IV

Je dis tous les incidents sans exception, même ceux qui sont les plus invraisemblables à nos yeux, car il ne faut pas juger les conditions de la vie égyptienne par celles de la nôtre. On n’emploie pas communément chez nous, comme ressorts de romans, les apparitions de divinités, les songes, les hommes transformés en bêtes, les animaux parlants, les bateaux ou les litières magiques : ceux qui croient aux prodiges de ce genre les considèrent comme un accident des plus rares, et ils n’en usent pas dans le roman bourgeois.

Il n’en allait pas de même en Égypte et ce que nous appelons le surnaturel y était journalier. Les songes y jouaient un rôle décisif dans la vie des souverains ou des particuliers, soit qu’ils fussent suscités par la volonté d’un dieu, soit qu’on les provoquât en allant dormir dans certains temples pendant la nuit. La croyance aux intersignes régnait partout incontestée, et ce n’était pas seulement dans le roman que les bouillons d’un cruchon de bière ou les dépôts de lie d’une bouteille de vin prévenaient un frère de la mort de son frère : tant de gens avaient reçu de ces avertissements mystérieux que personne ne s’avisait de crier à l’invraisemblance lorsqu’on les retrouvait dans le roman. La sorcellerie enfin avait sa place dans l’ordinaire de l’existence, aussi bien que la guerre, le commerce, la littérature, les métiers, les divertissements et les plaisirs ; tout le monde n’avait pas été témoin de ses prestiges, mais tout le monde était lié avec quelqu’un qui les avait vu s’accomplir, en avait profité ou en avait souffert. On la tenait en effet une science, et d’un ordre très relevé. À bien considérer les choses, le prêtre était un magicien : les cérémonies qu’il célébrait, les prières qu’il récitait, étaient comme autant d’arts par lesquels il obligeait ses dieux à agir pour lui de la manière qu’il lui plaisait, et à lui accorder telle ou telle faveur en ce monde ou dans l’autre. Les prêtres porteurs du rouleau ou du livre (khri-habi), qui possédaient les secrets de la divinité au ciel, sur la terre, dans l’enfer, pouvaient exécuter tous les prodiges qu’on réclamait d’eux : Pharaon en avait à côté de lui, qu’il nommait khri-habi en chef, et qui étaient ses sorciers attitrés. Il les consultait, il stimulait leurs recherches, et quand ils avaient inventé pour lui quelque miracle nouveau, il les comblait de présents et d’honneurs. L’un savait rattacher au tronc une tête coupée, l’autre fabriquait un crocodile qui dévorait ses ennemis, un troisième ouvrait les eaux, les soulevait, les amoncelait à son gré. Les grands eux-mêmes, Satni-Khâmoîs et son frère de lait, étaient des adeptes convaincus et ils lisaient avidement les recueils de formules mystiques ; même Satni s’acquit un renom tel en ce genre d’études qu’un cycle complet d’histoires se groupa autour de son nom. Un prince à grimoires n’inspirerait chez nous qu’une estime médiocre : en Égypte, la magie n’était pas incompatible avec la royauté, et les magiciens de Pharaon eurent souvent Pharaon pour élève.

