À Monsieur le comte Alfred de Vigny, rue Richepanse, Paris.

Blois, 28 avril 1825.

Il ne faut pas, cher Alfred, que vous appreniez d’un autre que moi les faveurs inattendues qui sont venues me chercher dans la retraite de mon père. Le Roi me donne la croix et m’invite à son sacre. Réjouissez-vous, vous qui m’aimez, de cette nouvelle ; car je repasserai à Paris en allant à Reims, et je vous embrasserai.

Je compte faire le voyage avec notre Nodier auquel je viens d’écrire. Vous nous manquerez !

Tous les honneurs, du reste, portent leur épine avec eux. Ce voyage me force de quitter pour quinze éternels jours cette Adèle que j’aime comme vous aimez votre Lydia, et il me semble que cette première séparation va me couper en deux. Vous me plaindrez, mon ami, car vous aimez comme moi.

Je suis ici, en attendant mon nouveau départ, dans la plus délicieuse ville qu’on puisse voir. Les rues et les maisons sont noires et laides, mais tout cela est jeté pour le plaisir des yeux sur les deux rives de cette belle Loire ; d’un côté un amphithéâtre de jardins et de ruines, de l’autre une plaine inondée de verdure. À chaque pas un souvenir.

La maison de mon père est en pierres de taille blanches, avec des contrevents verts comme ceux que rêvait J.-J. Rousseau ; elle est entre deux jardins charmants, au pied d’un coteau, entre l’arbre de Gaston et les clochers de Saint-Nicolas. L’un de ces clochers n’a point été achevé et tombe en ruine. Le temps le démolit avant que l’homme l’ait bâti.

Voilà tout ce que je vais quitter pour quinze jours, et mon vieux et excellent père et ma bien-aimée femme par-dessus tout. Mais je vous reverrai un instant, et il y a tant de consolations dans la vue d’un ami !

Adieu, cher Alfred, mille hommages à votre chère Lydia. Avez-vous terminé votre formidable Enfer ? C’est une page de Dante, c’est un tableau de Michel-Ange, le triple génie.

Embrassez bien pour moi Émile [Deschamps], Soumet, Jules [Lefèvre], Guiraud et d’Hendicourt et tous nos amis, auxquels j’écrirai dès que j’aurai quelque loisir.

Victor.

Je suis encore ici pour trois semaines. Vous m’écrirez vite, n’est-ce pas ?

Mille respects de ma part à Madame votre mère.

À Monsieur le baron d’Eckstein.

Blois, 29 avril [1825].

Je reçois à l’instant même, monsieur le baron, une lettre de M. Alphonse Rabbe, et son Résumé de l’histoire de Russie. Cet ouvrage important, sur lequel je viens de jeter un rapide coup d’œil, me paraît, si j’en juge d’après ce que j’en connais, digne de toute votre attention comme l’auteur est digne de toute votre estime. M. Rabbe, dont la conviction politique diffère de la nôtre, est un homme d’un beau talent et d’un beau caractère. Ce sont deux nobles rapports avec vous. Les hommes d’un haut mérite, comme vous et lui, doivent se comprendre et s’estimer, à quelque drapeau qu’ils appartiennent. Sans cesser de prendre part à la lutte de leurs armées, les généraux ne se battent pas corps à corps : ils se saluent de leurs rangs opposés. Vous et M. Rabbe vous êtes généraux.

M. Rabbe, dont j’aime la personne et le talent, et qui n’a pas besoin de cette recommandation auprès de vous, vous rend déjà toute justice. Vous êtes du petit nombre des hommes honorables qui doivent être séparés de la tourbe des partis. M. Rabbe vous en sépare.

Vous lui rendrez, je n’en doute pas, la même justice. Vous aurez sans doute reçu son Résumé et sa lettre quand celle-ci vous parviendra, et je serai heureux d’apprendre que votre jugement favorable aura devancé ce que je ne dois pas (je le répète) appeler ma recommandation.

Aussi est-ce moins dans ce but que je vous écris que dans l’intention de me rappeler à votre amical souvenir. Les journaux vous auront appris la faveur dont Sa Majesté m’honore. Je vous remercie d’avance du plaisir que vous aurez éprouvé de cette nouvelle. Vous voyez que je me crois sûr de votre amitié comme vous l’êtes de la mienne. Personne n’a pour vous une plus haute estime que votre bien dévoué

Victor Hugo.

Mon adresse est chez M. le général comte Hugo, à Blois.

Je serais enchanté que votre loisir vous permît de consacrer à l’ouvrage de M. Rabbe un de ces excellents articles où vous savez si bien allier la critique impartiale à l’accent de l’estime. Vous savez que je pense comme vous sur le compte des résumés, mais vous savez aussi que j’excepte M. Rabbe de cette tourbe d’écrivains ignorants et superficiels. Il est, lui, tout à fait à part, et je suis convaincu que vous le jugerez comme moi. En combattant quelquefois ses doctrines, vous admirerez toujours son talent.

