V

C’en est assez pour montrer avec quelle fidélité les récits populaires dépeignent les mœurs et les croyances de l’Égyptien en Égypte : il est curieux de démêler dans d’autres contes les impressions de l’Égyptien en voyage. J’étonnerai bien des gens en avançant que, tout considéré, les Égyptiens étaient plutôt un peuple voyageur. On s’est en effet habitué à les représenter comme des gens casaniers, routiniers, entichés de la supériorité de leur race au point de ne vouloir en fréquenter aucune autre, amoureux de leur pays à n’en sortir que par force. Le fait était peut-être vrai à l’époque gréco-romaine, bien que la présence des prêtres errants, des nécromants, des jongleurs, des matelots égyptiens, en différents points de l’Empire des Césars et jusqu’au fond de la Grande-Bretagne, montre qu’ils n’éprouvaient aucune répugnance à s’expatrier, quand ils y trouvaient leur profit. Mais ce qui était peut-être vrai de l’Égypte vieillie et dégénérée l’était-il également de l’Égypte pharaonique ?

Les armées des Pharaons guerriers traînaient derrière elles des employés, des marchands, des brocanteurs, des gens de toute sorte : les campagnes se renouvelant presque chaque année, c’étaient presque chaque année des milliers d’Égyptiens qui quittaient la vallée à la suite des conquérants et qui y revenaient pour la plupart l’expédition terminée. Grâce à ces exodes périodiques, l’idée du voyage entra si familière dans l’esprit de la nation, que les scribes n’hésitèrent pas à en classer le thème parmi leurs exercices de style. L’un d’eux a consacré vingt pages de belle écriture à tracer l’itinéraire assez exact d’une randonnée entreprise sous Ramsès II à travers les provinces syriennes de l’empire. Les incidents habituels y sont indiqués brièvement : le héros y affronte des forêts peuplées d’animaux sauvages et de bandits, des routes mal entretenues, des peuplades hostiles, des régions de montagnes où son char se brise. La plupart des villes qu’il visite ne sont qu’énumérées dans leur ordre géographique, mais quelques détails pittoresques interrompent çà et là les monotonies du dénombrement : c’est la Tyr insulaire avec ses poissons plus nombreux que les grains de sable de la mer et ses bateaux qui lui apportent l’eau du rivage ; c’est Byblos et sa grande déesse, Joppé et ses vergers fréquents en séductions amoureuses. « Je te ferai connaître le chemin qui passe par Magidi, car, toi, tu es un héros habile aux œuvres de vaillance, trouve-t-on un héros qui charge comme toi à la tête des soldats, un seigneur qui, mieux que toi, lance la flèche ? Te voilà donc sur le bord d’un gouffre profond de deux mille coudées, plein de roches et de galets, tu chemines tenant l’arc et brandissant le fer de la main gauche, tu le montres aux chefs excellents et tu obliges leurs yeux à se baisser devant ta main. « Tu es destructeur comme le dieu El, cher héros ! Tu te fais un nom, héros, maître des chevaliers d’Égypte, devienne ton nom comme celui de Kazarati, chef du pays d’Asarou, alors que les hyènes le rencontrèrent au milieu des halliers, dans le chemin creux, féroces comme les Bédouins qui se cachent dans les taillis, longues quelques-unes de quatre à cinq coudées, leur corps massif comme celui de l’hippopotame, d’aspect féroce, impitoyables, sourdes aux prières ». Toi, cependant, tu es seul, sans guide, sans troupe à ta suite et tu ne trouves pas de montagnard qui t’indique la direction que tu dois suivre, aussi l’angoisse s’empare de toi, tes cheveux se dressent sur ta tête, ton âme passe tout entière dans ta main, car la route est pleine de roches et de galets, sans passage frayé, obstruée de houx, de ronces, d’aloès, de Souliers de Chiens, le précipice d’un côté, la montagne abrupte de l’autre. Tandis que tu y chemines, ton char cahote sans cesse et ton attelage s’effraie à chaque heurt ; s’il se jette de côté, il entraîne le timon, les rênes sont arrachées violemment et on tombe ; si, tandis que tu pousses droit devant toi, le cheval arrache le timon au plus étroit du sentier, il n’y a pas moyen de le rattacher, et, comme il n’y a pas moyen de le rajuster, le joug demeure en place et le cheval s’alourdit à le porter. Ton cœur se lasse enfin, tu te mets à galoper, mais le ciel est sans nuages, tu as soif, l’ennemi est derrière toi, tu as peur, et, dès qu’une branche d’acacia te happe au passage, tu te rejettes de côté, ton cheval se blesse sur l’heure, tu es précipité à terre et tu te meurtris à grand’douleur. Entrant à Joppé, tu y rencontres un verger fleuri en sa saison, tu fais un trou dans la haie pour y aller manger ; tu y trouves la jolie fille qui garde les vergers, elle te prend pour ami et t’abandonne la fleur de son sein. On t’aperçoit, tu déclares qui tu es et on reconnaît que tu es un héros. Le tout formerait, sans peine, le canevas d’un roman géographique pareil à certains romans byzantins, les Éthiopiques d’Héliodore ou les Amours de Clitophon et de Leucippe.

