§ III. DE L’EFFET PRODUIT PAR L’ESPRIT DES LOIS.

PREMIÈRES ATTAQUES.

DÉFENSE DE L’ESPRIT DES LOIS. — LA SORBONNE. LA CONGRÉGATION DE L’INDEX.

Revenu à la Brède au printemps de 1748, Montesquieu écrivit ses deux livres sur les lois féodales, et les envoya à l’imprimeur assez tôt pour que l’Esprit des lois enfin achevé, parût à Genève vers la fin de l’année. L’ouvrage, qui ne porte ni date ni nom d’auteur, fut publié par Barillot et fils en deux volumes in-4º. Il s’en fit presque aussitôt un second tirage qu’on reconnaît à l’errata placé à la fin du tome premier.

Comment le livre fut-il reçu du public ? Avec plus de curiosité que de faveur, si l’on en croit d’Alembert.

« A peine l’Esprit des lois parut-il, qu’il fut recherché avec empressement, sur la réputation de l’auteur ; mais, quoique M. de Montesquieu eut écrit pour le bien du peuple, il ne devait pas avoir le peuple pour juge ; la profondeur de l’objet était une suite de son importance même. Cependant les traits qui étaient répandus dans l’ouvrage, et qui auraient été déplacés s’ils n’étaient pas nés du fond du sujet, persuadèrent à trop de personnes qu’il était écrit pour elles. On cherchait un livre agréable, et on ne trouvait qu’un livre utile dont on ne pouvait d’ailleurs, sans quelque attention, saisir l’ensemble et les détails. On traita légèrement l’Esprit des lois ; le titre même fut un sujet de plaisanterie 43  : enfin l’un des plus beaux monuments litteraires qui soient sortis de notre nation fut regardé d’abord par elle avec assez d’indifférence.
« Il fallut que les véritables juges eussent eu le temps de le lire ; bientôt ils ramenèrent la multitude toujours prompte à changer d’avis. La partie du public qui enseigne dicta à la partie qui écoute ce qu’elle devait penser et dire, et le suffrage des hommes éclairés, joint aux échos qui le répétèrent, ne forma plus qu’une voix dans toute l’Europe 44 .

N’en déplaise à d’Alembert, qui ne perd jamais l’occasion d’ériger les philosophes ses confrères en grands pontifes, on n’eut pas besoin que la partie du public qui enseigne dictât à la partie qui écoute ce quelle devait penser et dire ; il y avait en France assez de goût et d’esprit pour que de simples femmes fussent en état d’apprécier l’œuvre de Montesquieu, avant que l’oracle eût parlé. On en peut juger par la lettre de Mme Geoffrin, qui nous fait connaître tout au moins l’opinion d’un des plus aimables salons de Paris :

« Paris, 12 janvier 1749.
« Je ne vous sais aucun gré, mon cher président, de penser à moi au milieu de vos loups et de vos éperviers ; c’est bien assurément ce que vous avez de mieux à faire que de vous distraire à cette compagnie ; mais c’est à vous de me remercier de ce que je veux bien interrompre une lecture délicieuse pour vous écrire. Cette lecture est un livre nouveau, dont il n’y a que fort peu d’exemplaires à Paris, que l’on s’arrache et qu’on dévore. Je ne veux pas vous en dire le titre, encore moins la matière qu’il traite ; je vous laisse le plaisir de le deviner. Je n’entreprendrai pas non plus de vous en faire l’analyse ; cela serait au-dessus de mes forces ; mais je vous dirai simplement ce que j’en pense. Tout le monde est capable de recevoir une impression ; et quand on a été affecté, on peut rendre la manière dont on l’a été. Ce livre me parait le chef-d’œuvre de l’esprit, de la philosophie, de la métaphysique et du savoir ; il est écrit avec élégance, finesse, justesse et noblesse. Le choix du sujet est une preuve du génie de l’auteur, et la façon de le traiter en fait connaître l’étendue. Il a peint dans cet ouvrage la pureté de ses mœurs et la douceur de sa société. La preface est charmante ; on croit l’entendre dans la conversation. Ce livre a deux avantages qui lui sont particuliers : le premier, c’est qu’il ne peut pas être jugé par les sots : il est hors de leur portée ; le second, c’est qu’il satisfait l’amour-propre des gens qui seront capables de le lire ; il laisse l’action à leur esprit. L’auteur ne vous dit que ce qu’il croit nécessaire de vous dire ; il vous donne à penser presque autant qu’il vous en dit, et vous voyez qu’il en a pensé mille fois davantage. Il dit dans sa préface : Qui pourrait être tout sans un mortel ennui ? C’est un écueil que tous les auteurs les plus célèbres en métaphysique et en morale n’ont pas su éviter ; on voit qu’ils ont retourné leur sac. Il ne leur est rien resté sur les matières qu’ils ont traitées ; ils les ont épuisées, et ils ne supposent et ne demandent à leurs lecteurs que la faculté de les entendre ; ils ne leur laissent pas croire qu’ils les soupçonnent de la moindre intelligence pour aller plus loin que ce qu’on leur montre. Je m’aperçois que je suis prête à tomber dans l’inconvénient que je reproche à ces messieurs : il ne faut pas aussi vider mon sac. Je veux que vous puissiez croire que je pense encore mieux que je ne dis sur ce livre divin. Je serais bien glorieuse si ce que je vous en ai dit vous donnait envie de le lire. Mais comme vous pourriez n’avoir pas assez de confiance en mes lumières pour entreprendre cette lecture sur ma parole, je vais, pour vous déterminer, vous dire un jugement que M. d’Aube 45 en porte :
« Il trouve ce livre plat et superficiel, et prétend qu’il a été fait des épluchures du sien. Il a dit à un benêt d’imprimeur qui est venu lui demander s’il devait imprimer ce livre, qu’il s’en donnât bien de garde, qu’il en serait pour ses frais. Après vous avoir dit tout cela, tout est dit ; il ne me reste plus qu’à vous assurer, mon cher président, de toute ma tendresse et du désir que j’ai de vous revoir 46 . »