Plusieurs de nos personnages sont donc des sorciers amateurs ou de profession, Thoubouî, Nénoferképhtah, Oubaou-anir et Zazamânkhou, Didi, Sénosiris, Horou fils de la Négresse. Baîti « enchante son cœur », se l’arrache de la poitrine sans cesser de vivre, se métamorphose en bœuf, puis en arbre. Khâmoîs et son frère de lait ont appris, par aventure, l’existence d’un volume que Thot avait écrit de sa propre main et qui était doué de propriétés merveilleuses : on n’y comptait que deux formules, sans plus, mais quelles formules ! « Si tu récites la première, tu charmeras le ciel, la terre, le monde de la nuit, les montagnes, les eaux ; tu comprendras ce que les oiseaux et les reptiles disent, tous tant qu’ils sont ; tu verras les poissons de l’abîme, car une force divine les fera monter à la surface de l’eau. Si tu récites la seconde formule, encore que tu sois dans la tombe, tu reprendras la forme que tu avais sur la terre ; même tu verras le soleil se levant au ciel et son cycle de dieux, la lune en la forme qu’elle a quand elle paraît ». Satni-Khâmoîs tenait à se procurer, outre l’ineffable douceur de produire à son gré le lever de la lune, la certitude de ne jamais perdre la forme qu’il avait sur terre : son désir du livre merveilleux devient le ressort principal du roman. La science à laquelle il se livre est d’ailleurs exigeante et elle impose à ses fidèles la chasteté, l’abstinence et d’autres vertus qu’ils ne peuvent toujours pratiquer jusqu’au bout. Et pourtant elle leur est si douce qu’ils s’y absorbent et qu’ils négligent tout pour elle : ils ne voient plus ; ils ne boivent plus, ils ne mangent plus, ils n’admettent plus qu’une seule occupation, lire leur grimoire sans relâche et user de l’autorité dont il les investit sur les choses et sur les êtres. Cet enivrement ne va pas sans danger : les dieux ou les morts auxquels le sorcier a ravi leurs talismans essaient de les recouvrer et tous les moyens leur sont bons. Ils rôdent autour de lui et ils profitent de ses passions ou de ses faiblesses pour le réduire à leur discrétion : l’amour est le grand auxiliaire, et c’est par le moyen de la femme qu’ils réussissent le plus souvent à reconquérir leur trésor perdu.

Et la puissance de l’art magique ne cessait pas avec la vie. Qu’il le voulût ou non, chaque Égyptien était, après sa mort, soumis aussi fatalement que pendant sa vie aux charmes et aux incantations. On croyait, en effet, que l’existence de l’homme se rattachait par des liens nécessaires à celle de l’univers et des dieux. Les dieux n’avaient pas toujours marqué pour l’humanité cette indifférence dédaigneuse à laquelle ils semblaient se complaire depuis le temps de Ménès. Ils étaient descendus jadis dans le monde récent encore de la création, ils s’étaient mêlés familièrement aux peuples nouveau-nés, et prenant un corps de chair, ils s’étaient asservis aux passions et aux faiblesses de la chair. Les gens d’alors les avaient vu s’aimer et se combattre, régner et se succéder, triompher et succomber tour à tour. La jalousie, la colère, la haine avaient agité leurs âmes divines comme si elles eussent été de simples âmes humaines. Isis, veuve et misérable, pleura de vaines larmes de femme sur son mari assassiné, et sa déité ne la sauva point des douleurs de l’enfantement. Râ faillit périr de la piqûre d’un serpent et détruire ses créatures dans un accès de fureur : il avait vieilli et dans sa décrépitude il avait subi les déchéances de la seconde enfance, branlant de la tête et bavant comme un vieillard d’entre nous. Horus l’enfant conquit le trône d’Égypte les armes à la main. Plus tard, les dieux s’étaient retirés au ciel ; autant jadis ils avaient aimé se montrer ici-bas, autant maintenant ils mettaient de soin à se dissimuler dans le mystère de leur éternité. Qui, parmi les vivants, pouvait se vanter d’avoir entrevu leur face ?

Et pourtant, les incidents heureux ou funestes de leur vie corporelle décidaient encore à distance le bonheur ou le malheur de chaque génération, et, dans chaque génération, de chaque individu. Le 17 Athyr d’une année si bien perdue dans les lointains du passé qu’on ignorait combien de siècles au juste s’étaient écoulés depuis elle, Sîtou avait attiré près de lui son frère Osiris et il l’avait tué en trahison au milieu d’un banquet. Chaque année, à pareil jour, la tragédie qui s’était jouée dans le palais terrestre du dieu semblait recommencer dans les profondeurs du firmament. Comme au même instant de la mort d’Osiris, la puissance du bien s’amoindrissait, la souveraineté du mal prévalait et la nature entière, abandonnée aux divinités de ténèbres, se retournait contre l’homme. Un dévot n’avait garde de rien entreprendre ce jour-là : quoi qu’il se fût avisé de faire, ç’aurait échoué. S’il sortait au bord du fleuve, un crocodile l’assaillait comme le crocodile dépêché par Sîtou avait assailli Osiris. S’il partait en voyage, il pouvait dire adieu pour jamais à sa famille et à sa maison : il était certain de ne plus revenir. Mieux valait s’enfermer chez soi, attendre, dans la crainte et dans l’inaction, que les heures de danger s’en fussent allées une à une, et que le soleil du jour suivant eût mis le mauvais en déroute. Le 9 Khoïak, Thot avait rencontré Sîtou et il avait remporté sur lui une victoire éclatante. Le 9 Khoïak de chaque année, il y avait fête sur la terre parmi les hommes, fête dans le ciel parmi les dieux et sécurité de tout commencer. Les jours se succédaient fastes ou néfastes, selon l’événement qu’ils avaient vu s’accomplir au temps des dynasties divines.

