III

Voilà pour les noms : la mise en scène est purement égyptienne, et si exacte qu’on pourrait tirer des seuls romans un tableau complet des mœurs et de la société. Pharaon s’y révèle moins divin qu’on ne serait disposé à le croire, si on se contentait de le juger sur la mine hautaine que ses maîtres imagiers lui prêtent dans les scènes religieuses ou triomphales. Le romancier ne répugne pas à l’imaginer parfois ridicule et à le dépeindre dans des situations qui contrastent avec l’appareil plus qu’humain de sa grandeur. Il est trompé par sa femme comme un simple mortel, volé puis dupé à tout coup par les voleurs, escamoté par un magicien au milieu de son palais et rossé d’importance devant un roitelet nègre. C’était la revanche du menu peuple, dépouillé et battu, sur le tyran qui l’écrasait. Le fellah qui venait de passer par les verges pour avoir refusé l’impôt, se consolait de sa poche vidée et de ses chairs sanglantes en s’entendant conter comment Manakhphré Siamonou avait endossé trois cents coups de bâton en une seule nuit, et comment il avait exhibé piteusement ses meurtrissures aux courtisans. Ce n’était là que des accidents passagers, et le plus souvent sa toute-puissance demeurait intacte dans la fiction comme dans l’histoire ; l’étiquette se dressait toujours très haute entre ses sujets et lui. Mais le cérémonial une fois satisfait, si l’homme lui plaît, comme c’est le cas pour Sinouhît, il daigne s’humaniser et le dieu bon se montre bon prince : même il est jovial et il plaisante sur l’apparence rustique du héros, plaisanterie de roi qui provoque la gaieté de l’assistance mais dont le sel a dû s’évaporer à travers les âges, car nous n’en goûtons plus la saveur. Il va plus loin encore avec ses intimes, et il s’enivre devant eux, malgré eux, sans vergogne. Il est du reste en proie à cet ennui prodigieux que les despotes orientaux ont éprouvé de tout temps, et que les plaisirs ordinaires ne suffisent plus à chasser. Comme Haroun-ar-raschid des Mille et une Nuits, Khoufouî et Sanafrouî essaient de se distraire en écoutant des histoires merveilleuses, ou en assistant à des séances de magie, mais ils n’y réussissent que médiocrement. Quelquefois, pourtant, un ministre mieux avisé que les autres leur invente un divertissement dont la nouveauté les aide à passer un ou deux jours presque dans la joie. Sanafrouî devait être aussi blasé que Haroun sur les délices du harem : son sorcier découvre pourtant le moyen de réveiller son intérêt en faisant ramer devant lui un équipage de jeunes filles à peine voilées d’un réseau à larges mailles. Les civilisations ont beau disparaître et les religions changer ; l’esprit de l’Orient demeure immuable sous tous les masques, et Méhémet-Ali, dans notre siècle, n’a pas trouvé mieux que Sanafrouî dans le sien. On visite encore à Choubrah les bains qu’il avait construits sur un plan particulier. « C’est, dit Gérard de Nerval, un bassin de marbre blanc, entouré de colonnes d’un goût byzantin, avec une fontaine dans le milieu, dont l’eau s’échappe par des gueules de crocodiles. Toute l’enceinte est éclairée au gaz, et, dans les nuits d’été, le pacha se fait promener sur le bassin dans une cange dorée dont les femmes de son harem agitent les rames. Ces belles dames s’y baignent aussi sous les yeux de leur maître, mais avec des peignoirs en crêpe de soie, le Coran ne permettant pas les nudités ». Sans doute, mais le crêpe de Méhémet-Ali n’était guère moins transparent que le réseau de Sanafrouî.

