§ V. DES COMMENTAIRES PUBLIÉS DEPUIS LA MORT DE MONTESQUIEU JUSQU’A NOS JOURS.

Les premiers travaux qui ont paru sur l’Esprit des lois après la mort de Montesquieu, sont des analyses qui ont pour objet de mieux faire comprendre l’objet de ce grand ouvrage. Telle avait été la pensée de Bertolini, en 1754, telle fut celle de d’Alembert, lorsqu’on 1755 il publia à la suite de l’éloge de Montesquieu une analyse de l’Esprit des lois. Ce résumé, un peu froid, un peu sec, et qui témoigne peu de critique chez d’Alembert, a du moins le mérite de la clarté et de l’exactitude ; aussi la plupart des éditeurs l’ont-ils conservé comme une introduction à l’œuvre de Montesquieu.

En 1758, Antoine Pecquet, grand maître des eaux et forêts de Rouen, publia à Paris une Analyse raisonnée de l’Esprit des lois du président de Montesquieu 107 . L’auteur s’est proposé de faire connaître exactement le plan de l’Esprit des lois, plan qui a échappé à plus d’un lecteur. Il a cru y réussir en renversant l’ordre que Montesquieu a suivi dans les chapitres de son livre ; il a espéré que par ce moyen il répondrait à des objections, faites par des hommes qui ne saisissent pas la liaison des idées, ou qui se plaisent à tout critiquer « comme si c’était un moyen de se venger d’une supériorité qui blesse leur amour-propre 108 . » L’intention de Pecquet était bonne ; mais l’exécution est médiocre ; il y a peu de chose à tirer de son analyse, quoiqu’elle soit faite avec soin, et qu’elle contienne quelques réflexions judicieuses.

D’Alembert et Pecquet sont des admirateurs de Montesquieu ; on n’en peut dire autant de Crévier, qui publia en 1764 des Observations sur le livre de l’Esprit des lois 109 . Crévier, professeur de rhétorique au collège de Beauvais, s’était fait un certain nom au dernier siècle comme continuateur de Rollin ; mais il n’était pas de taille à se mesurer avec Montesquieu, et il n’avait rien de ce qu’il faut pour le juger avec équité. Pédant et dévot, il reprend la succession des Nouvelles ecclésiastiques et de Dupin, pour traiter de la façon la plus dure un auteur qui, à son avis, manque de patriotisme, d’érudition, de logique, et qui n’est qu’un ennemi de l’orthodoxie chrétienne ; ennemi d’autant plus dangereux qu’il est plus caché. A l’Esprit des lois il oppose le traité de droit naturel que le chancelier d’Aguesseau a mis en tête de son Institution au droit public. M. d’Aguesseau, voilà pour lui l’écrivain vraiment illustre, le philosophe chrétien « qui a une supériorité infinie sur celui qui n’a suivi qu’une raison aveugle 110 . »

Les Observations sont divisées en deux parties. § I. Défaut d’exactitude sur les faits historiques et dans l’interprétation des textes. § II. Faux principes en matière de métaphysique, de morale et de religion.

Dans la première partie de sa critique, Crévier a souvent raison. Faible dans l’appréciation des faits, et n’ayant pas le coup d’œil politique de Montesquieu (on ne s’en aperçoit que trop en lisant son Histoire des Empereurs), il connaît mieux les textes, et n’a point cette vivacité d’imagination qui a quelquefois entraîné l’auteur de l’Esprit des lois à voir dans Tite-Live ou Tacite ce qui n’y était pas. Nous avons tiré plus d’une note de Crévier, quoiqu’à vrai dire elles ne changent rien à la physionomie générale du livre, mais il est toujours bon de corriger une erreur 111 .