Si l’on rapproche de cette lettre ce que Montesquieu écrit le 27 mai 1750 au marquis de Stainville, qu’en un an et demi on a fait vingt-deux éditions de son livre 47 et qu’il est traduit dans presque toutes les langues, on sentira que d’Alembert a été un peu loin quand il reproche à nos pères leur indifférence. Il a pris une plaisanterie de Mme Du Deffant pour l’opinion de la France. La vérité est, au contraire, qu’au dernier siècle aucun livre ne fut accueilli avec plus de faveur que l’Esprit des lois.

Il y eut bientôt des critiques ; il était difficile qu’il n’y en eût pas. En 1748, au milieu du silence universel, quand on vivait encore sur la tradition du grand règne, un Français, un magistrat, un philosophe, portait une main hardie sur l’arche sainte du gouvernement, et faisait de la religion même l’objet de ses études et de ses critiques. C’était une témérité, presque un crime, aux yeux de ces hommes (et ils sont nombreux) qui ne permettent pas qu’on touche à leurs croyances, ou qu’on trouble leurs préjugés.

Un des premiers qui entra en lice fut un certain abbé de Bonnaire. Son livre est intitulé : L’Esprit des lois quintessencié par une suite de lettres analytiques, 2 vol. in-12. Ce sont des lettres familières, écrites dans ce style grossier et bouffon, auquel on reconnaît le pédant de sacristie. Montesquieu est traité de politique qui déraisonne, de rèflèchisseur volage, d’auteur vagabond, de rhéteur sophiste. « C’est un don Quichotte ; c’est un homme à chimères, qui se joue de la raison, des mœurs et de la religion ; qui céde à l’envie de faire briller son esprit aux dépens de son cœur, et dont le moindre défaut est d’avoir la tête entièrement renversée, etc. » Ce sont toujours les mêmes impertinences. On dirait que l’ignorance est un titre de noblesse qui donne le droit d’insulter la science comme une parvenue.

Personne ne prit la peine de répondre à l’abbé de Bonnaire, sauf Boulanger de Rivery, qui le traita assez mal dans son Apologie de l’Esprit des lois en réponse aux observations de M. de la Porte. Montesquieu ne fit aucune attention à une critique qui ne prouvait que la sottise de l’écrivain 48 .

Il n’en fut pas de même quand il fut attaqué par les Nouvelles ecclésiastiques. C’était une feuille janséniste qui eut une certaine célébrité au siècle dernier. Le gazetier ecclésiastique, qui voyait dans l’Esprit des lois une de ces productions que la bulle UNIGENITUS a si fort multipliées, publia deux articles dans les numéros du 9 et du 16 octobre 1749: le premier afin de prouver que Montesquieu était athée, calomnie ridicule qui ne pouvait tromper personne ; le second afin de démontrer qu’il était déiste, ce qui peut-être n’était pas aussi loin de la vérité 49 .