Celui-là, c’est le Pharaon des grandes dynasties, dont l’autorité s’exerçait indiscutée sur l’Égypte entière, et pour qui les barons n’étaient que des sujets d’un ordre un peu plus relevé. Mais il arrivait souvent qu’après des siècles de pouvoir absolu, la royauté s’affaiblît et ne tînt plus la féodalité en respect. Celle-ci reprenait le dessus avec des caractères nouveaux selon les époques, et ses chefs les plus hardis se rendaient indépendants ou peu s’en faut, chacun dans son fief héréditaire : Pharaon n’était plus alors qu’un seigneur à peine plus riche ou plus fort que les autres, auquel on obéissait, par tradition et avec lequel on liait partie contre les rivaux, afin d’empêcher que ceux-ci ne finissent par usurper le trône, et qu’ils ne remplaçassent une souveraineté presque nominale par une domination effective. Tel est Pétoubastis dans l’Emprise de la cuirasse et du trône. Il n’a plus rien du maître impérieux de qui d’autres romans nous retracent le portrait, Chéops, Thoutmôsis, Ramsès II. Il est encore, par droit divin, le possesseur prétendu des deux Égyptes : seul il coiffe le double diadème, seul il est le fils de Râ, seul il a le droit d’envelopper ses noms des cartouches, et c’est d’après les années de son règne que la chancellerie date les événements qui s’accomplissent de son vivant. Toutefois c’est avant tout un pacifique, un dévot, soumis à toutes les prescriptions de la religion, le prototype de ce roi sans libre arbitre et sans esprit d’initiative dont les Grecs de l’âge macédonien nous représentèrent l’image comme celle du prince idéal. La puissance ne réside pas entre ses mains. Il ne lui reste plus en propre qu’une portion, la moindre, de l’ancien domaine pharaonique, le nome de Tanis, celui de Memphis, peut-être deux ou trois de ceux du voisinage ; des familles, apparentées à la sienne pour la plupart, se sont approprié le gros du territoire et le serrent étroitement, Pakrour à l’Est dans l’Ouady Toumilât, le grand Seigneur d’Amon à Diospolis du Nord, à Mendès et à Busiris, Pétékhonsou et Pémou au sud, l’un dans Athribis, l’autre dans Héliopolis, sans parler des sires de Sébennytos, de Sais, de Méîtoum, de la lointaine Éléphantine, et d’une quinzaine d’autres plus obscurs. Ces gens-là lui doivent en principe l’hommage, le tribut, l’obéissance passive, le service de cour, la milice, mais ils ne s’astreignent pas toujours de bonne grâce à leurs obligations et la paix règne rarement autour d’eux. Ils entretiennent chacun leur armée et leur flotte, où les mercenaires libyens, syriens, éthiopiens, asianiques même, abondent à l’occasion. Ils ont leurs vassaux, leur cour, leurs finances, leurs dieux par lesquels ils jurent, leurs collèges de prêtres ou de magiciens ; ils s’allient, ils se brouillent, ils se battent, ils se pourchassent d’une rive du Nil à l’autre rive, ils se coalisent contre le Pharaon pour lui arracher les lambeaux de son domaine, puis, quand l’un d’eux sort du rang et qu’il acquiert trop d’ascendant, ils s’unissent momentanément contre lui ou ils appellent les étrangers éthiopiens pour l’obliger à rentrer dans l’ordre. C’est déjà presque notre féodalité, et les mêmes conditions ont suscité chez eux des coutumes analogues à celles qui prévalurent chez nous pendant la durée du moyen âge.

Voyez en effet ce qui se passe dans cette Emprise de la cuirasse dont Krall a reconstitué la fable si ingénieusement. Le sire d’Héliopolis, un Inarôs, possédait une cuirasse que ses rivaux lui enviaient. Il meurt, et pendant les jours de deuil qui précèdent les funérailles, le Grand Seigneur de Diospolis la dérobe on ne sait comment : le fils de cet Inarôs, Pémou le petit, la réclame et, comme on la lui refuse, il déclare très haut qu’il la recouvrera par force. Ce serait la guerre allumée, clan contre clan, ville contre ville, nome contre nome, dieu contre dieu, si Pétoubastis n’intervenait pas. Seul, ses vassaux ne l’écouteraient peut-être guère, mais le grand chef de l’Est, Pakrourou, se joint à lui, et tous deux ensemble ils imposent leur volonté à la masse des seigneurs moindres. Ils décident qu’au lieu de s’aborder en rase campagne sans trêve ni merci, les adversaires et leurs partisans se battront en champ clos, selon les lois assez compliquées, ce semble, qui régissaient ce genre de rencontres. Ils font disposer des estrades sur lesquelles ils siègeront comme juges du camp, ils assignent à chacun des