« Le 4 Tybi. – Bon, bon, bon – Quoi que tu voies en ce jour, c’est pour toi d’heureux présage. Qui naît ce jour-là meurt le plus âgé de tous les gens de sa maison ; il aura longue vie succédant à son père.

« Le 5 Tybi. – Mauvais, mauvais, mauvais. – C’est le jour où furent brûlés les chefs par la déesse Sokhît qui réside dans la demeure blanche, lorsqu’ils sévirent, se transformèrent, vinrent : gâteaux d’offrandes pour Shou, Phtah, Thot ; encens sur le feu pour Râ et les dieux de sa suite, pour Phtah, Thot, Hou-Saou, en ce jour. Quoi que tu voies en ce jour, ce sera heureux.

« Le 7 Tybi. – Mauvais, mauvais, mauvais – Ne t’unis pas aux femmes devant l’œil d’Horus. Le feu qui brûle dans ta maison, garde-toi de t’exposer à son atteinte funeste.

« Le 8 Tybi. – Bon, bon, bon. – Quoi que tu voies en ce jour, de ton œil, le cycle divin t’exauce. Consolidation des débris.

« Le 9 Tybi. – Bon, bon, bon. – Les dieux acclament la déesse du midi en ce jour. Présenter des gâteaux de fête et des pains frais qui réjouissent le cœur des dieux et des mânes.

« Le 10 Tybi. – Mauvais, mauvais, mauvais. – Ne fais pas un feu de joncs ce jour-là. Ce jour-là, le feu sortit du dieu Sop-ho dans le Delta, en ce jour.

« Le 14 Tybi. – Mauvais, mauvais, mauvais. – N’approche pas de la flamme en ce jour : Râ, v. s. f., l’a dirigée pour anéantir tous ses ennemis, et quiconque en approche en ce jour, il ne se porte plus bien tout le temps de sa vie ».

Tel officier de haut rang qui, le 13 de Tybi, affrontait la dent d’un lion en toute assurance et fierté de courage, ou qui entrait dans la mêlée sans redouter la morsure des flèches syriennes, le 12, s’effrayait à la vue d’un rat et, tremblant, détournait les yeux.

