V

Écoutez à présent. — Dans ma raison qui tremble,

Parfois l’une après l’autre et quelquefois ensemble,

Trois voix, trois grandes voix murmurent.

        L’une dit :

« Courrouce-toi, poète. Oui, l’enfer applaudit

Tout ce que cette époque ébauche, crée ou tente.

Reste indigné. Ce siècle est une impure tente

Où l’homme appelle à lui, voyant le soir venu,

La volupté, la chair, le vice infâme et nu.

La vérité, qui fit jadis resplendir Rome,

Est toujours dans le ciel ; l’amour n’est plus dans l’homme.

Tout rayon jaillissant trouve tout œil fermé.

Oh ! ne repousse pas la muse au bras armé

Qui visitait jadis comme une austère amie,

Ces deux sombres géants, Amos et Jérémie !

Les hommes sont ingrats, méchants, menteurs, jaloux.

Le crime est dans plusieurs, la vanité dans tous ;

Car, selon le rameau dont ils ont bu la sève,

Ils tiennent, quelques-uns de Caïn, et tous d’Ève.

« Seigneur ! ta croix chancelle et le respect s’en va.

La prière décroît. Jéhova ! Jéhova !

On va parlant tout haut de toi-même en ton temple.

Le livre était la loi, le prêtre était l’exemple ;

Livre et prêtre sont morts. Et la foi maintenant,

Cette braise allumée à ton foyer tonnant,

Qui, marquant pour ton Christ ceux qu’il préfère aux autres,

Jadis purifiait la lèvre des apôtres,

N’est qu’un charbon éteint dont les petits enfants

Souillent ton mur avec des rires triomphants ! »

L’autre voix dit : « Pardonne ! aime ! Dieu qu’on révère,

Dieu pour l’homme indulgent ne sera point sévère.

Respecte la fourmi non moins que le lion.

Rêveur ! rien n’est petit dans la création.

De l’être universel l’atome se compose ;

Dieu vit un peu dans tout, et rien n’est peu de chose.

Cultive en toi l’amour, la pitié, les regrets.

Si le sort te contraint d’examiner de près

L’homme souvent frivole, aveugle et téméraire,

Tempère l’œil du juge avec les pleurs du frère.

Et que tout ici-bas, l’air, la fleur, le gazon ;

Le groupe heureux qui joue au seuil de ta maison ;

Un mendiant assis à côté d’une gerbe ;

Un oiseau qui regarde une mouche dans l’herbe ;

Les vieux livres du quai, feuilletés par le vent,

D’où l’esprit des anciens, subtil, libre et vivant,

S’envole, et, souffle errant, se mêle à tes pensées ;

La contemplation de ces femmes froissées

Qui vivent dans les pleurs comme l’algue dans l’eau ;

L’homme, ce spectateur ; le monde, ce tableau ;

Que cet ensemble auguste où l’insensé se blase

Tourne de plus en plus ta vie et ton extase

Vers l’œil mystérieux qui nous regarde tous,

Invisible veilleur ! témoin intime et doux !

Principe ! but ! milieu ! clarté ! chaleur ! dictame !

Secret de toute chose entrevu par toute âme !

« N’allume aucun enfer au tison d’aucun feu.

N’aggrave aucun fardeau. Démontre l’âme et Dieu,

L’impérissable esprit, la tombe irrévocable ;

Et rends douce à nos fronts, que souvent elle accable,

La grande main qui grave en signes immortels

JAMAIS ! sur les tombeaux ; TOUJOURS ! sur les autels. »

La troisième voix dit : « Aimer ? haïr ? qu’importe !

Qu’on chante ou qu’on maudisse, et qu’on entre ou qu’on sorte,

Le mal, le bien, la mort, les vices, les faux dieux,

Qu’est-ce que tout cela fait au ciel radieux ?

La végétation, vivante, aveugle et sombre,

En couvre-t-elle moins de feuillages sans nombre,

D’arbres et de lichens, d’herbe et de goëmons,

Les prés, les champs, les eaux, les rochers et les monts ?

L’onde est-elle moins bleue et le bois moins sonore ?

L’air promène-t-il moins, dans l’ombre et dans l’aurore,

Sur les clairs horizons, sur les flots décevants,

Ces nuages heureux qui vont aux quatre vents ?

Le soleil qui sourit aux fleurs dans les campagnes,

Aux rois dans les palais, aux forçats dans les bagnes,

Perd-il, dans la splendeur dont il est revêtu,

Un rayon quand la terre oublie une vertu ?

Non, Pan n’a pas besoin qu’on le prie et qu’on l’aime.

Ô sagesse ! esprit pur ! sérénité suprême !

Zeus ! Irmensul ! Wishnou ! Jupiter ! Jéhova !

Dieu que cherchait Socrate et que Jésus trouva !

Unique Dieu ! vrai Dieu ! seul mystère ! seule âme !

Toi qui, laissant tomber ce que la mort réclame,

Fis les cieux infinis pour les temps éternels !

Toi qui mis dans l’éther plein de bruits solennels,

Tente dont ton haleine émeut les sombres toiles,

Des millions d’oiseaux, des millions d’étoiles !

Que te font, ô Très-Haut ! les hommes insensés,

Vers la nuit au hasard l’un par l’autre poussés,

Fantômes dont jamais tes yeux ne se souviennent,

Devant ta face immense ombres qui vont et viennent ! »

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