champions un poste particulier, puis Pakrour les appareille l’un contre l’autre, et, s’il en survient un nouveau lorsque l’appareillage est terminé, il le tient en réserve pour le cas où quelque événement imprévu se produirait. Tout est réglé comme dans un tournoi, et nous devons présumer que les armes seront courtoises, mais la traîtrise du seigneur de Diospolis bouleverse des mesures prises : il attaque Pémou avant l’arrivée de ses alliés, et bien que l’intervention de Pakrourou l’empêche de pousser trop loin son avantage, sa félonie laisse une impression fâcheuse sur l’esprit de ses adversaires. À mesure que l’engagement se prolonge, les esprits s’échauffent et les jouteurs oublient la modération que le chef du jeu leur avait commandée : ils se provoquent, ils s’insultent, ils s’attaquent sans ménagement, et le vainqueur, oubliant qu’il s’agit d’une simple passe d’armes, s’apprête à tuer le vaincu comme il ferait dans une bataille. Aussitôt le roi accourt ou Pakrourou, et c’est à peine si leurs injonctions ou leurs prières préviennent la catastrophe. Lorsqu’après plusieurs heures de mêlée ils proclament la trêve, il semble bien que les deux partis n’ont pas souffert beaucoup, mais qu’ils en sont quittes pour quelques blessures. On jurerait une de ces rencontres de notre XIe siècle entre Français et Anglo-Normands où, après toute une journée de horions échangés, les deux armées se quittaient pleines d’admiration pour leur prouesse et laissant sur le carreau trois chevaliers étouffés par leur armure. Ainsi font encore aujourd’hui les Bédouins de l’Arabie, et leurs coutumes nous aident à comprendre pourquoi Pétoubastis et Pakrourou s’évertuent si fort à éviter qu’il y ait mort de prince : un chef tué, c’était l’obligation pour son clan de le venger et la vendetta sévissant pendant des années sans nombre. Pétoubastis ne veut pas que la guerre désole l’Égypte en son temps, et si amoindri que soit son prestige, comme sa volonté est d’accord avec l’intérêt commun, il la fait prévaloir sur ce point.

Les Gestes des Pharaons ne se présentaient pas toujours de la même manière, selon qu’elles étaient composées par des Memphites ou par des Thébains. Les provinces du Nord de l’Égypte et celles du Sud différaient grandement, non seulement de langage, mais de tendances politiques et de caractère. Elles se méfiaient souvent l’une de l’autre, et les méfiances dégénéraient aisément en haines puis en guerres civiles. Tels rois, qui étaient populaires chez l’une, étaient peu aimés de l’autre ou n’y étaient pas connus sous le même nom. Ramsès II avait, au temple de Phtah Memphite, des monuments où son sobriquet de Sésousi ou Sésousrîya était mentionné : la légende de Sésostris se forma autour d’eux. À Thèbes, son prénom d’Ouasimarîya prédominait : il y devint l’Ousimarès des romans de Satni, et l’Osimandouas dont les écrivains copiés par Diodore de Sicile célébrèrent les victoires et décrivirent le palais. La découverte d’un roman nouveau par Spiegelberg nous apprend que Pétoubastis eut le même sort. Une partie des personnages qui l’entouraient dans celui de Krall y reparaissent avec lui, mais l’objet de la querelle y est différent. C’est un trône ou une chaire, et je soupçonne qu’il s’agit ici d’une forme de la divinité fréquente à l’époque gréco-romaine dans le nome thébain, un emblème de nature indéterminé, peut-être l’image d’une pierre sacrée posée sur un fauteuil d’apparat : Amon se manifesta ainsi probablement à son fils Alexandre de Macédoine, quand celui-ci vint le consulter dans son oasis. L’héritier légitime était, comme dans l’Emprise de la Cuirasse, l’enfant du premier propriétaire, un prophète de l’Horus de Boutô, mais il dévolut au fils du roi Ankhhorou, et le refus de le rendre fut l’origine du conflit. On assistera ailleurs aux péripéties des combats que les champions des deux partis se livrèrent à Thèbes en présence du souverain : ce qu’il convient de signaler dès maintenant, c’est que le prophète d’Horus est aidé dans ses revendications par treize bouviers vigoureux, dont l’énergie lui assure d’abord la victoire sur l’armée de l’Égypte. Les clans moitié de pécheurs, moitié de pasteurs, qui habitaient les plaines marécageuses du Delta septentrional, les Boucolies, ne supportaient qu’à contre-cœur le joug des autorités constituées régulièrement, grecques ou romaines : ils saisissaient les moindres occasions de leur déclarer la guerre ouverte, et on ne les réduisait, d’ordinaire, qu’au prix d’efforts longs et coûteux. La plus sanglante de leurs révoltes fut celle de l’an 172 après J.