Chaque jour avait ses influences, et les influences accumulées formaient le destin. Le destin naissait avec l’homme, grandissait avec lui, le guidait à travers sa jeunesse et son âge mûr, coulait, pour ainsi dire, sa vie entière dans le moule immuable que les actions des dieux avaient préparé dès le commencement des temps. Pharaon et ses nobles étaient soumis au destin, soumis aussi les chefs des nations étrangères. Le destin suivait son homme jusqu’après la mort ; il assistait avec la fortune au jugement de l’âme, soit pour rendre au jury infernal le compte exact des vertus ou des crimes, soit afin de préparer les conditions d’une vie nouvelle. Les traits sous lesquels on se le figurait n’avaient rien de hideux. C’était une déesse, Hâthor, ou mieux sept jeunes et belles déesses, des Hâthors à la face rosée et aux oreilles de génisse, toujours gracieuses, toujours souriantes, qu’il s’agit d’annoncer le bonheur ou de prédire la misère. Comme les fées marraines du moyen âge, elles se pressaient, autour du lit des accouchées et elles attendaient la venue de l’enfant pour l’enrichir ou pour le ruiner de leurs dons. Les sculptures des temples à Louxor, à Erment, à Déîr el Baharî, nous les montrent qui jouent le rôle de sages-femmes auprès de Moutemoua, femme de Thoutmôsis IV, de la reine Ahmasi et de la fameuse Cléopâtre. Les unes soutiennent tendrement la jeune mère et elles la fortifient par leurs incantations ; les autres prodiguent les premiers soins au nouveau-né et elles lui présagent à l’envi toutes les félicités. Khnoumou ayant fabriqué une femme à Baîti, elles la viennent voir, l’examinent un moment et s’écrient d’une seule voix : « Qu’elle périsse par le glaive ! » Elles apparaissent au berceau du Prince prédestiné et elles annoncent qu’il sera tué par le serpent, par le crocodile ou par le chien. Dans le conte de Khoufouî et des Magiciens, quatre d’entre elles, Isis, Nephthys, Maskhonouît et Hiqaît, assistées de Khnoumou, se déguisent en almées pour délivrer la femme du prêtre de Râ des trois enfants qui s’agitent dans son sein. Le point par quoi elles diffèrent de nos fées marraines, c’est une passion désordonnée pour le calembour : les noms qu’elles imposent à leurs filleuls sont des jeux de mots, difficiles à comprendre pour un moderne, plus difficiles à traduire. C’est un manque de goût dont elles ne sont pas seules à faire preuve : l’Orient a toujours été entraîné par un penchant irrésistible vers ce genre d’esprit, et l’Arabie ou la Judée n’ont rien à envier à l’Égypte en matière d’étymologies baroques pour les noms, de leurs saints ou de leurs héros.

Voir les Hâthors et les entendre au moment même où elles prononçaient leurs arrêts était privilège réservé aux grands de ce monde : les gens du commun n’étaient pas d’ordinaire dans leur confidence. Ils savaient seulement, par l’expérience de nombreuses générations, qu’elles départaient certaines morts aux hommes qui naissaient à de certains jours.

« Le 4 Paophi. – Hostile, bon, bon. – Ne sors aucunement de ta maison en ce jour. Quiconque naît en ce jour meurt de la contagion en ce jour.

« Le 5 Paophi. – Mauvais, mauvais, mauvais. – Ne sors aucunement de ta maison en ce jour ; ne t’approche pas des femmes ; c’est le jour d’offrir offrande de choses par devant le Dieu, et Montou repose en ce jour. Quiconque naît en ce jour, il mourra de l’amour.

« Le 6 Paophi. – Bon, bon, bon. – Jour heureux dans le ciel ; les dieux reposent par devant le Dieu, et le cycle divin accomplit les rites par devant… Quiconque naît ce jour-là mourra d’ivresse.

« Le 7 Paophi. – Mauvais, mauvais, mauvais. – Ne fais absolument rien en ce jour. Quiconque naît ce jour-là mourra sur la pierre.

« Le 9 Paophi. – Allégresse des dieux, les hommes sont en fête, car l’ennemi de Râ est à bas. Quiconque naît ce jour-là mourra de vieillesse.

« Le 23 Paophi. – Bon, bon, mauvais. – Quiconque naît ce jour-là meurt par le crocodile.

« Le 27 Paophi. – Hostile, hostile, hostile. – Ne sors pas ce jour là ; ne t’adonne à aucun travail manuel : Râ repose. Quiconque naît ce jour-là meurt par le serpent.

« Le 29 Paophi. – Bon, bon, bon. Quiconque naît ce jour-là mourra dans la vénération de tous ses gens ».