Il n’y a donc point lieu de s’étonner si les héros de nos contes voyagent beaucoup à l’étranger. Ramsès II épouse la fille du prince de Bakhtan au cours d’une expédition, et Khonsou n’hésite pas à charger son arche sur un char pour s’en aller au loin guérir Bintrashît. Dans Le Prince prédestiné, un fils de Pharaon, s’ennuyant au logis, va courir l’aventure au Naharinna, en pleine Syrie du Nord. C’est dans la Syrie du Sud, à Joppé, que Thoutîyi trouve l’occasion de déployer ses qualités de soldat rusé. L’exil mène Sinouhît au Tonou supérieur. La peinture des mœurs manque presque partout, et aucun détail ne prouve que l’auteur connût autrement que de nom les pays où il conduisait ses personnages. L’homme qui a rédigé les Mémoires de Sinouhît avait ou exploré lui-même la région qu’il décrivait, ou consulté des gens qui l’avaient parcourue. Il devait avoir affronté le désert et en avoir ressenti les terreurs, pour parler comme il fait des angoisses de son héros : « Alors la soif elle fondit sur moi, je défaillis, mon gosier râla, et je me disais déjà : « C’est le goût de la mort », quand soudain je relevai mon cœur et je rassemblai mes membres ; j’entendais la voix forte d’un troupeau ». Les mœurs des Bédouins ont été saisies sur le vif, et le combat singulier entre Sinouhît et le champion de Tonou est raconté avec tant de fidélité, qu’on pourrait presque le donner pour le récit d’un combat d’Antar ou de Rebiâ. Il ne nous restait plus, pour compléter la série, qu’à trouver un roman maritime : Golénicheff en a découvert deux à Saint-Pétersbourg. Les auteurs grecs et latins nous ont répété à l’envi que la mer était considérée comme impure par les Égyptiens et que nul d’entre eux n’osait s’y aventurer de son plein gré. Les modernes ont réussi pendant longtemps à se persuader, sur la foi des anciens, que l’Égypte n’avait jamais possédé ni matelots ni marine nationale ; le voyage d’exploration de la reine Hâtshopsouîtou, les victoires navales de Ramsès III, auraient été le fait de Phéniciens combattant ou naviguant sous bannière égyptienne. Les romans de Saint-Pétersbourg nous contraignent de renoncer à cette hypothèse. L’un d’eux, celui d’Ounamounou, est le périple d’un officier que le grand-prêtre Hrihorou envoie acheter du bois sur la côte syrienne au XIIe siècle avant notre ère. Les incidents y sont ceux qui survenaient dans la vie journalière des marchands ou des ambassadeurs, et l’ensemble du document laisse pour les croisières maritimes une impression analogue à celle que le Papyrus Anastasi n° I nous avait donnée des voyages de terre. Ce sont des mésaventures du genre de celles qu’on lit dans les relations du Levant au XVIe et au XVIIe siècles, vols à bord, mauvaise volonté des capitaines de port, menaces des petits tyrans locaux, discussions et palabres interminables pour la liberté de partir et même pour la vie. Le second roman nous reporte à plus de vingt siècles plus loin, dans un temps où il n’était pas question pour l’Égypte de conquérir la Syrie. Les monuments nous avaient déjà fait connaître sous des rois de la VIe et de la XIe dynastie des expéditions maritimes au pays de Pouanît : le roman de Saint-Pétersbourg nous enseigne que les matelots auxquels les souverains de la XIIe confiaient la tâche d’aller acheter au loin les parfums et les denrées de l’Arabie étaient bien de race et d’éducation égyptiennes.