Quant à la seconde partie des Observations, elle est amère et violente, sans sortir des lieux communs à l’usage des dévots. Crévier veut bien admettre que Montesquieu montre de l’équité et de la douceur, et qu’il est plein d’humanité, mais il ne peut comprendre qu’un homme de bon sens ose mettre en doute la perfection de l’ordre établi. C’est la vanité qui a égaré Montesquieu. Il a voulu ne point suivre les routes battues. Pour s’éloigner de la façon de penser commune, il a recherché le paradoxe ; il a craint une religion qui l’humiliait 112 . » Chose curieuse, c’est le langage que le jésuite Routh met dans la bouche de Montesquieu mourant ; langage démenti par tous les amis qui veillèrent le président à son lit de mort.

« II avoua, dit le père Routh, que c’était le goût du neuf, du singulier, le désir de passer pour un génie supérieur aux préjugés et aux maximes communes, l’envie de plaire et de mériter les applaudissements de ces personnes qui donnent le ton à l’estime publique, et qui n’accordent jamais plus sûrement la leur que quand on semble les autoriser a secouer le joug de toute dépendance et de toute contrainte, qui lui avaient mis les armes à la main contre la religion 113 . »

On peut assurer que Montesquieu n’a jamais tenu un discours sembable ; mais il n’est pas le seul à qui on ait prêté de pareils sentiments. Le Journal de Trévoux, le père Routh, Crévier et bien d’autres n’ont jamais vu qu’un téméraire, un fou, un criminel, dans le philosophe qui a l’audace de chercher la vérité par le seul effort de sa raison.

Aussi faut-il voir de quel ton le professeur de rhétorique traite l’auteur de l’Esprit des lois. Associer la philosophie à la raison pour expliquer l’adoucissement du droit des gens, c’est de l’indifférence. Examiner et comparer les diverses religions du monde, c’est ignoble. Le christianisme exclut toute comparaison : il ne peut être comparé qu’à lui-même 114 . Faire l’éloge de Julien, « cet empereur qui n’avait nulle dignité dans sa conduite ni dans son style », c’est une honte ; l’élever au-dessus de Théodose, c’est de l’indécence 115 . Défendre la tolérance universelle, c’est de l’irréligion caractérisée ; traiter Machiavel et Bayle de grands hommes, c’est montrer qu’on a un faible pour tous ceux qui ont fait profession d’impiété 116 .

Le tout finit par une malédiction contre les nouveaux philosophes, « fléaux plus pernicieux au genre humain que les Tamerlan et les Attila 117  » ; malédiction accompagnée, suivant l’usage, d’une prière, « afin que ces apôtres d’irréligion reconnaissent enfin leur aveuglement déplorable, et édifient la société par une abjuration sincère de leurs dogmes funestes ». C’est tout le mal que vous souhaite un chrétien, qui se souvient que vous êtes ses frères, et qui a appris de la loi de Jésus-Christ à vouloir le bien véritable de ceux qui font les plus grands maux. Beatus vir cujus est nomen Domini spes ejus, et non respexit in vanitates et insanias falsas. (Ps. XXXIX, v. 5.) La bénédiction, a dit Mme de Gasparin, est la dernière vengeance des dévots.

Tel est le pamphlet de cet honnête pharisien. Il avoue qu’au début il a été fasciné par les beautés éclatantes de l’Esprit des lois, mais que « les conseils d’un grand magistrat en qui les lumières égalent l’amour de la vertu, l’ont éclairé et lui ont fait voir distinctement les taches énormes qu’il n’avait aperçues qu’à travers une lueur éblouissante 118 . » Les éloges que Crévier prodigue au chancelier permettent de croire que ce grand magistrat, qui n’admirait point Montesquieu, pourrait bien être d’Aguesseau. Il est vrai que le chancelier mourut en 1751, treize ans avant la publication des Observations, mais l’ouvrage était de plus ancienne date, et suivant toute apparence il a été commencé dès l’apparition de l’Esprit des lois. Autrement on ne s’expliquerait pas pourquoi les critiques de Crévier portent sur l’édition de 1749, et visent des passages supprimés ou modifiés dans les éditions suivantes.

