« LA MAIN INVISIBLE »

Dans une cour, vous ne trouvez pas les détenus allant et venant, ou arrêtés en son milieu. Ils sont l’épaule contre le mur.

— Leur est-il défendu de circuler ?

— Mais non !

Ils mettent un mur, dirait-on, entre leur dos et les attentats possibles des brodequins du cadre.

La visière de la casquette a les effets de l’abat-jour sur une lampe. Ce qui reste de lumière dans leurs yeux ne se répand pas, mais tombe à pic sur leurs pieds. Si leurs chaussures étaient bien cirées, c’est sur leurs chaussures qu’il faudrait chercher le reflet de leur regard.

Je regardais ce spectacle au camp d’Orléansville.

— Ils vont peut-être changer de place ? Je vais bien voir.

Ils continuaient de jouer les cariatides.

— Vous êtes sûr, demandai-je au sergent, qu’ils ne sont pas au piquet ?

— C’est leur manière, ils sont toujours comme ça.

Ils allèrent chercher leur soupe, les uns derrière les autres. Quand ils eurent la gamelle, ils regagnèrent leur place. Leur épaule retrouva leur grand ami le mur, et, debout, ils mangèrent.

— Il ne leur est pas permis de s’asseoir, ni de se grouper ?

— Mais si !

Cependant, l’un se déplaça, il s’en fut vers un camarade. Ce camarade racla le fond de sa gamelle, puis la passa à son ami, alors l’ami lui donna sa propre gamelle à moitié pleine, et le camarade se remit à manger.

— Ce sont deux frères ?

— Oh ! non, c’est un famélique, sans doute, et un autre qui n’a pas faim. Ou c’est un couple peut-être bien.

Ils n’avaient pas le droit de parler, mais le phénomène saisissant de cette cour n’était pas le silence, au contraire, c’était l’éloquence de l’attitude de ces hommes : tous avaient une main invisible sur la nuque.

Je m’avançai vers l’un, j’essayai de l’interroger. La main invisible fut plus forte que moi, il ne se redressa même pas.

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