Tous les mois n’étaient pas également favorables à cette sorte de présage. À naître en Paophi, on avait huit chances sur trente de connaître, par la date de la naissance, le genre de la mort. Athyr, qui suit immédiatement Paophi, ne renfermait que trois moments fatidiques. L’Égyptien né le 9 ou le 29 de Paophi n’avait donc qu’à se laisser vivre : son bonheur ne pouvait plus lui manquer. L’Égyptien né le 7 ou le 27 du même mois n’avait pas raison de s’inquiéter outre mesure. La façon de sa mort était désormais fixée, non l’instant : il était condamné, mais il avait la liberté de retarder le supplice presque à volonté. Était-il, comme le Prince prédestiné, menacé de la dent d’un crocodile ou d’un serpent, s’il n’y prenait point garde, ou si, dans son enfance, ses parents n’y avisaient point pour lui, il ne languissait pas longtemps ; le premier crocodile ou le premier serpent venu exécutait la sentence. Mais il pouvait s’armer de précautions contre son destin, se tenir éloigné des canaux et du fleuve, ne s’embarquer jamais à de certains jours où les crocodiles étaient maîtres de l’eau, et, le reste du temps, faire éclairer sa navigation par des serviteurs habiles à écarter le danger au moyen de sortilèges. On pensait qu’au moindre contact d’une plume d’ibis, le crocodile le plus agile et le mieux endenté devenait immobile et inoffensif. Je ne m’y fierais point ; mais l’Égyptien, qui croyait aux vertus secrètes des choses, rien ne l’empêchait d’avoir toujours sous la main quelques plumes d’ibis et d’imaginer qu’il était garanti.

Aux précautions humaines on ne se faisait pas faute de joindre des précautions divines, les incantations, les amulettes, les cérémonies du rituel magique. Les hymnes religieux avaient beau répéter en grandes strophes sonores qu’« on ne taille point le dieu dans la pierre – ni dans les statues sur lesquelles on pose la double couronne ; on ne le voit pas ; – nul service, nulle offrande n’arrive jusqu’à lui ; – on ne peut l’attirer dans les cérémonies mystérieuses ; on ne sait pas le lieu où il est ; – on ne le trouve point par la force des livres sacrés ». C’était vrai des dieux considérés chacun comme un être idéal, parfait, absolu, mais en l’ordinaire de la vie Râ, Osiris, Shou, Amon, n’étaient pas inaccessibles ; ils avaient gardé de leur royauté une sorte de faiblesse et d’imperfection qui les ramenait sans cesse à la terre. On les taillait dans la pierre, on les touchait par des services et par des offrandes, on les attirait dans les sanctuaires et dans les châsses peintes. Si leur passé mortel influait sur la condition des hommes, l’homme influait à son tour sur leur présent divin. Il y avait des mots qui, prononcés avec une certaine intonation, pénétraient jusqu’au fond de l’abîme, des formules dont le son agissait irrésistible sur les intelligences surnaturelles, des amulettes où la consécration magique enfermait efficacement un peu de la toute-puissance céleste. Par leur vertu, l’homme mettait la main sur les dieux ; il enrôlait Anubis à son service, ou Thot, ou Bastît, ou Sîtou lui-même, il les irritait et il les calmait, il les lançait et il les rappelait, il les forçait à travailler et à combattre pour lui. Ce pouvoir formidable qu’ils croyaient posséder, quelques-uns l’employaient à l’avancement de leur fortune et à la satisfaction de leurs rancunes ou de leurs passions mauvaises. Ce n’était pas seulement dans le roman qu’Horus, fils de la négresse, s’armait de maléfices afin de persécuter un Pharaon et d’humilier l’Égypte devant l’Éthiopie : lors d’une conspiration ourdie contre Ramsès III, des conspirateurs s’étaient servis de livres d’incantations pour arriver jusqu’au harem de Pharaon. La loi punissait de mort ceux qui abusaient de la sorte, mais leur crime ne lui cachait point les services de leurs confrères moins pervers ; elle protégeait ceux qui exerçaient une action inoffensive ou bienfaisante.