Quoi qu’il en soit, on s’attendait dans un certain parti à ce que le jugement d’un érudit tel que Crévier fit un grand effet sur le public. On en peut juger par la curieuse approbation donnée par le censeur :

« J’ai lu par ordre de Monseigneur le Chancelier les Observations manuscrites de M. Crévier sur le livre de l’Esprit des lois. Le nom d’un auteur qui a fait ses preuves est un heureux présagie. Cet ouvrage ne perdra rien à l’examen ; il m’a paru judicieux et solide. S’il avait été plus tôt entre les mains du public, la séduction aurait fait moins de progrès.
« JOLLY.
« En Sorbonne, le 7 mai 1763. »

Hélas ! le monde est incorrigible : c’est en vain que les sages, levant les bras au ciel, conjurent le temps d’arrêter sa marche impitoyable et de retourner vers le passé : la séduction de la raison n’a pas cessé de faire des progrès. D’Aguesseau est entré dans le sanctuaire où reposent ces écrivains vénérables qu’on ne lit guère, Montesquieu a été le législateur des peuples modernes. Il leur a fait aimer la liberté politique, la liberté de la presse, le jury, la tolérance universelle, choses abominables, venins terribles, qui devraient emporter notre société, si, comme Mithridate, elle n’avait pris l’habitude et le goût de ces poisons, qui ne tuent que ceux qui en ont peur.

L’année même où Crévier publiait ses Observations, il parut à Amsterdam une édition de l’Esprit des lois, avec des remarques politiques el philosophiques d’un anonyme 119 . Cet anonyme est Élie Luzac, qui appartenait à une famille de réfugiés français.

Protestant et républicain, Élie Luzac ne partage point les préjugés de Crévier ; il rend justice à l’Esprit des lois, qu’il proclame un livre unique dans son espèce 120  ; mais, comme la plupart des critiques de Montesquieu, il ne saisit point la pensée de l’auteur ; quelquefois même il a de la peine à en comprendre le langage. Cette parole vive, fine, ironique, le déroute ; il signale comme des défauts ces traits de caractère qui font le charme de l’Esprit des lois, en nous montrant l’homme et en nous faisant oublier l’auteur.

Au fond Élie Luzac en veut à Montesquieu de n’avoir pas fait une œuvre méthodique, avec définitions, divisions, principes et conséquences, et il s’efforce de corriger, autant qu’il est en lui, ce défaut qui empêche l’Esprit des lois de ressembler au Droit naturel d’Heineccius. Il ne lui vient pas à l’idée que ce livre, qui l’intéresse et qui le choque, pourrait bien avoir quelque chose de la liberté, et du décousu de Montaigne. Pour lui, l’Esprit des lois est un traité de droit public qui dit à tous les peuples ce qui doit être. A ce point de vue le livre est assurément très-imparfait, car l’auteur s’est proposé un objet tout différent. Quand Montesquieu parle des lois fondamentales de la monarchie, des rangs intermédiaires, du dépôt des lois 121 , c’est-à-dire de la royauté française, des trois ordres et du parlement, Élie Luzac cherche à tâtons comment on pourrait ramener à un principe universel ces observations, qui, en elles-mêmes, sont plus claires que le jour. C’est bien autre chose quand il en arrive au chapitre de l’Éducation dans les monarchies 122 , et à la définition de l’honneur. Ces pages ingénieuses qui nous donnent le secret de la grandeur et de la bassesse des nobles français, sont de l’hébreu pour l’éditeur hollandais. « Ce passage, dit-il ironiquement, doit être bien beau pour ceux qui l’entendent 123 , et cependant il n’est point de français qui ne comprenne aisément et qui n’admire tout ce qu’il y a de justesse dans les réflexions de Montesquieu.

Néanmoins le commentaire d’Élie Luzac n’est pas sans mérite, c’est l’œuvre d’un homme instruit, d’un critique de bonne foi ; nous en avons tiré plus d’une observation. Tout ce qu’il dit sur la Hollande est digne d’attention. Du reste il s’est à peine occupé des derniers livres qui touchent à l’histoire du droit romain et du droit français ; et de ce côté son commentaire est incomplet.