-C. mais il y en avait eu sous les Ptolémées dont le souvenir se perpétua longtemps dans la vallée du Nil : si un romancier grec du Bas-Empire, Héliodore, se plaisait encore à décrire leurs mœurs pillardes, on ne saurait s’étonner qu’un conteur indigène les ait choisis comme des types de bravoure brutale. Par contraste avec ces Gestes toutes remplies du mouvement et du bruit des armes, les premières pages du Conte des deux Frères présentent une peinture excellente de ce qu’étaient la vie et les occupations habituelles du fellah ordinaire. Anoupou, l’aîné, a sa maison et sa femme : Baîti, le cadet, ne possède rien, et il habite chez son frère, mais non pas comme un parent chez son parent ou comme un hôte chez son hôte. Il soigne les bestiaux, il les conduit aux champs et il les ramène à l’étable, il dirige la charrue, il fauche, il bottèle, il bat le blé, il rentre les foins. Chaque soir, avant de se coucher, il enfourne le pain de la famille et il se lève de grand matin pour le retirer cuit. Pendant la saison du labourage, c’est lui qui court à la ferme chercher les semailles et qui rapporte sur son dos la charge de plusieurs hommes. Il file le lin ou la laine en menant ses animaux aux pâturages de bonnes herbes, et quand l’inondation retient bêtes et gens au logis, il s’accroupit devant le métier et il devient tisserand. Bref, c’est un valet, un valet uni au maître par les liens du sang, mais un valet. Il ne faut pas en conclure d’une manière générale l’existence du droit d’aînesse, ni que, partout en Égypte, l’usage à défaut de la loi plaçât le plus jeune dans la main de l’aîné. Tous les enfants d’un même père héritaient également de son bien quel que fût leur ordre de géniture. La loi était formelle à cet égard, et le bénéfice s’en étendait non seulement aux légitimes mais à ceux qui naissaient hors le mariage : les fils ou les filles de la concubine héritaient au même titre et dans la même proportion que les fils ou les filles de la femme épousée régulièrement. Anoupou et Baîti, issus de mères différentes, auraient été égaux devant la loi et devant la coutume : à plus forte raison l’étaient-ils, puisque le conteur les déclare issus d’un seul père et d’une seule mère. L’inégalité apparente de leur condition n’était donc pas commandée par le droit, et il faut lui chercher une cause ailleurs que dans la législation. Supposez qu’après la mort de leurs parents communs, Baîti, au lieu de rester chez Anoupou, eût pris la moitié qui lui revenait de l’héritage et fût allé courir la fortune à travers le monde, à quels ennuis et à quelles avanies ne se fut-il pas exposé ? Le fellah dont l’histoire est contée au Papyrus de Berlin n° II, et qui commerçait entre l’Égypte et le Pays du Sel, est volé par l’homme lige d’un grand seigneur sur les terres duquel il passait. Il porte plainte, l’enquête prouve la justesse de sa réclamation, vous imaginez qu’on va lui rendre aussitôt son dû ? Point. Son voleur appartient à une personne de qualité, a des amis, des parents, un maître : le paysan, lui, n’est qu’un homme sans maître. L’auteur a soin de nous l’apprendre, et n’avoir point de maître est un tort impardonnable dans la féodale Égypte ; contre les seigneurs qui se partageaient le pays, contre les employés qui l’exploitaient pour le compte de Pharaon, l’individu isolé était sans défense. Le pauvre diable crie, supplie, présente à mainte reprise sa requête piteuse. Comme, après tout, il est dans son droit, Pharaon commande qu’on ait soin de sa femme et qu’on ne le laisse pas mourir de faim ; quant à juger l’affaire et à délivrer sentence, on verra plus tard s’il y a lieu. Nous savons maintenant qu’il finit par obtenir justice, après s’être répandu en belles harangues pour le plus grand plaisir de Pharaon ; mais les délais et les angoisses qu’il subit n’expliquent-ils pas suffisamment pourquoi Baîti est resté chez son frère ? L’aîné, devenu maître par provision, était pour le cadet un protecteur qui le gardait du mal, lui et son bien, jusqu’au jour où un riche mariage, un caprice du souverain, une élévation soudaine, un héritage imprévu, ou simplement l’admission parmi les scribes, lui assurerait un protecteur plus puissant et, par aventure, de protégé l’investirait protecteur à son tour.