Désormais, l’homme menacé par le sort n’était plus seul à veiller ; les dieux veillaient avec lui et ils suppléaient à ses défaillances par leur vigilance infaillible. Prenez un amulette qui représente « une image d’Amon à quatre têtes de bélier, peintre sur argile, foulant un crocodile aux pieds, et huit dieux qui l’adorent placés à sa droite et à sa gauche ». Prononcez sur lui l’adjuration que voici : « Arrière, crocodile, fils de Sîtou ! – Ne vogue pas avec ta queue ; – ne saisis pas de tes deux bras ; – n’ouvre pas ta bouche ! – Devienne l’eau une nappe de feu devant toi ! – Le charme des trente-sept dieux est dans ton œil ; – tu es lié au grand croc de Râ ; – tu es lié aux quatre piliers en bronze du midi, – à l’avant de la barque de Râ. – Arrête, crocodile, fils de Sîtou ! – protège-moi, Amon, mari de ta mère ! » Le passage est obscur ? Il fallait qu’il le fût pour opérer avec efficacité. Les dieux comprennent à demi-mot ce qu’on leur dit : des allusions aux événements de leur vie par lesquels on les conjure suffisent à les toucher sans qu’on ait besoin de les leur rappeler par le menu. Fussiez-vous né le 22 ou le 23 de Paophi, Amon était tenu de vous garder contre le crocodile et contre les périls de l’eau. D’autres grimoires et d’autres amulettes préservaient du feu, des scorpions, de la maladie ; sous quelque forme que le destin se déguisât, il rencontrait des dieux embusqués pour la défense. Sans doute, rien qu’on fit ne changeait son arrêt, et les dieux eux-mêmes étaient sans pouvoir sur l’issue de la lutte. Le jour finissait par se lever où précautions, magie, protections divines, tout manquait à la fois ; le destin était le plus fort. Au moins, l’homme avait-il réussi à durer, peut-être jusqu’à la vieillesse, peut-être jusqu’à cet âge de cent dix ans, limite extrême de la vie, que les sages espéraient atteindre parfois, et que nul mortel né de mère mortelle ne devait dépasser.

Après la mort, la magie accompagnait l’homme au-delà de la tombe et elle continuait à le régenter. Notre terre, telle que l’imaginaient la foi aveugle du peuple et la science superstitieuse des prêtres, était comme un théâtre en deux compartiments. Dans l’un, l’Égypte des vivants s’étale en pleine lumière, le vent du nord souffle son haleine délicieuse, le Nil roule à flots, la riche terre noire produit des moissons de fleurs, de céréales et de fruits : Pharaon, fils du Soleil, seigneur des diadèmes, maître des deux pays, trône à Memphis ou à Thèbes, tandis que ses généraux remportent au loin des victoires et que les sculpteurs se fatiguent à tailler dans le granit les monuments de sa piété. C’est là, dans son royaume ou dans les pays étrangers qui dépendent de lui, que l’action de la plupart des contes se déroule. Celle des romans de Satni se poursuit en partie dans la seconde division de notre univers, la région des tombeaux et de la nuit. Les eaux éternelles, après avoir couru, pendant le jour, le long des remparts du monde, de l’orient au sud et du sud à l’occident, arrivaient, chaque soir, à la Bouche de la Fente et elles s’engouffraient dans les montagnes qui bornent la terre vers le nord, entraînant avec elles la barque du soleil et son cortège de dieux lumineux. Pendant douze heures, la compagnie divine parcourait de longs corridors sombres, où des génies, les uns hostiles, les autres bienveillants, tantôt s’efforçaient de l’arrêter, tantôt l’aidaient à vaincre les dangers du voyage. D’espace en espace, une porte, défendue par un serpent gigantesque, s’ouvrait devant elle et lui livrait l’accès d’une salle immense, remplie de monstres ; puis les couloirs recommençaient, étroits et obscurs, et la course à l’aveugle au milieu des ténèbres, et les luttes contre les génies malfaisants, et l’accueil joyeux des dieux propices. Au matin, le soleil avait atteint l’extrême limite de la contrée ténébreuse et il sortait de la montagne à l’orient pour éclairer un nouveau jour. Il arrivait parfois aux vivants de pénétrer par la vertu de la magie dans ces régions mystérieuses et d’en ressortir sains et saufs : le Pharaon Rhampsinite en avait remporté les dons de la déesse Nouît, et Satni, guidé par son fils Sénosiris, y avait assisté au jugement des âmes. C’était l’exception : pour les affronter selon la règle, il fallait avoir subi l’épreuve de la mort.