Rien n’est plus curieux que la mise en scène du début. Un personnage envoyé en mission revient après une croisière malheureuse où l’on dirait qu’il a perdu son navire. Un de ses compagnons, peut-être le capitaine du vaisseau qui l’a recueilli, l’encourage à se présenter hardiment devant le souverain pour plaider sa cause, et, afin de le rassurer sur les suites de la catastrophe, il lui raconte ce qui lui arriva en semblable occurrence. Le récit est construit sur le modèle des notices biographiques que les grands seigneurs faisaient graver sur les murs de leurs hypogées, ou des rapports qu’ils adressaient à leur maître après chaque mission remplie. Les phrases en sont celles-là mêmes que les scribes employaient lorsqu’ils avaient à rendre compte d’une affaire de service. « J’allai aux mines du Souverain, et j’étais descendu en mer sur un navire de cent cinquante coudées de long sur quarante de large, qui portait cent cinquante matelots de l’élite du pays d’Égypte, qui avaient vu le ciel, qui avaient vu la terre, et qui étaient plus hardis de cœur que des lions ». Le nomarque Amoni-Amenemhaît, qui vivait à peu près au temps où notre ouvrage fut composé, ne parle pas autrement dans le mémoire qu’il nous a laissé de sa carrière : « Je remontai le Nil afin d’aller chercher les produits des diverses sortes d’or pour la Majesté du roi, Khopirkerîya ; je le remontai avec le prince héréditaire, fils aîné légitime du roi, Amoni, v. s. f. ; je le remontai avec un nombre de quatre cents hommes de toute l’élite de ses soldats ». Si, par une de ces mésaventures auxquelles l’égyptologie nous tient accoutumés, le manuscrit avait été déchiré en cet endroit et la fin perdue, nous aurions presque le droit d’imaginer qu’il contenait un morceau d’histoire, comme on a fait longtemps pour le Papyrus Sallier n° I . Par bonheur, il est intact et nous y voyons nettement comment le héros passe sans transition du domaine de la réalité à celui de la fable. Une tempête coule son navire et le jette sur une île. Le fait n’a rien que d’ordinaire en soi, mais l’île à laquelle il aborde, seul d’entre ses camarades, n’est pas une île ordinaire. Un serpent gigantesque l’habite avec sa famille, serpent à voix humaine qui accueille le naufragé, l’entretient, le nourrit, lui prédit un heureux retour au pays, le comble de cadeaux au moment du départ. Golénicheff a rappelé à ce propos les voyages de Sindbad le marin, et le rapprochement une fois indiqué par lui s’est imposé de lui-même à l’esprit du lecteur. Seulement les serpents de Sindbad ne sont plus d’humeur aussi accommodante que ceux de son prédécesseur égyptien. Ils ne s’ingénient pas à divertir l’étranger par les charmes d’une causerie amicale ; ils l’avalent de bon appétit et s’ils l’approvisionnent de diamants, de rubis ou d’autres pierres précieuses c’est bien malgré eux, parce qu’avec toute leur voracité ils ne sont point parvenus à supprimer le chercheur de trésors.

Je ne voudrais pas cependant conclure de cette analogie que nous avons une version égyptienne du conte de Sindbad. Les récits de voyages merveilleux naissent naturels dans la bouche des matelots, et ils présentent nécessairement un certain nombre de traits communs, l’orage, le naufragé qui survit seul à tout un équipage, l’île habitée par des monstres parlants, le retour inespéré avec une cargaison de richesses. Celui qui, comme Ulysse, a fait un long voyage, a, par métier, la critique lâche et l’imagination inépuisable : à peine s’est-il échappé du cercle où la vie ordinaire de ses auditeurs se meut, qu’il se lance à pleines voiles dans le pays des miracles. Le Livre des Merveilles de l’Inde , les Relations des marchands arabes , les Prairies d’or de Maçoudi apprendront aux curieux ce que des gens de bonne foi apercevaient à Java, en Chine, dans l’Inde, sur les côtes occidentales de l’Afrique, il y a quelques siècles à peine. Plusieurs des faits rapportés dans ces ouvrages ont été insérés tels quels dans les aventures de Sindbad ou dans les voyages surprenants du prince Séîf-el-molouk : les Mille et une Nuits ne sont pas ici plus mensongères que les histoires sérieuses du moyen âge musulman. Aussi bien le bourgeois du Caire qui écrivit les sept voyages de Sindbad n’avait-il pas besoin d’en emprunter les données à un conte antérieur : il n’avait qu’à lire les auteurs les plus graves ou qu’à écouter les matelots et les marchands revenus de loin, pour y recueillir à foison la matière de ses romans.