Au début Montesquieu ne parut pas s’inquiéter de tout ce bruit. « Quant à mon livre de l’Esprit des lois, écrivait-il à Mgr Cerati, j’entends quelques frelons qui bourdonnent autour de moi ; mais si les abeilles y cueillent un peu de miel, cela me suffit 50 . » Ce fut son ami l’abbé de Guasco qui le poussa, l’épée dans les reins 51 à réfuter des accusations qui n’étaient pas sans péril. « En méprisant de pareils dangers, écrit d’Alembert, M. de Montesquieu aurait cru les mériter, et l’importance de l’objet lui ferma les yeux sur la valeur de ses adversaires 52 . »

La Défense de l’Esprit des lois parut à Genève au commencement de l’année 1750. Elle ne portait pas de nom d’auteur, mais on sentait l’ongle du lion. Comme le disait Montesquieu, « ce qui y plaît est de voir, non pas mettre les vénérables théologiens à terre, mais de les y voir couler doucement 53  ». L’effet de cette réponse fut considérable.

« Cet ouvrage, nous dit d’Alembert, par la modération, la vérité, la finesse de plaisanterie qui y régnent, doit être regardé comme un modèle en ce genre. M. de Montesquieu, chargé par son adversaire d’imputations atroces, pouvait le rendre odieux sans peine ; il fit mieux, il le rendit ridicule. S’il faut tenir compte à l’agresseur d’un bien qu’il a fait sans le vouloir, nous lui devons une éternelle reconnaissance de nous avoir procuré ce chef-d’œuvre. Mais ce qui ajoute encore au mérite de ce morceau précieux, c’est que l’auteur s’y est peint lui-même sans y penser ; ceux qui l’ont connu croient l’entendre, et la postérité s’assurera, en lisant sa Défense, que sa conversation n’était pas inférieure à ses écrits ; éloge que bien peu de grands hommes ont mérité 54 . »

Jamais réponse n’a désarmé un ennemi. Le gazetier ecclésiastique revint à la charge dans les numéros du 24 avril et du 1er mai 1750 55 . Il maintint tous les reproches qu’il avait faits à l’auteur. Sur les uns M.de Montesquieu essayait en vain de se justifier ; sur les autres il n’osait même pas tenter de se défendre. Suivait une longue liste d’objections accompagnées du mot : pas de réponse. C’est le refrain ordinaire. Quel est le journal qui n’ait pas toujours raison ?

Dès que la querelle prenait une couleur théologique, Voltaire ne pouvait se tenir à l’écart. Dans le Remerciement sincère à un homme charitable, il jetta à pleines mains le ridicule sur les feuilles jansénistes. Ce n’était pas le moyen d’apaiser les passions, à supposer que dans la France, divisée en deux camps, on fût disposé à écouter la raison. L’Esprit des lois fut dénoncé à l’Assemblée du clergé, à la Sorbonne, à la Cour de Rome. On voulait abattre par un coup de force un adversaire qu’il n’était pas facile de réduire au silence par la discussion.

A l’Assemblée du clergé l’accusateur ne fut rien de moins que l’archevêque de Sens, Languet de Gergy, l’historien et le panégyriste de Marie Alacoque. L’archevêque était le confrère de Montesquieu à l’Académie française, mais il n’était pas homme à s’arrêter devant une si petite considération quand il s’agissait de servir l’Église. « Il avait fait de grandes écritures, nous dit Montesquieu, écritures qui roulaient principalement sur ce que je n’avais point parlé de la Révélation, en quoi il croit et dans le raisonnement et dans le fait. 56  » Le zèle de l’archevêque ne fut pas récompensé, l’Assemblée du clergé laissa tomber la dénonciation.

La Sorbonne n’y mit guère moins de prudence. Sur les plaintes violentes du journal janséniste, qui accusait hautement le clergé de France, et surtout la faculté de théologie, de montrer pour la cause de Dieu une indifférence coupable, la Sorbonne nomma à diverses reprises des députés pour examiner l’Esprit des lois, ils y trouvèrent, dit-on, dix-huit chefs d’accusation ; mais l’affaire en resta là ; il n’y eut point de jugement. On voit néanmoins que plus d’une fois la faculté fut sur le point de se prononcer. « M. de Montesquieu, écrit Maupertuis, eut sur cela des inquiétudes, dont j’ai été le témoin et le dépositaire ; il n’était pas menacé de moins que de voir condamner son livre, et d’être obligé à une rétractation ou à des modifications toujours fâcheuses 57 . » Cette perpétuelle menace d’une censure agaçait Montesquieu. « La Sorbonne, écrivait-il en 1753, cherche toujours à m’attaquer ; il y a deux ans qu’elle travaille sans savoir guère comment s’y prendre. Si elle me fait mettre à ses trousses, je crois que j’achèverai de l’ensevelir 58  ; j’en serais bien fâché, car j’aime la paix par-dessus toutes choses 59 . »