Donc, à discuter chaque conte détail par détail, on verrait que tout le côté matériel de la civilisation qu’ils décrivent est purement égyptien. On commenterait aisément les scènes du début au Conte des deux frères avec les peintures des hypogées thébains : telle des expressions que l’auteur y emploie se rencontre presque mot pour mot dans les légendes explicatives des tableaux. Il n’y a pas jusqu’aux actes les plus intimes de la vie privée, les accouchements par exemple, dont on ne puisse illustrer le mécanisme au moyen d’images prises dans des temples. Que ce soit à Louxor, à Déîr-el-Baharî, à Erment, qu’il s’agisse de Moutemoua, d’Ahmasi ou de Cléopâtre, vous avez sous les yeux de quoi reconstituer exactement ce qui se passa lorsque Roudîtdidît mit au monde les trois fils de Râ. La pauvrette est accroupie sur sa chaise ou sur son lit de misère, tandis que l’une des sages-femmes l’étreint par derrière et qu’une autre, accroupie devant elle, reçoit l’enfant qui s’échappe de son sein. Elle le transmet aux nourrices qui le lavent, le bercent dans leurs bras, le caressent, l’allaitent. L’examen des monuments prouverait qu’il en est de même avec ceux des contes dont nous possédons l’original hiératique, et je l’ai constaté aussi pour la plupart de ceux dont nous ne connaissons plus que la version en une langue étrangère : c’est le cas de Rhampsinite. Je n’ai pas l’intention d’en reprendre la teneur mot par mot, afin de montrer combien : il est égyptien dans le fond, malgré le vêtement grec qu’Hérodote lui a prêté. Je me bornerai à discuter deux des points qu’on y a relevés comme indiquant une origine étrangère.

L’architecte chargé de construire un trésor pour Pharaon tailla et assit une pierre si proprement, que deux hommes, voire un seul, la pouvaient tirer de sa place. La pierre mobile n’est pas, a-t-on dit, une invention égyptienne : en Égypte, on bâtissait les édifices publics en très gros appareil, et toute l’habileté du monde n’aurait pas permis à un architecte de disposer un bloc à la façon qu’Hérodote décrit. Strabon savait déjà pourtant qu’on pénétrait dans la grande pyramide par un couloir dont une pierre mobile dissimulait l’entrée, et, en dehors de la pyramide, nous avons constaté qu’il en était de même pour les cachettes dont les temples étaient remplis. À Dendérah, par exemple, il y a douze cryptes perdues dans les fondations ou dans l’épaisseur des parois. « Elles communiquent avec le temple par des passages étroits qui débouchent dans les salles sous la forme de trous aujourd’hui ouverts et libres. Mais ils étaient autrefois fermés par une pierre ad hoc, dont la face, tournée vers l’extérieur, était sculptée comme le reste de la muraille ». Un passage du Conte de Khoufouî semble dire que la crypte où le dieu Thot cachait sa bibliothèque était close, à Héliopolis, par un bloc analogue à ceux de Mariette. Les inscriptions enseignent d’ailleurs que, la chambre secrète une fois établie, on prenait toutes les précautions pour qu’elle demeurât ignorée non seulement des visiteurs, mais du bas sacerdoce. « Point ne la connaissent les profanes, la porte ; si on la cherche, personne ne la trouve, excepté les prophètes de la déesse ». Comme l’architecte de Rhampsinite et ses fils, ces prophètes de Dendérah savaient comment pénétrer dans un réduit encombré de métaux et d’objets précieux, et ils étaient seuls à le : savoir. Une pierre levée, que rien ne signalait au vulgaire, ils apercevaient l’orifice d’un couloir : ils s’y engageaient en rampant et ils arrivaient après quelques instants au milieu du trésor. Le bloc remis sur son lit, l’œil le mieux exercé ne pouvait plus distinguer l’endroit précis où le passage débouchait.