L’Égypte ancienne n’aurait eu rien à envier de ce chef à la moderne. Le scribe, à qui nous devons le conte de Saint-Pétersbourg, avait les capitaines au long cours de son temps pour garant des balivernes étonnantes qu’il débitait. Dès la Ve dynastie, et plus tôt même, on naviguait sur la mer Rouge jusqu’aux Pays des Aromates, sur la mer Méditerranée jusqu’aux îles de la côte asiatique : les noms géographiques épars dans le récit indiquent que le héros dirige son voyage vers le sud. Il se rend aux mines de Pharaon : l’autobiographie très authentique d’Amoni-Amenemhaît nous apprend qu’elles étaient situées en Éthiopie, dans la région de l’Etbaye actuelle, et qu’on les atteignait par la voie du Nil. Aussi le naufragé a-t-il soin de nous informer qu’après être parvenu à l’extrémité du pays des Ouaouaîtou, au sud de la Nubie, il a passé devant Sanmouît, c’est-à-dire devant l’île de Bîgéh, à la première cataracte. Il a remonté le Nil, il est entré dans la mer, où une longue navigation a mené son navire jusque dans le voisinage du Pouanît, puis il est revenu en Thébaïde par la même voie. Un lecteur d’aujourd’hui ne comprend plus rien à cette façon de procéder : il suffit cependant de consulter quelque carte du XVIe et du XVIIe siècle pour se représenter ce que le scribe égyptien a voulu dire. Le centre de l’Afrique y est occupé par un grand lac d’où sortent, d’un côté le Congo et le Zambèze, de l’autre le Nil. Les géographes alexandrins ne doutaient pas que l’Astapus et l’Astaboras, le Nil bleu et le Tacazzé, ne poussassent vers l’est des bras qui établissaient la communication avec la mer Rouge. Les marchands arabes du moyen âge croyaient qu’en suivant le Nil on gagnait le pays des Zindjes, après quoi l’on débouchait dans l’océan Indien. Hérodote et ses contemporains dérivaient le Nil du fleuve Océan. Arabes ou Grecs, ils n’avaient pas inventé cette conception : ils répétaient la tradition égyptienne. Celle-ci à son tour a peut-être des fondements plus sérieux qu’on ne serait porté à lui en prêter de prime abord. La plaine basse et marécageuse où le Bahr-el-Abiad s’unit aujourd’hui au Sobat et au Bahr-el-Ghazâl était jadis un lac plus grand que le Nyanza Kéréwé de nos jours. Les alluvions l’ont comblé peu à peu, à l’exception d’un creux plus profond que le reste, qu’on appelle le Birket-Nou et qui se colmate de jour en jour, mais il devait encore être assez vaste au XVIe ou XVIIe siècle avant notre ère pour donner aux soldats et aux bateliers égyptiens l’idée d’une véritable mer ouverte sur l’Océan Indien.

L’île où notre héros aborde a-t-elle donc quelque droit à figurer dans une géographie sérieuse du monde égyptien ? On nous la dépeint comme un séjour fantastique dont il n’était pas donné à tous de trouver le chemin. Quiconque en sortait n’y pouvait plus rentrer : elle se résolvait en vagues et elle s’enfonçait sous les flots. C’est un prototype lointain de ces terres enchantées, l’île de Saint-Brandan par exemple, que les marins de notre moyen âge apercevaient parfois parmi les brumes de l’horizon et qui s’évanouissaient quand on voulait en approcher. Le nom qu’elle porte est des plus significatifs à cet égard ; c’est Île de double qu’elle s’appelle. J’ai déjà dit tant de fois ce qu’était le double , que j’hésite à en parler une fois de plus. En deux mots, le double est l’âme qui survit au corps et qu’il faut habiller, loger, nourrir dans l’autre monde : une île de double est donc une île où l’âme des morts habite, une sorte de paradis analogue aux Îles Fortunées de l’antiquité classique. Les géographes de l’époque alexandrine la connaissaient, et c’est d’après eux que Pline indique, dans la mer Rouge, une île des Morts, non loin de l’île Topazôn, qui se cache dans les brouillards de la même manière que l’île du Double se dissimule au creux des vagues. Elle n’était même que le reste d’une terre plus grande, une Terre des Doubles que les Égyptiens de l’empire memphite plaçaient au voisinage du Pouanît et de la région des Aromates. Le serpent qui la gouverne est-il lui-même un double ou le surveillant de la demeure des doubles ? Je pencherais d’autant plus volontiers vers cette seconde explication que, dans tous les livres sacrés, au Livre des morts, au Livre de savoir ce qu’il y a dans le monde de la nuit, la garde des endroits où les âmes vivent est confiée le plus souvent à des serpents d’espèces diverses. Les doubles étaient trop ténus pour que l’œil d’un vivant ordinaire les aperçût ; aussi n’en est-il pas question dans le conte de Saint-Pétersbourg. Le gardien était pétri d’une manière plus solide, et c’est pourquoi le naufragé entre en relations avec lui. Lucien, dans son Histoire véritable, n’y met pas tant de façons : à peine débarqué dans les Champs-Élysées, il lie commerce d’amitié avec les mânes et il fréquente les héros d’Homère. C’était à fin de mieux se moquer des romans maritimes de son temps ; le scribe égyptien, qui croyait à l’existence des îles où résidaient les bienheureux, conformait les aventures de son héros aux règles de sa religion.