À Adolphe de Saint-Valry.

Blois, 7 mai 1825.

Oui, mon ami, de cette ville historique et pittoresque, je tournerai bien souvent mes regards vers Paris et Montfort, et le château de Blois ne me fera point oublier Saint-Laurent. J’ai passé là, en août 1821, des moments bien doux, et votre excellente mère m’y a fait presque oublier pendant huit jours l’admirable mère que je venais de perdre.

Je vous remercie des nouvelles que vous me donnez. Je suis charmé que le bon Jules Lefèvre vous doive la vente de son Clocher de Saint-Marc. C’est un homme d’un vrai talent, et il ne manque à ce talent qu’un succès.

Rien de tout cela ne vous manque à vous, mon cher ami, et vous avez tort de désespérer de vous-même ; il faut que votre poème se vende, et il se vendra. Entre le talent et le public, le traité est bientôt fait.

On me dit ici que l’on dit là-bas que j’ai fait abjuration de mes hérésies littéraires, comme notre grand poëte Soumet. Démentez le fait bien haut partout où vous serez, vous me rendrez service.

J’ai visité hier Chambord. Vous ne pouvez vous figurer comme c’est singulièrement beau. Toutes les magies, toutes les poésies, toutes les folies même sont représentées dans l’admirable bizarrerie de ce palais de fées et de chevaliers. J’ai gravé mon nom sur le faîte de la plus haute tourelle ; j’ai emporté un peu de pierre et de mousse de ce sommet, et un morceau du châssis de la croisée sur laquelle François Ier a inscrit les deux vers :

Souvent femme varie,
Bien fol est qui s’y fie !

Ces deux reliques me sont précieuses.

Adieu, mon ami, vous savez que le roi m’invite à son sacre. Je serai à Paris vers le 20, et je vous embrasserai.

L’amitié d’un homme comme vous est douce et inappréciable.

Victor.

À Paul Foucher,

La Miltière, ce mardi 10 mai [1825].

Je commence ceci, mon cher Paul, avec l’intention de t’écrire une des plus longues lettres que j’aie encore écrites depuis que je suis parti. Si, par hasard, elle ne répondait ni à ton attente, ni à la mienne, n’en accuse pas mon intention, mais bien je ne sais quelle cause imprévue qui sera venue me couper ma satisfaction et mon loisir. D’ailleurs nous nous verrons bientôt à Paris, et je te raconterai tout ce que je n’aurai pu t’écrire.

Je suis pour le moment dans une salle de verdure attenante à la Miltière ; le lierre qui en garnit les parois jette sur mon papier des ombres découpées dont je t’envoie le dessin, puisque tu désires que ma lettre contienne quelque chose de pittoresque. Ne va pas rire de ces lignes bizarres jetées comme au hasard sur l’autre côté de la feuille. Aie un peu d’imagination. Suppose tout ce dessin tracé par le soleil et l’ombre et tu verras quelque chose de charmant. Voilà comme procèdent ces fous qu’on appelle des poëtes.

J’ai laissé ton aimable lettre à Blois, ce qui m’empêche d’y répondre en détail. D’ailleurs, tu m’y faisais plus de questions que ne t’en feront certainement les six pédants noirs de la Faculté lors de ta candidature au baccalauréat ès lettres de l’Université de Paris. Tu m’y parlais de la butte des Capucins et de Diane, et moi, pour te contrarier, j’ai bien envie de ne te parler que de Chambord et de Chabara.

Imagine-toi, mon cher Paul, que depuis que j’ai vu Chambord, je vais demandant à chacun : Avez-vous vu Chambord ? comme La Fontaine qui disait à tout passant : Avez-vous lu Baruch ?

À propos de La Fontaine, parlons du colonel Féraudy. Il t’aime toujours beaucoup, quoique tu te sois avisé de trouver un de ses vers faux, ce qui lui est sensible. Il fait toujours des fables : il en a même fait une en mon honneur où il me traite d’animal, et qui finit par un calembour. C’est une galanterie !

Adieu, mon cher Paul, embrasse bien tendrement ton bon père et ta bonne mère pour mon Adèle et pour moi. Papa et sa femme et Didine leur disent, ainsi qu’à toi, mille choses affectueuses. Tout le monde se porte bien. Remercie ton papa de tous les deuils de sa dernière lettre. Je serai le 20 à Paris.

Mille amitiés à ton oncle et à ta tante, M. et Mme Deschamps, M. et Mme François. J’écrirai à ton père dès que notre ménage sera revenu à Blois qui est à 8 lieues d’ici.

V.

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