En 1767, Richer, avocat au Parlement, celui-là même qui en 1758 avait été choisi par la famille de Montesquieu pour donner une édition définitive des Œuvres complètes, avec les corrections et additions de l’auteur, Richer, dis-je, publia une nouvelle édition de l’Esprit des lois en 4 volumes in-12, et la fit précéder d’un avertissement dans lequel il répondait assez aigrement à Crévier et à l’anonyme. Cet avertissement, qui a été reproduit dans plusieurs éditions, a peu d’intérêt aujourd’hui. Chemin faisant, Richer réfute, sans le nommer, l’avocat Linguet, qui, dans sa Théorie des lois civiles, s’était amusé à faire l’apologie ; du despotisme oriental. Il y a de beaux esprits qui cherchent à se faire un nom en rompant en visière aux idées reçues ; ils s’imaginent qu’à force d’audace on peut remplacer la science par des paradoxes, et en imposer au public. Linguet est le roi du genre ; on ne peut lui refuser ni talent ni courage ; mais ces fusées qui éblouissent un instant la foule s’éteignent bientôt dans la plus profonde obscurité. Que reste-t-il de ces volumes que Linguet entassait avec une facilité sans pareille ? Que reste-t-il de l’homme lui-même, malgré sa vie aventureuse et sa fin tragique ? Rien qu’un nom équivoque, et connu à peine des curieux.

Voltaire et Helvétius ont voulu, eux aussi, commenter l’Esprit des lois. Montesquieu avait peu de goût pour le premier, il s’en est expliqué plusieurs fois, avec quelque dureté. « Voltaire, dit-il, dans ses Pensées, est comme les moines, qui n’écrivent pas pour le sujet qu’ils traitent, mais pour la gloire de leur ordre ; Voltaire écrit pour son couvent. » C’est la même opinion qu’il exprime en 1752 dans une lettre au fidèle Guasco : « Quant à Voltaire, il a trop d’esprit pour m’entendre. Tous les livres qu’il lit, il les fait ; après quoi il approuve ou critique ce qu’il a fait. » On peut trouver ce jugement sévère, mais il contient un fond de vérité. Montesquieu a saisi le défaut de son rival. Qu’on lise les Dialogues de l’A. B. C. ou le Commentaire sur l’Esprit des lois, publié en 1778, on verra bientôt que Voltaire se parle et se répond à lui-même. Il a, comme toujours, un esprit prodigieux, il sème à pleines mains des plaisanteries qui ne manquent pas toujours de justesse, mais l’œuvre n’est pas sérieuse ; Voltaire est à côté du sujet. Du reste il en eut conscience ; il se lassa vite de lutter avec un aussi rude jouteur. Son commentaire n’est qu’une ébauche inachevée.

Helvétius était l’ami de Montesquieu, mais ne lui ressemblait guère. Il est même difficile d’imaginer un genre d’esprit plus différent. « Dans chaque homme, a dit Coleridge, il y a un Platon ou un Aristote, mais jamais Platon n’est Aristote, ni Aristote n’est Platon. » Vérité profonde, sous la forme d’un paradoxe. On dirait qu’il y a deux sortes d’esprits parmi les hommes. Les uns se plaisent dans les pures conceptions de l’intelligence ; les autres ne connaissent que les faits, et se bornent à généraliser leurs observations. Les premiers, malgré leur prétention de n’en appeler qu’à la raison, sont souvent dupes de leur imagination et de leurs souvenirs ; les seconds vont souvent trop loin dans leurs conclusions ; mais les deux écoles ne s’entendent guère, et leur rapprochement a plus d’apparence que de vérité. Helvétius était de ceux qui trouvent à priori la solution de tous les problèmes. Pour lui l’intérêt personnel explique tout : politique, morale, législation. Le passé ni l’avenir n’ont rien à lui apprendre ; c’est un algébriste qui possède une formule absolue. A quoi bon étudier l’histoire ? c’est un labeur sans objet ; c’est du temps perdu. Aussi le prend-il de haut avec son cher Président, et ne lui ménage-t-il pas les critiques. Helvétius était un galant homme, quelques-unes de ses réflexions sont justes 124  ; mais il n’était pas fait pour entendre Montesquieu, et encore moins pour rivaliser avec lui. Les livres de l’Esprit et de l’Homme, qui devaient remplacer l’Esprit des lois, sont depuis longtemps oubliés.