N’était-ce pas en effet comme une pointe poussée dans le domaine de la théologie que ce voyage d’un simple matelot à l’Île de Double ? Selon l’une des doctrines les plus répandues, l’Égyptien, une fois mort, ne joignait l’autre monde qu’à la condition d’entreprendre une longue traversée. Il s’embarquait sur le Nil, au jour même de l’enterrement, et il se rendait à l’ouest d’Abydos, où le canal osiriaque le conduisait hors de notre terre. Les monuments nous le montrent dirigeant lui-même son navire et voguant à pleines voiles sur la mer mystérieuse d’Occident, mais sans nous dire quel était le but de sa course. On savait bien d’une manière générale qu’il finissait par aborder au pays qui mêle les hommes , et qu’il y menait une existence analogue à son existence terrestre ; mais on n’avait que des notions contradictoires sur l’emplacement de ce pays. La croyance à la mer d’Occident est-elle une simple conception mythologique ? Faut-il y voir un souvenir inconscient de l’époque très reculée à laquelle les bas-fonds du désert libyen, ce qu’on appelle aujourd’hui les Bahr-belâ-mâ, les fleuves sans eau, n’étaient pas encore asséchés et formaient en avant de la vallée une barrière de lacs et de marais ? Quoi que l’on pense de ces questions, il me paraît certain qu’il y a entre le voyage du matelot à l’Île de double et la croisière du mort sur la mer d’Occident des rapports indiscutables. Le conte de Saint-Pétersbourg n’est guère que la transformation en donnée romanesque d’une donnée théologique. Il nous fournit le premier en date de ces récits où l’imagination populaire s’est complu à représenter un vivant admis impunément chez les morts : c’est, à ce titre, un ancêtre très éloigné de la Divine Comédie. La conception première en est-elle égyptienne ? Si par hasard elle ne l’était pas, il faudrait avouer au moins que la manière dont elle a été traitée est conforme de tout point aux sentiments et aux mœurs du peuple égyptien.

L’avenir nous rendra sans doute d’autres débris de cette littérature romanesque. Plusieurs sont sortis de terre depuis la première édition de ce livre, et j’en sais d’autres qui sont cachés dans des musées de l’étranger ou dans des collections particulières dont l’accès ne m’a pas été permis. Les publications et les découvertes nouvelles nous forceront-elles à revenir sur les conclusions qu’on peut tirer de l’examen des fragments connus jusqu’à ce jour ? Un égyptologue parlant en faveur de l’Égypte est toujours suspect de plaider pour sa maison : il y a cependant quelques propositions que je pense pouvoir énoncer sans encourir le reproche de partialité. Un premier point que nul ne contestera, c’est que les versions égyptiennes sont parfois beaucoup plus anciennes que celles des autres peuples. Les manuscrits qui nous ont conservé le Conte des deux Frères et la Querelle d’Apôpi et de Sagnounrî, sont du XIVe ou du XIIIe siècle avant notre ère. Le Naufragé, le Conte fantastique de Berlin, les Mémoires de Sinouhît ont été écrits plusieurs centaines d’années plus tôt. Encore ne sont-ce là que des dates a minimâ, car les papyrus que nous avons sont la copie de papyrus plus anciens. L’Inde n’a rien qui remonte à pareille antiquité, et la Chaldée qui, seule parmi les contrées du monde classique, possède des monuments contemporains de ceux de l’Égypte, ne nous a pas livré encore un seul roman. En second lieu, l’étude sommaire que j’achève en ce moment aura suffi, je l’espère, à convaincre le lecteur de la fidélité avec laquelle les contes dépeignent les mœurs de l’Égypte. Tout y est égyptien du commencement jusqu’à la fin, et les détails même qu’on a indiqués comme étant de provenance étrangère nous apparaissent purement indigènes, quand on les examine de près. Non seulement les vivants, mais les morts, ont la tournure particulière au peuple du Nil, et ils ne sauraient être confondus en aucune façon avec les vivants et les morts d’un autre peuple. Je conclus de ces faits qu’il faut considérer l’Égypte, sinon comme un des pays d’origine des contes populaires, au moins comme un de ceux où ils se sont naturalisés le plus anciennement et où ils ont pris le plus tôt une forme vraiment littéraire. Je m’assure que de plus autorisés souscriront à cette conclusion.

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