieu, mon Adèle, embrasse tes bons parents. Dis à papa que Nodier veut absolument qu’il soit pair de France, et dit que cette dignité ne peut manquer à un homme aussi honorable. Si Nodier était roi ! Adieu, encore, chère ange ; je t’embrasse comme tu sais, comme je baise tes adorables lettres.

Nous partons le 31. Écris-moi à Paris dès le 28. Adieu encore, et encore un baiser.

J’écrirai bientôt à papa.

À Madame Victor Hugo.

Reims, 27 mai, 3 h. 3/4 après-midi.

Quel chagrin, mon Adèle ! pas de lettres aujourd’hui ! Tu me grondes un peu dans ta dernière lettre. Je n’étais pas coupable. Je veux te supposer innocente aussi de ce retard ; mais quelle qu’en soit la cause, je suis bien affligé. Figure-toi avec quelle impatience j’attends une lettre de toi dans mon isolement, et quel vide reste dans mon cœur quand j’ai couru inutilement à la poste. Toute ma joie de la journée a disparu ; il ne me reste qu’une consolation, c’est de relire, c’est de baiser cent mille fois tes douces lettres. Je n’ai pas la force de te dire que j’ai vu la cathédrale, et ce que j’y ai admiré ou critiqué. Adieu pour aujourd’hui, bien-aimée ! ma lettre serait trop triste et tu l’es déjà tant ! Demain je continuerai, je serai plus près d’une lettre de toi, et par conséquent moins malheureux.

28 mai, 9 heures du matin.

J’ai bien mal dormi cette nuit ; aussi me suis-je assoupi ce matin, ce qui fait que je me suis levé assez tard. Ces messieurs ont voulu m’emmener à l’abbaye de Saint-Rémy, mais j’ai à t’écrire, et, malgré leurs pressantes invitations, je veux épancher ma pensée dans ton cœur. Recevrai-je aujourd’hui de tes nouvelles, mon Adèle chérie ? Il le faut, il me faut deux lettres. Sinon, je te croirai malade, car je ne veux pas te croire négligente ; tu dois être comme moi : ta santé peut s’altérer, non ton amour. N’est-il pas vrai, mon ange, que tu m’aimes, et que j’aurai aujourd’hui deux lettres de plus à mettre sur mon cœur ? Il me faut cet espoir pour continuer celle-ci.

J’ai donc été hier visiter la cathédrale. Elle est admirable comme monument d’architecture gothique. Les portails, la rosace, les tours ont un effet particulier. Nous avons passé, Charles et moi, un quart d’heure en contemplation devant le cintre d’une porte ; il faudrait un an d’attention pour tout voir et tout admirer. L’intérieur, tel qu’on l’a fait, est beaucoup moins beau qu’il n’était dans sa nudité séculaire. On a peint ce vieux granit en bleu, on a chargé ces sculptures sévères d’or et de clinquant. Cependant on n’a point commis la faute faite à Saint-Denis, les ornements sont gothiques comme la cathédrale, et tout, excepté le trône qui est d’ordre corinthien (chose absurde), est d’assez bon goût. L’ensemble est satisfaisant pour l’œil, et il faut avoir médité sur la disposition de l’édifice pour juger qu’on n’en a pas tiré tout le parti possible. Telle qu’elle est, cette décoration annonce encore le progrès des idées romantiques. Il y a six mois, on eût fait un temple grec de la vieille église des francs.

Nous passons nos journées en courses et nos soirées au spectacle, ce dont nous ne pouvons nous dispenser étant logés chez le directeur du théâtre. La vie, déjà fort chère à notre arrivée, est renchérie depuis, et renchérira encore. Hier, à nous quatre, nous avons mangé 81 francs en déjeuner et dîner. Une omelette coûte 15 francs, un plat de pois 13, etc., etc. Cinq petits pains, 42 sous.