Plus loin, celui des fils de l’architecte qui vient d’échapper à la mort enivre les gardes chargés de veiller sur le cadavre de son frère, et il leur rase la barbe de la joue droite. Wilkinson observa, le premier je crois, qu’en Égypte les soldats sont figurés imberbes et que toutes les classes de la société avaient l’habitude de se raser : les seuls personnages barbus auraient été des barbares. Depuis lors, on n’a jamais manqué de répéter son assertion comme une preuve de l’origine étrangère du conte. Il en est d’elle comme de bien d’autres que son ouvrage renferme : elle résulte d’une étude trop hâtive des documents. Les Égyptiens de race pure pouvaient porter la barbe, et ils la portaient quand ils en avaient le caprice ; les bas-reliefs de toutes les époques le prouvent suffisamment. De plus, la police ne renfermait pas que des indigènes : elle se recrutait principalement chez une tribu d’origine libyenne, les Mazaiou, et puisque, de l’aveu de Wilkinson, les étrangers étaient exceptés de l’usage courant, pourquoi les policiers à qui Rhampsinite avait confié le cadavre n’auraient-ils pas eu du poil au menton ou sur les joues ? Des soldats qui composaient l’armée égyptienne, telle qu’elle était au temps des Saïtes et des Perses, telle en un mot qu’Hérodote a pu la connaître, les uns étaient des Libyens, les autres étaient des mercenaires sémitiques, Cariens ou Grecs, d’autres enfin faisaient partie des garnisons persanes : ils étaient tous barbus communément. Il faut donc avouer que, pour les Égyptiens contemporains, il n’y avait rien que d’ordinaire à voir des gendarmes barbus, qu’ils fussent nés dans le pays ou qu’ils vinssent du dehors ; l’épisode de la barbe rasée n’est pas une preuve contre l’origine indigène du conte.

Mais laissons de côté le détail matériel. Le côté moral de la civilisation n’est pas reproduit moins exactement dans nos récits. Sans doute, il faut éviter de prendre au pied de la lettre tout ce qu’ils semblent nous apprendre sur la vie privée des Égyptiens. Comme les modernes, les auteurs de ces temps-là s’attachaient à développer des sentiments ou des caractères qui n’étaient, après tout, qu’une exception sur la masse de la nation. S’il fallait juger les Égyptiennes par les portraits qu’ils ont tracés d’elles, on serait porté à concevoir de leur chasteté une opinion assez triste. La fille de Rhampsinite ouvre sa chambre et s’abandonne à qui la paie : c’est, si l’on veut, une victime de la raison d’État, mais une victime résignée. Thoubouî accueille Satni et se déclare prête à le recevoir dans son lit dès la première entrevue. Si elle paraît incertaine au moment décisif et si elle retarde à plusieurs reprises l’heure de sa défaite, la pudeur n’entre pour rien dans son hésitation ; il s’agit de faire acheter au plus cher ce qu’elle a l’intention de vendre et de ne se livrer qu’après paiement du prix convenu. La vue de Baîti, jeune et vigoureux, allume un désir irrésistible au cœur de la femme d’Anoupou, et la femme d’Oubaouanir est aussi sensible que celle-là à l’attrait d’un beau gars. L’épouse divine de Baîti consent à trahir son mari en échange de quelques bijoux et à devenir la favorite du roi. Princesses, filles de la caste sacerdotale, bourgeoises, paysannes, toutes se valent en matière de vertu. Je ne vois d’honnêtes qu’Ahouri, Mahîtouaskhît et une étrangère, la fille du chef de Naharinna ; encore l’emportement avec lequel cette dernière se jette dans les bras de l’homme que le hasard a fait son mari donne-t-il fort à réfléchir.