A la mort de Montesquieu, en 1755, la Sorbonne n’avait rien fait encore, mais les amis de Montesquieu n’étaient point rassurés ; on craignait une condamnation d’autant plus facile à prononcer que l’écrivain ne serait plus là pour se défendre, et qu’en condamnant le livre on n’atteindrait pas la personne de l’auteur. Il y avait là un péril que le parti philosophique essayait de conjurer. C’est ainsi que j’explique un passage de l’Éloge de Montesquieu. Dans un langage entortillé, mais qui contient autant de flatteries que de menaces, d’Alembert invite la Sorbonne à laisser dormir ses foudres vieillies :

« Il s’agissait de la religion ; une délicatesse louable a fait prendre à la faculté le parti d’examiner l’Esprit des lois. Quoiqu’elle s’en occupe depuis plusieurs années, elle n’a rien prononcé jusqu’ici ; et fût-il échappé à M. de Montesquieu quelques inadvertances légères, presque inévitables dans une carrière si vaste, l’attention longue et scrupuleuse qu’elles auraient demandée de la part du corps le plus éclairé de l’Église prouverait au moins combien elles seraient excusables. Mais ce corps, plein de prudence, ne précipitera rien dans une si importante matière. Il connait les bornes de la raison et de la foi ; il sait que l’ouvrage d’un homme de lettres ne doit point être examiné comme celui d’un théologien... ; que d’ailleurs nous vivons dans un siècle malheureux, où les intérêts de la religion ont besoin d’être ménagés, et qu’on peut lui nuire auprès des simples, en répandant mal à propos, sur des génies du premier ordre, le soupçon d’incrédulité ; qu’enfin, malgré cette accusation injuste, M. de Montesquieu fut toujours estimé, recherché et accueilli par tout ce que l’Église a de plus respectable et de plus grand. Eût-il conservé auprès des gens de bien la considération dont il jouissait, s’ils l’eussent regardé comme un écrivain dangereux ? »

Tandis que la Sorbonne prolongeait ces hésitations qui ne devaient pas finir, on dénonçait l’Esprit des lois à Rome, on demandait que ce livre suspect fût déféré à la congrégation de l’Index. Une lettre adressée le 8 octobre 1750 au duc de Nivernois, ambassadeur de France à Rome, prouve que Montesquieu s’était ému de cette nouvelle menace. Il avait beau répéter que son livre était un livre de politique et non de théologie, une pareille excuse ne pouvait désarmer ses adversaires. Ce qu’on lui reprochait était justement de considérer la religion au point de vue politique ; il n’en fallait pas davantage pour alarmer une Église qui n’entend pas qu’on la discute, et qui prétend que, de droit divin, le dernier mot en toutes choses lui appartient.

Montesquieu offrait de corriger, ou tout au moins d’adoucir les passages qui blessaient les consciences timorées ; mais il ne connaissait pas les gens auxquels il avait affaire. On prenait acte de son bon vouloir, et on lui laissait entendre que la congrégation se contenterait de condamner les premières éditions. C’était plus qu’il n’en pouvait supporter ; ces tracasseries l’excédaient ; aussi s’en explique-t-il nettement dans sa lettre au duc de Nivernois :

« Je vois, dit-il, que les gens qui, se déterminant par la bonté de leur cœur, désirent de plaire à tout le monde et de ne déplaire à personne, ne font guère fortune dans ce monde. Sur la nouvelle qui me vint que quelques gens avaient dénoncé mon livre à la congrégation de l’Index, je pensai que, quand cette congrégation connaîtrait le sens dans lequel j’ai dit des choses qu’on me reproche, quand elle verrait que ceux qui ont attaqué mon livre en France ne se sont attiré que de l’indignation et du mépris, on me laisserait en repos à Rome, et que moi, de mon côté, dans les éditions que je ferais, je changerais les expressions qui ont pu faire quelque peine aux gens simples ; ce qui est une chose à laquelle je suis naturellement porté ; de sorte que quand monseigneur Bottari m’a envoyé ses objections, j’y ai toujours aveuglément adhéré, et ai mis sous mes pieds toute sorte d’amour-propre à cet égard. Or, à présent je vois qu’on se sert de ma déférence même pour opérer une condamnation. Votre Excellence remarquera que si mes premières éditions contenaient quelques hérésies, j’avoue que des explications dans une édition suivante ne devraient pas empêcher la condamnation des premières ; mais ici ce n’est point du tout le cas ; il est question de quelques termes qui, dans certains pays, ne paraissent pas assez modérés, ou que des gens simples regardent comme équivoques ; dans ce cas je dis que des modifications ou éclaircissements dans une édition suivante, et dans une apologie déjà faite 60 , suffisent. Ainsi Votre Excellence voit que, par le tour que cette affaire prend, je me fais plus de mal que l’on ne peut m’en faire, et que le mal qu’on peut me faire cessera d’en être un, sitôt que moi, jurisconsulte français, je le regarderai avec cette indifférence que (sic) mes confrères, les jurisconsultes français, ont regardé les procédés de la congrégation dans tous les temps. »