Le tombeau des rois, des princes, des riches particuliers, était souvent construit à l’image du monde infernal. Il avait, lui aussi, son puits, par où le mort se glissait au caveau funéraire, ses couloirs enfoncés bien avant dans la roche vive, ses grandes salles aux piliers bariolés, à la voûte en berceau, dont les parois portaient, peints à même, les démons et les dieux de l’enfer. Tous les habitants de ces « maisons éternelles » revêtaient, dans la splendeur bizarre de ses modes changeantes, la livrée de la mort égyptienne, le maillot de bandelettes fines, les cartonnages coloriés et dorés, le masque aux grands yeux d’émail toujours ouverts : gardez de croire qu’ils étaient tous morts. On peut dire, d’une manière générale, que les Égyptiens ne mouraient pas au sens où nous mourons. Le souffle de vie, dont leurs tissus s’étaient imprégnés au moment de la naissance, ne disparaissait pas soudain avec les derniers battements du cœur : il persistait jusqu’à la complète décomposition. Combien obscure et inconsciente que fût cette vie du cadavre, il fallait éviter de la laisser éteindre. Les procédés du dessèchement d’abord puis de la momification fixaient la forme et la pétrifiaient, pour ainsi dire ; ceux de la magie et de la religion y maintenaient une sorte d’humanité latente, susceptible de se développer un jour et de se manifester. Aussi, l’embaumeur était-il un magicien et un prêtre en même temps qu’un chirurgien. Tout en macérant les chairs et en roulant les bandelettes, il récitait des oraisons, il accomplissait des rites mystérieux, il consacrait des amulettes souverains. Chaque membre recevait de lui, tour à tour, l’huile qui le rend incorruptible et les prières qui y alimentent le ferment de la vie : même, vers la fin de l’âge pharaonique, la magie avait envahi le cadavre et elle l’avait harnaché de ses talismans des pieds à la tête. Un disque de carton doré, chargé de légendes mystiques, et placé sous la tête, y entretenait un restant de chaleur animale. Le scarabée de pierre, cerclé d’or, collé sur la poitrine à la naissance du cou, remplaçait le cœur immobilisé par l’arrêt du sang ou par la fuite des souffles, et il rétablissait une respiration artificielle. Des brins d’herbe, des fleurs sèches, des rouleaux de papyrus, de mignonnes figurines en terre émaillée perdues dans l’épaisseur des bandages, des bracelets, des anneaux, des plaques constellées d’hiéroglyphes, les mille petits objets qui encombrent aujourd’hui les vitrines de nos musées, couvraient le tronc, les bras, les jambes, comme les pièces d’une armure magique. L’âme, de son côté, ne s’aventurait pas sans défense dans la vie d’outre-tombe. Les chapitres du Livre des Morts et des autres écrits théologiques, dont on déposait un exemplaire dans le cercueil, étaient pour elle autant de charmes qui lui ouvraient les chemins des sphères infernales et qui en écartaient les dangers. Si, au temps qu’elle était encore enfoncée dans la chair, elle avait eu soin de les apprendre par avance, il n’en valait que mieux. Si la pauvreté, l’ignorance, la paresse, l’incrédulité, ou quelque autre raison l’avaient empêchée de recevoir l’instruction nécessaire, même après la mort un parent ou un ami charitable pouvait lui servir d’instructeur. C’en était assez de réciter chaque prière auprès de la momie ou sur les amulettes pour que la connaissance s’en infusât, par je ne sais quelle subtile opération, dans l’âme désincarnée.