La Harpe et Servan ont tous deux parlé de l’Esprit des lois : La Harpe, dans sa seconde manière, quand la révolution l’eut dégoûté du parti philosophique ; Servan, en s’occupant des lois criminelles et de leur réforme ; tous deux avec une vive admiration de Montesquieu.

Condorcet a publié des Observations sur le XXIXe livre de l’Esprit des lois, intitulé : De la manière de composer les lois. Condorcet réfute Montesquieu, qu’il traite avec sévérité, et s’amuse à refaire le livre qu’il critique. M. Destutt de Tracy a publié les Observations de Condorcet à la suite de son propre commentaire. Il y trouve une grande force de dialectique et une supériorité de vues ; c’est chose naturelle : Condorcet et Destutt de Tracy sont de l’école philosophique. Pour moi, j’en ai tiré peu de chose ; j’ai trouvé dans ces Observations plus de morgue que de justesse. Sans être le plus grand philosophe de son temps, comme le prétend M. de Tracy, Condorcet n’est pas un esprit ordinaire ; mais tout entier à son credo, il ne comprend ni ne parle la langue de Montesquieu.

Il serait injuste d’oublier les Observations sur Montesquieu, publiées en 1787 par M. Lenglet, avocat au Parlement de l’Académie d’Arras 125 . C’est une analyse de l’Esprit des lois ; elle ne manque pas de mérite. L’auteur a pris pour devise de son livre une phrase empruntée à la Défense de l’Esprit des lois. « Dans les livres de raisonnement, on ne tient rien, si on ne tient toute la chaîne. » II s’est proposé de répondre à ceux qui accusaient Montesquieu d’un défaut de méthode ; il a essayé de mettre en pleine lumière le plan de son grand ouvrage. On ne peut dire qu’il y ait tout à fait réussi ; mais l’intention était bonne. Lenglet est un de ceux qui ont le mieux saisi la pensée de Montesquieu.

En 1806, M. Destutt de Tracy, sénateur, écrivit pour Jefferson un Commentaire sur l’Esprit des lois. L’ouvrage parut à Philadelphie en 1811 ; l’auteur ne comptait pas le publier en Europe ; la police impériale y eût mis bon ordre. Plus tard il en courut une copie inexacte qui fut imprimée à Liège, et réimprimée à Paris. En 1819, M. de Tracy. devenu pair de France, en donna une édition plus correcte. « Puisque tout le monde imprime mon ouvrage, sans mon aveu, dit-il dans l’avertissement, j’aime mieux qu’il paraisse tel que je l’ai composé. »

L’ouvrage fit sensation dans le public ; on n’était plus habitué à tant de hardiesse politique. Au fond, ce que proposait l’auteur, comme le seul gouvernement avoué par la raison ; c’était la République. La France n’en était pas là en 1819.

A ne considérer M. de Tracy que comme un commentateur de Montesquieu, on peut lui faire le même reproche qu’à Helvétius. Il a le dédain de l’histoire, et ne croit qu’à la raison et à la logique. Il fait de la politique par théories générales, et sans se soucier des cas particuliers. Avec un pareil procédé tous les problèmes disparaissent, ou pour mieux dire on passe à côté. Montesquieu étudie la nature et le principe des gouvernements. De Tracy répond gravement : « Il y a deux espèces de gouvernements ; ceux qui sont fondés sur les droits généraux des hommes, et ceux qui se prétendent fondés sur des droits particuliers. — Le principe des gouvernements fondés sur les droits des hommes, est la raison. » Très-bien ; nous voici fort avancés dans la connaissance des empires et des législations. Et quelles lois donneront ces gouvernements, fondés sur la raison ? Écoutons l’oracle : « Les gouvernements fondés sur la raison n’ont qu’à laisser agir la nature. — Les lois positives doivent être conséquentes aux lois de notre nature. Voilà l’Esprit des lois. » En vérité, si M. de Tracy avait voulu prouver qu’il ne comprenait pas un mot de ce que Montesquieu a voulu dire et faire, s’y serait-il pris autrement ?