Ces dernières paroles sont d’un magistrat et d’un gallican. Jamais, dans notre ancienne monarchie, on n’a tenu compte des décisions que pouvait prendre la congrégation de l’Index. C’était là une de ces vieilles libertés auxquelles nos pères tenaient avec raison, car elle leur servait à défendre l’indépendance nationale et la liberté de l’esprit humain contre les prétentions ultramontaines. Que serait devenue la science, que serait devenue la France elle-même, si l’on s’était résigné à passer sous le joug de quelques théologiens, serviteurs dévoués des entreprises romaines ?

Montesquieu ajoute fièrement : « Je crois qu’il n’est point de l’intérêt de la cour de Rome de flétrir un livre de droit que toute l’Europe a déjà adopté ; ce n’est rien de le condamner, il faut le détruire. » Cri d’un grand homme qui sent ce qu’il vaut.

Cependant, à la fin de sa lettre, il baisse le ton et demande qu’on lui épargne un nouvel ennui : « Il me paraît, dit-il, que le parti que Votre Excellence a pris de tirer l’affaire en longueur est, sans difficulté, le meilleur, et peut conduire beaucoup à faire traiter l’affaire par voie d’impegno. 61  » Éviter tout éclat, telle devait être la politique d’un homme qui cherchait le repos, en comptant sur l’avenir pour justifier l’œuvre qu’il léguait à la postérité.

Il serait intéressant de connaître les détails de cette négociation, où Montesquieu parait avoir déployé cette finesse qui lui avait donné le goût de la diplomatie. Les pièces sont à Rome, mais on ne les a jamais publiées. Tout ce que nous savons, grâce à M. Sclopis 62 , c’est que le cardinal Passionei, un savant homme, se fit l’avocat de l’auteur auprès de monseigneur Bottari chargé de l’examen du livre. Une lettre adressée par Montesquieu au cardinal, et accompagnée d’une feuille d’éclaircissements, est entre les mains de M. Camille Angelini, à Rome ; M. Sclopis en donne une analyse, faite pour exciter la curiosité du public :

« Cette lettre, dit-il, est du 2 juin 1750. Montesquieu y témoigne le desir le plus vif d’éviter que son livre soit mis à l’Index : il espère que l’on verra « que s’il (Bottari) a trouvé quelquefois des termes qui n’exprimaient pas assez, ou qui exprimoient trop, ou des endroits qui n’étaient pas assez développés, je suis cependant presque toujours d’accord avec cet illustre prélat (Bottari). » Il ajoute qu’il s’en remet au jugement des deux prélats, et que s’il désire que partout on soit content de lui, ce désir est infiniment plus ardent à l’égard de Rome.
« Dans les éclaircissements ajoutés, on reproduit à peu près les mêmes considérations que celles qui se lisent dans la Défense de l’Esprit des lois, qui était alors au moment d’être publiée. Montesquieu déclare encore que « comme il veut éviter même de scandaliser les simples, il supprimera et expliquera dans une nouvelle édition, qu’il ne tardera pas à donner, les endroits qu’on s’est efforcé de rendre suspects par une explication sinistre. » Il demande qu’on suspende le jugement jusqu’à ce que l’on puisse avoir sous les yeux les réponses de l’auteur et la nouvelle édition ; enfin il parle de sa position dans le monde, et il insiste pour qu’on soit moins prompt à flétrir son livre et à condamner ses sentiments, qui ont toujours été et seront toujours ceux de la plus saine et de la plus pure doctrine, et exempts de tout soupçon à cet égard. »

Malgré cette déférence, malgré les efforts du duc de Nivernois, le livre ne put échapper à la censure romaine. M. Vian nous apprend que, le 3 mars 1752, la congrégation de l’Index condamna l’Esprit des lois ; il ajoute que, suivant toute apparence, cette censure décida Montesquieu à ne plus donner, de son vivant, une nouvelle édition de son livre. Il serait bon d’éclaircir ce fait peu connu de la mise à l’Index ; je remarque que les contemporains les mieux informés n’en parlent point. D’Alembert, qui s’étend sur les critiques des Nouvelles ecclésiastiques, et qui fait la leçon à la Sorbonne, ne dit pas un mot de l’Index. Est-ce ignorance, est-ce calcul ? il serait intéressant de le savoir.