J’ai vu Agier et Chazet. Je n’ai point encore rencontré le vicomte de La Rochefoucauld ni le ministre de la Guerre. Le roi arrive aujourd’hui à midi. Notre camarade Alaux a fait un fort beau tableau qui figurera dans la salle du banquet. Nos amis sont toujours charmants. J’ai donné ma médaille d’académicien des Jeux floraux à Nodier qui désire beaucoup l’être ; et Cailleux, qui est nommé officier de la Légion, m’a donné sa petite croix de chevalier qui est charmante. Je te ferai faire connaissance avec eux tous à Paris, ainsi qu’avec notre député Emmin qui t’aime déjà et que tu aimeras beaucoup. Il a porté hier ta santé.

Remercie bien, mon Adèle, ta bonne mère Hugo de la petite robe qu’elle a donnée à Didine. Cela m’a touché au cœur. Comment va la dent du petit pipi ?

Embrasse bien nos bons parents. Adieu, mon Adèle adorée ; voici le moment où mes lettres deviendront plus rares et plus courtes ; le sacre a lieu demain. Ne t’inquiète de rien, et aime-moi. Le moment approche où je te reverrai. Il me semble que c’est là un de ces bonheurs dont on peut mourir. Adieu, ange.

À Madame Victor Hugo.

28 mai, 3 heures après-midi.

Ce que je vais t’écrire est pour toi seule, mon Adèle. Je viens de lire tes deux lettres ; elles m’ont désolé. Je ne tiens plus à Reims, je suis sur des charbons ardents. Comment ! on te laisse seule, seule dans ton isolement ! On est froid et inattentif pour mon Adèle bien-aimée dans la maison de mon père ! Je ne suis pas indigné, chère ange, je suis profondément, oui, bien profondément affligé. Moi qui connais l’admirable douceur de ton caractère et la bonté sans bornes de mon père, je suis atterré de ce qui se passe là-bas. Ce ne sont pas des soins, des attentions que tu as droit de réclamer, c’est la tendresse et la sollicitude paternelle, c’est quelque chose de plus peut-être que mes propres soins. Mon pauvre et excellent père ! que ne lit-il ce qu’il y a dans mon cœur en ce moment, il y verrait quelle douleur inexprimable se mêle à mon dévouement infini pour lui, à mon profond amour pour toi ! Je vais lui écrire, à mon premier loisir, mais sois tranquille ! ma lettre sera assez adroite pour ne rien blesser dans son cœur et lui faire tout sentir. Va, je suis bien désolé, mais tu as une consolation, n’est-ce pas, dans mon amour, et il est tel que tu le mérites, il est respectueux et tendre comme celui qu’on accorde aux anges, il est infini et éternel.

Adieu pour aujourd’hui, bien-aimée. Je n’ai pas la force de te dire que le roi vient d’entrer à Reims, que M. de La Rochefoucauld m’attend ce soir, qu’il faudra être debout cette nuit à trois heures, que je suis fatigué d’avoir couru tout le jour. Rien de tout cela ne m’occupe. Je suis triste, plus triste que jamais. Mais tranquillise-toi. Nous arrangerons tout cela. Ton Victor, ton mari, ton protecteur va revenir, et que te manquera-t-il alors ? Nous rentrerons chez nous, si cela continue un quart d’heure, et nous oublierons tout, excepté les bontés de mon père.

Ton Victor.

29 mai, 6 heures du soir.

Prends donc comme moi l’habitude de numéroter et de bien dater tes lettres ; je suis quelquefois obligé d’en deviner l’époque ; et tu dois savoir, mon Adèle chérie, combien il y a de douceur à se dire : elle écrivait à telle heure, pendant que je faisais telle chose ! Ensuite je n’ai encore reçu que quatre lettres, et il me semble que j’aurais dû en recevoir davantage ; si tes lettres étaient numérotées, je le saurais. Ne prends pas ceci pour un reproche, ange adoré ; si c’est un reproche, il est bien tendre, et il te plaira. Ô mon Adèle, que je t’aime !

Depuis que j’ai reçu tes deux lettres, ma tête ne m’appartient plus. Je me croyais tellement sûr des soins qu’on aurait pour toi ! il me semblait que mon absence te rendait sacrée. Remercie bien Mme Brousse d’une amitié qui m’est chère puisqu’elle te soulage, et des soins qu’une autre devrait te rendre. Ne t’affecte pas du reste. Que t’importe la bonne ou la mauvaise humeur d’une personne étrangère dont tu ne dépends pas, dont tu ne dépendras jamais ! Aime bien mon bon père qui t’aime tant ! Surtout, mon Adèle, épanche bien tout ton cœur dans le mien, dis-moi tout. Ma Didine m’est dix fois plus chère depuis qu’elle te console ; donne-lui mille baisers sur sa charmante bouche qui n’est pas plus fraîche que la tienne.