Est-ce à dire que le livre de M. de Tracy soit sans mérite ? Non sans doute. Qu’on oublie l’intitulé de l’ouvrage, qu’on n’y cherche pas un commentaire sur l’Esprit des lois, mais simplement un essai de politique, la théorie d’un disciple de Condillac et de Condorcet, on le lira avec intérêt. C’est une apologie du régime représentatif par un homme qui n’aime pas l’Angleterre, mais qui a traversé les erreurs politiques de la révolution, et qui a profité de cette rude expérience. Néanmoins les réflexions économiques valent mieux que les jugements politiques-, on y retrouve l’auteur des Éléments d’idéologie qui ont eu leur jour de succès. Le plus grand défaut de M. de Tracy, c’est l’âpreté de ses opinions ; on y sent le sectaire, ou plutôt l’écolier qui croit aveuglément ce que son maître lui a dit. Quand il proclame que l’impôt est toujours un mal, il est permis de trouver qu’il va trop loin ; car enfin la sécurité et le bien-être d’un pays ont un prix qu’on peut calculer ; il y a là pour chaque citoyen un service rendu par l’État qui peut excéder de beaucoup le sacrifice exigé. Est-il plus raisonnable de déclarer que « moins les idées religieuses ont de force dans un pays, plus on y est vertueux, heureux, libre et paisible ? » N’est-ce pas confondre les querelles du clergé avec les bienfaits de la religion ? Est-ce surtout au lendemain de 1792 qu’on peut donner à l’histoire un pareil démenti ?

Depuis quatre-vingts ans nous souffrons de l’esprit révolutionnaire ; qu’est-ce que cet esprit ? Y a-t-il seulement des passions mauvaises qui poussent au renversement des institutions ; n’y a-t-il pas un mélange d’erreurs qui égarent de très-honnêtes gens ? A mon avis, l’esprit révolutionnaire tient à l’école dont M. de Tracy est un des adeptes les plus dévoués. Ces théories vagues que chacun imagine à son gré, inspirent le dégoût de ce qui existe, en promettant à ceux qui souffrent un règne de justice et de bonheur qui n’appartient pas à l’homme ici-bas. Tous ces adorateurs de l’absolu sont des mécontents incorrigibles ; tout au contraire, un disciple de Montesquieu ne sera jamais un révolutionnaire. Pourquoi ? C’est qu’avec Montesquieu on descend des nuages ; on est sur la terre, au milieu des choses, en face des difficultés réelles. La politique n’est pas un rêve plus ou moins ingénieux ; c’est la science et l’art du gouvernement ; science d’observation, pratique des plus délicates, mais qui par cela même a une tout autre grandeur que les fantaisies des théoriciens les plus hardis. Les systèmes passent, l’observation reste ; c’est là ce qui fait l’immense supériorité de Montesquieu sur tous ces critiques qu’on ne lit plus.