Ce qui me ferait croire que la condamnation de l’Index ne reçut pas une grande publicité, c’est que le 4 juin 1752, trois mois après le jugement du tribunal romain, les Nouvelles ecclésiastiques recommencent le feu contre l’Esprit des lois, en attribuant à Montesquieu une brochure intitulée : Suite de la Défense de l’Esprit des lois 63 . Le gazetier janséniste saisit ce prétexte pour dire des injures atroces à l’ennemi qu’il veut terrasser. Dans cet article, que je ne connais, il est vrai, que par une lettre de Montesquieu, du 4 octobre 1752, il n’est pas question de l’Index et de sa censure. Comment un journal religieux aurait-il perdu une si belle occasion ?

Montesquieu applaudit à la Suite de la Défense de l’Esprit des lois, « faite, dit-il, par un protestant, écrivain habile, et qui a infiniment d’esprit ». Mais quant à lui, il ne veut pas répondre, « laissant à la mort de faire encore parler de lui... Mon principe, ajoute-t-il, est de ne point me remettre sur les rangs avec des gens méprisables. » Il avait raison ; on ne discute qu’avec des adversaires de bonne foi. Quant aux fanatiques, ou aux écrivains à gages qui font de la calomnie un métier, c’est une duperie que de se prêter à leur jeu. Le seul moyen de les confondre, c’est d’opposer à leurs insultes le silence et le mépris.

En suivant jusqu’au bout l’histoire de ces querelles théologiques, j’ai laissé de côté des critiques plus sincères et plus modérées. De 1749 à 1755 il en parut un certain nombre dont il est bon de dire quelques mots.

L’organe des jésuites, le Journal de Trévoux, s’occupa de l’Esprit des lois à diverses reprises 64 . En avril 1751, par exemple, il insiste sur ce qu’à son avis il y a d’insuffisant dans la théorie de Montesquieu :

« Il nous semble, dit l’article, qu’on aurait pu et dû ajouter à l’Esprit des lois un supplément, dont ce livre a un besoin absolu. L’amour de la patrie, le point d’honneur, la crainte du châtiment : voila toutes les forces dont M. de Montesquieu arme la législation des empires, selon les différentes formes qui caractérisent leurs gouvernements. Tout cet appareil dont on soutient la législation se réduit donc à des moyens qui ne peuvent émouvoir que l’interêt national des peuples, allumer l’ambition des nobles, intimider l’audace des faibles. Il n’y a rien là qui puisse lier la conscience aux lois, et étendre l’intérêt de les observer au delà des limites où se renferme la durée de cette vie. Ces appuis n’étant qu’extérieurs et passagers, leur insuffisance est évidente... Nous ne manquons point d’écrivains qui ont élevé l’édifice de la législation sur des fondements plus stables, et qui l’ont fortifié d’une sanction divine 65 .

La réponse à cette critique me paraît facile. Montesquieu parle du caractère politique qui distingue les législations, et qui tient à la forme des gouvernements. Le Journal de Trévoux parle du caractère moral et religieux qui est commun aux lois de tous les peuples. Entre ces deux façons de considérer les choses, il n’y a aucune contradiction ; on peut aisément les concilier. Du reste, si j’ai cité ce passage, c’est pour montrer que le Journal de Trévoux discute avec convenance, et ne croit pas que traîner un écrivain dans la boue soit une manière de le réfuter.

En 1751, l’abbé de la Porte, critique fameux en son temps, publia des Observations sur l’Esprit des lois, ou l’art de le lire, de l’entendre et d’en juger 66 , avec l’épigraphe :

Quæ in nemora, aut quos agor in specus 67 .

Le titre dit bien ce que l’écrivain s’est proposé de faire. Le livre contient autant d’éloge que de blâme. D’une part l’Esprit des lois est l’ouvrage « le plus curieux, le plus étendu, le plus intéressant qui ait paru depuis longtemps » ; c’est un livre qui contient de l’or en masse ; c’est un Pérou, c’est un tableau moral de l’univers. D’autre part, c’est un labyrinthe où l’on se perd ; c’est le portefeuille d’un homme d’esprit, mais ce n’est qu’un portefeuille, « c’est-à-dire un amas de pièces décousues, un tas de morceaux détachés ; enfin une infinité d’excellents matériaux, dont on pouvait faire un très-bon livre... » On n’aperçoit « qu’une infinité de petits anneaux, dont les uns sont d’or à la vérité, les autres de diamants et de pierres les plus rares et les plus précieuses ; mais enfin ce ne sont que des anneaux qui ne forment point une chaîne 68 . » Il faut reconnaître que l’abbé de la Porte n’est pas le seul qui ait adressé de pareils reproches à l’Esprit des lois.