C’était le sort commun : quelques-uns y échappaient par prestige et art magique, pour qui le retour dans notre monde était une renaissance véritable au sein d’une femme. Ainsi Baîti dans le Conte des deux frères ; ainsi le sorcier Horus, le fils de Panishi. Celui-ci, apprenant que l’Égypte est menacée par les sortilèges d’une peste d’Éthiopien, s’insinue dans les entrailles de la princesse Mahîtouaskhît, et renaît au monde sous le nom de Sénosiris, comme fils de Satni-Khâmoîs. Il parcourt de nouveau tous les stages de l’existence humaine, mais il conserve l’acquis et la conscience de sa première vie, et il ne regagne l’Hadès qu’après avoir accompli victorieusement la tâche patriotique qu’il s’était imposée. D’autres au contraire, ne désirant produire qu’un effet momentané, se dispensent d’une procédure aussi lente : ils envahissent notre monde brusquement sous la forme qui leur paraît être le plus propre à favoriser leurs projets, et ils ne séjournent ici-bas que le nombre d’heures strictement indispensables. Tels les personnages que Satni trouva réunis dans la tombe de Nénoferképhtah et qui n’ont du mort que l’apparence et la livrée. Ils sont des momies si l’on veut ; le sang ne coule plus dans leurs veines, leurs membres ont été roidis par l’emmaillotement funéraire, leurs chairs sont saturées et durcies des parfums de l’embaumement, leur crâne est vide. Pourtant ils pensent, ils parlent, ils se meuvent, ils agissent comme s’ils vivaient, je suis presque tenté de dire qu’ils vivent : le livre de Thot est en eux et les porte. Madame de Sévigné écrivait d’un traité de M. Nicole « qu’elle voudrait bien en faire un bouillon et l’avaler ». Nénoferképhtah avait copié les formules du livre magique sur du papyrus vierge, il les avait dissoutes dans de l’eau, puis il avait avalé le breuvage. Le voilà désormais indestructible. La mort, en le frappant, peut changer les conditions de son existence : elle n’atteint pas son existence même. Il mande dans sa tombe les doubles de sa femme et de son fils, il leur infuse les vertus du livre et il reprend avec eux la routine de famille, un instant interrompue par les formalités de l’embaumement. Il peut entrer et sortir à son gré, reparaître au jour, revêtir toutes les formes qu’il lui convient revêtir, communiquer avec les vivants. Il laisse dormir son pouvoir, mais quand Satni l’a dépouillé, il n’hésite pas à l’éveiller et à user de lui énergiquement. Il délègue à Memphis sa femme Ahouri, et celle-ci, escortée des pions de l’échiquier qui deviennent autant de serviteurs pour la circonstance, se déguise en hiérodule pour séduire le voleur. Lorsqu’elle a réussi auprès de lui dans son œuvre de perdition, et qu’il gît sans vertu à sa merci, Nénoferképhtah se manifeste à son tour, d’abord sous la figure d’un roi, puis sous celle d’un vieillard, et il l’oblige à restituer le précieux manuscrit. Il pourrait au besoin tirer vengeance de l’imprudent qui a violé le secret de sa tombe, mais il se contente de l’employer à l’accomplissement de celui de ses désirs qu’un vivant seul peut exaucer : il le contraint de ramener à Memphis les momies d’Ahouri et de Maîhêt qui étaient en exil à Coptos, et de réunir en un seul tombeau ceux que les rancunes de Thot avaient tenus séparés.

Voilà qui est égyptien et rien qu’égyptien. Si l’on persiste à prétendre que la conception originelle est étrangère, il faudra confesser que l’Égypte se l’est appropriée au point de la rendre sienne entièrement. On a signalé ailleurs des familles de spectres ou des assemblées de morts en rupture de cercueil ; une famille de momies n’est possible qu’aux hypogées de la vallée du Nil. Après cela, l’apparition d’un revenant dans un fragment malheureusement trop court du Musée de Florence n’étonnera personne. Ce revenant ou, pour l’appeler par son nom égyptien, ce khou, ce lumineux, fidèle à l’habitude de ses congénères, racontait son histoire, comme quoi il était né sous le roi Râhotpou de la XVIIe dynastie, et quelle vie il avait menée. Ses auditeurs n’avaient point l’air étonnés de le rencontrer si loquace : ils savaient que le temps viendrait bientôt pour eux où ils seraient ce qu’il était, et ils comprenaient quelle joie ce devait être pour un pauvre esprit réduit depuis des siècles à la conversation des esprits, de causer enfin avec des vivants.

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