Je viens de voir Sosthène, qui est toujours on ne peut plus aimable. Il m’a donné une entrée toute spéciale. Il m’a dit que le roi avait demandé si j’étais ici. Je suis effrayé de ce qu’ils attendent de moi. J’ai la tête si malade et le cœur si triste. Comment chanter une joie ? Nos amis, et surtout Nodier, me chargent de mille hommages pour toi. Adieu, bien-aimée, je t’embrasse sur tes yeux, pour qu’ils ne pleurent plus.

À Madame Victor Hugo.

29 mai, Reims.

Nous avons vu le sacre, mon Adèle : c’est une cérémonie enivrante. Alaux te fait un présent dont tu le remercieras comme tu m’aimes : il t’envoie mon portrait, que Nodier dit plein de pensée. Remercie bien ce nouvel et excellent ami ; il est inutile de te recommander ledit portrait. Adieu, bien-aimée, le temps me manque. J’attends deux lettres de toi demain, je n’en ai pas eu aujourd’hui, et toute ma journée a été triste. J’espère que tu l’es moins. Le jour du retour approche de plus en plus. Je t’embrasse bien tendrement et ma Didine.

Ton Victor.

À Madame Victor Hugo.

Reims, 30 mai.

Mon bon père t’expliquera, chère ange, quelles nécessités impérieuses me forcent à t’emmener à Paris dès mon retour à Blois, qui sera, j’espère, le 3 au matin.

Je suis désolé de t’enlever si tôt au bonheur dont tu jouissais à Blois près de ta bonne mère dont les soins te seront toujours un doux souvenir.

Remercie-la bien, remercie bien mon excellent et noble père, et tiens-toi prête. Le temps me manque. Sans adieu, bien-aimée. Je pars demain 31 de Reims.

Ton Victor.

À Madame Victor Hugo.

Reims, 31 mai.

Nous partons tout à l’heure, mon Adèle, dans deux jours je serai à Paris ; dans trois, à Blois. Quelle joie de te revoir ! Il y a beaucoup de choses tristes qui se mêlent à cette joie : il faudra quitter Blois sur-le-champ, et je me promettais là six semaines de repos. Mais une foule de nécessités impérieuses nous obligent à ce sacrifice. Prépare donc tout pour notre départ.

Je viens de voir Roger qui est ici comme député. Il m’a donné toutes les facilités possibles pour être à Blois sur-le-champ, pourvu que les places ne soient pas prises. Mais il lui est impossible de nous en donner pour le retour ; il faudrait que par hasard la malle se trouvât vide, et on ne peut la retenir dès Bordeaux, attendu que plusieurs villes sur la route ont droit à des places, en cas que la voiture soit vacante.

Je viens aussi d’embarquer M. de Chateaubriand. J’étais seul à son départ !

Hier a eu lieu la cérémonie des ordres royaux, qui est fort belle. Le costume des chevaliers est magnifique. Au reste, je te dirai tout cela, bien-aimée. J’aurais encore bien des choses à te dire que je ne puis t’écrire, mais dans trois jours ! Que ces trois jours passeront lentement !

Je te préviens une seconde fois que la voiture dite la Pompe est détestable. Vois s’il y a beaucoup de monde dans les grandes messageries et, dans ce cas seulement, arrête à la Pompe les trois premières places.

Adieu, mon ange adoré. Si par hasard je n’étais pas à Blois le 3 au matin, comme je l’espère, ne t’inquiète pas. C’est que la malle aura été pleine. Au reste, j’aurai peut-être le temps de t’écrire encore un mot.

Mille tendres baisers.

Ton Victor.

Exprime bien toute notre reconnaissance à nos parents, en attendant que je la leur exprime moi-même.

Dis à mon bon père que j’ai beaucoup parlé hier de lui avec un député du Doubs, M. Emmin, ami de ma marraine, la baronne Delélée.

Et ma Didine ?

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