En dehors de ces réflexions sur l’absence de méthode, l’abbé de la Porte divise sa critique en cinq articles : religion , morale, politique, jurisprudence et commerce. Sur chaque point il s’efforce de prouver que l’Esprit des lois rapporte tout au climat et au gouvernement. C’est aller plus loin que l’auteur ; aussi Montesquieu a-t-il pu dire avec raison : « L’abbé de la Porte m’a critiqué sans m’entendre 69 . » Quelques-unes des observations ne manquent pas de finesse ; mais l’œuvre est médiocre ; je n’en ai pu rien tirer pour mon commentaire. Montesquieu, en appelant l’auteur le futile La Porte, l’a jugé d’un mot.

A cette critique de peu de valeur on fit cependant deux réponses. L’une est intitulée : Apologie de l’Esprit des lois, ou réponse aux observations de M. de la Porte. C’est une brochure de cent quarante pages dont l’auteur est Boulanger de Rivery. La défense est aussi insignifiante que l’attaque 70 .

Il n’en est point de même d’un autre écrit qui porte pour titre : « Réponse aux Observations sur l’Esprit des lois. L’auteur de ce livre était un jeune négociant de Bordeaux, M. Risteau, qui devint plus tard un des directeurs de la compagnie des Indes. Montesquieu faisait grand cas de ce travail ; il avouait même qu’il eût été fort embarrassé de répondre à certaines objections, que son jeune défenseur avait réfutées de manière à ne laisser aucune place à la réplique 71 . Cette appréciation donne un certain prix à la Réponse de M. Risteau. Du reste, elle n’est pas rare. On l’a réimprimée à la suite des Lettres familières, Paris, 1767, et en dernier lieu dans l’édition des Œuvres complètes de Montesquieu, publiée par Dalibon, Paris, 1827.

Dans les Observations de l’abbé de la Porte on trouve un passage obscur, ainsi conçu :

« Je n’entreprendrai pas de réfuter le sentiment de M. de Montesquieu sur la levée des impôts ; un homme du métier l’a fait, dit-on, avec beaucoup de force ; mais l’ouvrage est fort rare, et quoique fait pour le public il n’a été vu jusqu’à présent que par un très-petit nombre d’amis particuliers, à qui, par un privilège spécial, on a bien voulu en procurer la lecture. Tout le monde sait que l’auteur est un homme de très-grand mérite ; il a écrit pour la défense de sa cause, et de celle d’une compagnie riche, nombreuse et puissante 72 . Un combat entre lui et l’auteur de l’Esprit des lois, serait pour le moins aussi intéressant que celui d’Argant et de Tancrède 73 . »

Cet adversaire redoutable, suivant l’abbé de la Porte, était M. Dupin, fermier général, qui avait fait imprimer à un très petit nombre d’exemplaires, en deux volumes in-8º, des : Remarques sur quelques parties d’un livre intitulé l’Esprit des lois 74 . « Ainsi, écrivait Montesquieu, me voilà cité au tribunal de la maltôte, comme j’ai été cité à celui du Journal de Trévoux 75 . » Le livre avait fait grand bruit avant sa naissance ; on prétend même que Montesquieu se serait adressé à madame de Pompadour pour en empêcher la publication. Les écrivains du XVIIIe siècle étaient assez chatouilleux à l’endroit de la critique, pour qu’une pareille démarche n’ait en soi rien d’impossible ; Voltaire en a fait bien d’autres. Mais jusqu’à preuve du contraire rien n’autorise à accuser Montesquieu de cette faiblesse. Dans sa correspondance, il ne paraît nullement effrayé des critiques de celui qu’il appelle le pesant Dupin 76 .

Ce qui semble vrai, c’est que, par un motif que nous ignorons, M. Dupin supprima son livre, dont les exemplaires sont devenus une rareté bibliographique ; mais à l’aide des pères jésuites Berthier et Plesse, il le refondit en trois volumes sous le titre d’Observations sur un livre intitulé l’Esprit des lois, divisées en trois parties 77 .

Ce livre, dont Voltaire s’est servi dans son Commentaire sur l’Esprit des lois, a les qualités et les défauts des Observations de Crévier dont nous parlerons plus loin. C’est l’œuvre de savants estimables qui ne se font faute de reprendre Montesquieu sur l’inexactitude d’un grand nombre de citations, et sur les conséquences qu’il en tire ; mais le mérite de l’Esprit des lois leur échappe, ou plutôt l’originalité et la hardiesse de Montesquieu les effraye. Ils appartiennent à cette école de gens timorés qui sanctifient les abus quand ils sont anciens, et ne permettent pas qu’on maltraite les Pharaons de peur que la critique ne retombe sur la royauté française. C’est ainsi que Dupin en veut aux Romains d’avoir chassé Tarquin le Superbe : « L’exil des Tarquins, dit-il, en délivrant Rome de ses tyrans domestiques, accrut au dehors le nombre de ses ennemis. Il lui fit perdre ses alliés ; et cette ville, destinée à être la maîtresse du monde, fut près de rentrer dans le néant d’où elle était sortie deux cent quarante-trois ans auparavant. D’ailleurs cet exemple, puisé dans les temps orageux d’un État naissant, ne justifiera jamais l’attentat des sujets contre leur souverain 78 . »