Dans l’écrit d’un moraliste de profession, la satire des mœurs féminines a peu de valeur pour l’histoire : c’est un lieu commun, dont le développement varie selon les époques ou selon les pays, mais dont le thème ne prouve rien contre une époque ou contre un pays déterminé. Que Ptahhotpou définisse la femme vicieuse un faisceau de toutes les méchancetés, un sac plein de toutes sortes de malices, ou qu’Ani, reprenant le même thème à trois mille ans d’intervalle, la décrive comme une eau profonde et dont nul ne connaît les détours, leur dire est sans importance : toutes les femmes de leur temps auraient été vertueuses qu’ils leur auraient inventé des vices pour en tirer des effets d’éloquence. Mais les conteurs ne faisaient pas métier de prêcher la pudeur. Ils n’avaient aucun parti pris de satire contre les femmes, et ils les peignaient telles qu’elles étaient pour les contemporains, telles peut-être qu’eux-mêmes les avaient trouvées à l’user. Je doute qu’ils eussent jamais rencontré, au cours de leurs bonnes fortunes, une princesse du harem de Pharaon ; mais Tboubouî se promenait chaque jour dans les rues de Memphis, les hiérodules ne réservaient pas leurs faveurs aux princes du sang, la compagne de Baîti n’était pas seule à aimer la parure, et plus d’un beau-frère sans scrupule savait où logeait la femme d’Anoupou. Les mœurs étaient faciles en Égypte. Mûre d’une maturité précoce, l’Égyptienne vivait dans un monde où les lois et les coutumes semblaient conspirer à développer ses ardeurs natives. Enfant, elle jouait nue avec ses frères nus ; femme, la mode lui mettait la gorge au vent et l’habillait d’étoffes transparentes qui la laissaient nue sous les regards des hommes. À la ville, les servantes qui l’entouraient d’ordinaire et qui se pressaient autour de son mari ou de ses hôtes se contentaient pour vêtement d’une étroite ceinture serrée sur la hanche ; à la campagne, les paysans de ses domaines se débarrassaient de leur pagne pour travailler. La religion et les cérémonies du culte attiraient son attention sur des formes obscènes de la divinité, et l’écriture elle-même étalait à ses regards des images impudiques. Lorsqu’on lui parlait d’amour, elle n’avait pas, comme la jeune fille moderne, la rêverie de l’amour idéal, mais l’image nette et précise de l’amour physique. Rien d’étonnant, après cela, si la vue d’un homme robuste émeut la femme d’Anoupou au point de lui faire perdre toute retenue. Il suffisait à peu près qu’une Égyptienne conçût l’idée de l’adultère pour qu’elle cherchât à le consommer sur le champ ; mais y avait-il en Égypte plus de femmes qu’ailleurs à concevoir l’idée de l’adultère ?

Les guides contèrent à Hérodote, et Hérodote nous conte à son tour avec la gravité de l’historien, qu’un certain Pharaon, devenu aveugle à cause de son impiété, avait été condamné par les dieux en belle humeur à ne recouvrer la vue… Hérodote est quelquefois scabreux à traduire. Bref, il s’agissait de se procurer une femme qui n’eût jamais eu de commerce qu’avec son mari. La reine subit l’épreuve, puis les dames de la cour, puis celles de la ville, puis les provinciales, les campagnardes, les esclaves : rien n’y fit, le bon roi continuait de n’y voir goutte. Après bien des recherches, il découvrit la porteuse du remède et il l’épousa. Les autres ? Il les enferma dans une ville et il les brûla : les choses se passaient de la sorte, en ce temps. Ce fabliau, débité au coin d’un carrefour par un conteur des rues ou lu à loisir après boire, devait avoir le succès qu’une histoire graveleuse obtient toujours auprès des hommes ; mais chaque Égyptien pensait à part soi, tout en se gaussant du voisin, qu’en pareille aventure sa ménagère saurait le guérir et il ne pensait pas mal. Les contes grivois de Memphis ne signifient rien de plus que ceux des autres nations ; ils procèdent de ce fonds de rancune commune que l’homme a toujours conservé et partout contre la femme. Les commères égrillardes de notre moyen âge et les Égyptiennes enflammées des récits memphites n’ont rien à s’envier ; mais ce que les conteurs nous disent d’elles ne prouve rien contre les mœurs féminines de leur temps.

Ces restrictions faites, le menu des aventures est égyptien. Relisez le passage où Satni rencontre Tboubouî et luit confesse crûment son désir. Les noms changés, vous y avez la peinture exacte de ce qui se passait à Thèbes ou à Memphis en cas pareil, les préliminaires noués par le valet et la servante, le rendez-vous, le divertissement et le souper fin, le marchandage avant l’abandon final. Les amoureux des Mille et une Nuits n’agissent pas autrement ; même l’inévitable cadi qu’on appelle pour célébrer le mariage de la Zobéide avec l’Ahmed ou le Noureddin d’occasion est déjà annoncé par le maître d’école qui rédige les contrats destinés à transférer sur Tboubouî les biens de Satni-Khâmoîs. Quant aux événements qui précipitent ou qui retardent le dénoûment, ils sont le plus souvent les incidents de la vie courante.

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