Rencontre-t-il sur son chemin un passage où Montesquieu parle de la dictature, sans même la juger, l’honnête fermier général profite de l’occasion pour célébrer la monarchie. « L’excellence du gouvernement d’un seul est si bien démontrée, dans les républiques mêmes, que sitôt que Rome se voyait menacée de quelque danger, elle créait un dictateur, magistrat qui exerçait un pouvoir tout à fait monarchique, et plus étendu que celui des rois qui avaient fondé cet empire 79 . »

Réduire l’histoire du monde à l’apologie de la royauté française, c’est un système commode ; mais on peut douter que de pareils critiques, malgré la pureté de leur foi monarchique, eussent qualité pour corriger et réformer Montesquieu. Ce qu’ils ont prouvé le plus clairement, c’est la petitesse de leur esprit.

Peut-être faudrait-il parler des observations que Grosley adressa à Montesquieu en 1750. Elles frappèrent le président. Il y fit une réponse, qu’on nous a conservée. De cette réponse même il a tiré un chapitre de l’Esprit des lois 80 . Mais je ne crois pas que ces observations aient été imprimées du vivant de Montesquieu.

Tout le bruit qui se faisait autour de son livre avait attristé le président. Il se plaignait de n’être pas compris ; il sentait qu’il était trop sérieux pour la frivolité des salons de Paris.

« S’il m’est permis de prédire la fortune de mon ouvrage, écrit-il dans une note qui nous a été conservée 81 , il sera plus approuvé que lu. De pareilles lectures peuvent être un plaisir, elles ne sont jamais un amusement [amusesement]. J’avais conçu le dessein de donner plus d’étendue et de profondeur à quelques endroits de mon Esprit : j’en suis devenu incapable ; mes lectures m’ont affaibli les yeux, et il me semble que ce qu’il me reste encore de lumière n’est que l’aurore du jour où ils se fermeront pour jamais. »

Pour être complet, il me resterait à indiquer quelques ouvrages publiés du vivant de Montesquieu, mais dont il ne parle pas dans ce qui nous reste de sa correspondance. Telles sont les cinq lettres de La Beaumelle sur l’Esprit des lois. C’est une apologie enthousiaste du livre et de l’auteur. La partie la plus curieuse est celle où La Beaumelle, qui vivait alors à Copenhague, démontre que la royauté absolue du Danemark n’a rien de commun avec le despotisme, tel que l’entend Montesquieu.

Ces lettres ont paru en 1753, à la suite d’un ouvrage intitulé : Extrait du livre de l’Esprit des lois, chapitre par chapitre, avec des remarques sur quelques endroits particuliers de ce livre, et une idée de toutes les critiques qui en ont été faites 82 . Ces remarques, qu’on attribue à Forbonnais, sont d’un esprit modéré et craintif. Le critique est un partisan de l’abbé Du Bos, un Français de bonne souche qui n’admire que son pays, et qui regarde avec effroi les désordres de la liberté anglaise. La hardiesse de Montesquieu l’effraye, mais il se sent attiré vers ce grand esprit, et n’en parle qu’avec respect.

Citerai-je encore l’essai du comte G. de Cataneo, gentilhomme vénitien au service de Frédéric II ? La source, la force et le véritable esprit des lois, pour servir de réponse au livre de l’Esprit des lois et de l’Homme machine 83 , est une œuvre insignifiante et prétentieuse, écrite dans une langue qui n’est ni du français, ni de l’italien. Tout en déclarant, dans son jargon, que le style de l’Esprit des lois est un torrent de lait, détrempé d’excellent vin de Champagne, Cataneo cherche à se faire valoir en montrant qu’il en sait plus long que Montesquieu, et que s’il avait fait l’Esprit des lois, il l’aurait compris tout autrement. C’est le défaut général des critiques de l’Esprit des lois ; on est trop souvent tenté de leur appliquer le mot si fin et si juste de Montesquieu, écrivant à l’abbé de Guasco : « A l’égard du plan que le petit ministre de Wurtemberg voudrait que j’eusse suivi dans un ouvrage qui porte le titre d’Esprit des lois, répondez-lui que mon intention a été de faire mon ouvrage et non pas le sien 84 . »

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