Parlerai-je de la Réfutation de la doctrine de Montesquieu sur la balance des pouvoirs, publié en 1816 par M. le comte de Saint-Roman, pair de France 126  ? Le nom de Montesquieu est là comme une enseigne pour appeler l’attention du lecteur ; au fond, le livre n’est qu’une apologie de la royauté absolue contre les fausses maximes de liberté qui déjà se trouvent a chez le respectable Rollin, chez l’éloquent Massillon, chez le vertueux Fénelon. Montesquieu, dit naïvement le noble pair, n’a écrit que de pures spéculations. Lui-même en aurait reconnu l’erreur s’il eût pensé qu’on dût les mettre en pratique 127 . » Un peu plus loin nous apprenons que « ce serait faire une injure grossière à la suprême sagesse qui a dicté la charte et qui nous l’a donnée (c’est du roi Louis XVIII et non pas de Dieu qu’il s’agit), que de lui faire partager les spéculations bizarres et les pensées hasardées d’un publiciste justement célèbre, mais dont les idées, dans l’immensité de ses travaux, ne portent pas toutes également l’empreinte de la réflexion et de la profondeur 128  ». On m’excusera de n’avoir rien tiré d’un pareil commentaire. M. de Saint-Roman était un pur royaliste ; il avait bien le droit de reprocher à Montesquieu et à Chateaubriand de faire tomber la France dans les pièges de la démocratie. « Pour tout dire, en un mot s’écriait-il, nous revenons en 1793, ou, à bien parler, nous n’en sommes pas sortis un seul instant 129 . » On voit qu’un même article de foi fait depuis soixante ans la sagesse et la vertu de toutes les générations de conservateurs. On se passe de main en main l’horreur de la démocratie et l’amour du pouvoir absolu.

Au dernier siècle on commentait volontiers Montesquieu ; c’était une façon de se fortifier en luttant avec ce grand esprit. Plusieurs de ces commentaires sont restés en manuscrit, et n’étaient pas faits pour la publicité ; il en est un qu’on a signalé depuis longtemps, et qui se recommande tout au moins par le nom de son auteur. M. de Boisgelin, qui fut archevêque d’Aix, membre de l’Académie française, député aux états-généraux, et qui mourut en 1804 archevêque de Tours et cardinal, avait dans sa jeunesse fait un ample commentaire de l’Esprit des lois. Plus d’une fois on a pensé à l’imprimer. Dernièrement M. de Carné avait commencé dans le Correspondant à nous parler de l’auteur, en nous promettant de nous faire connaître, au moins en partie, le commentaire. Des membres de la famille se sont opposés à cette publication. On doit le regretter ; il eût été intéressant de voir quelles étaient vers 1760 les idées d’un jeune prêtre instruit et libéral ; mais je n’imagine pas que ce commentaire puisse éclairer Montesquieu d’une lumière nouvelle. M. de Boisgelin a été un prélat des plus distingués, mais ce n’est pas un esprit original, et ce qu’il a écrit est mort avec lui.

M. le comte Sclopis a publié en 1857 les extraits d’un commentaire commencé par Ripert Monclar 130 . Procureur général au Parlement d’Aix, Ripert, marquis de Monclar 131 , est un des magistrats les plus remarquables du XVIIIe siècle. Il fut un des premiers à réclamer pour les protestants un état civil, c’est-à-dire la fin d’une odieuse et lâche persécution. Son réquisitoire contre les jésuites, lors de la suppression de la société, est resté célèbre. Monclar avait écrit de bons mémoires sur les finances, et on lui offrit, dit-on, la place de contrôleur général. Par ses idées, par ses études, par son caractère, il est de la génération à laquelle appartient Montesquieu. Il serait intéressant d’écrire sa biographie ; elle nous ferait connaître une partie du XVIIIe siècle, qu’on a tort de laisser dans l’ombre. Nous n’avons que trop de détails sur Louis XV et sa cour ; nous ne savons presque rien de la vie laborieuse que menaient ces magistrats de province, qui luttaient contre les prétentions des ministres, des financiers, du clergé. Montesquieu n’est pas un génie solitaire, qui s’est formé en dehors de toute influence. C’est un magistrat, un parlementaire, en même temps qu’un politique et un philosophe. Il ne faut pas le détacher du corps qu’il a honoré, il en a conservé l’esprit et quelquefois même les préjugés.

Quant au travail de M. de Monclar, travail qui s’arrête avec le XIe livre de l’Esprit des lois, il nous montre en quelle estime les contemporains tenaient Montesquieu, et en même temps il nous prouve que le procureur général de Provence était un esprit, je ne dirai pas de même force, mais de même trempe que le président de Bordeaux. Par malheur ce commentaire est trop court, et se tient trop dans les définitions pour que nous en ayons rien tiré d’utile à notre commentaire. Le jugement d’ensemble sur Montesquieu est curieux ; on y sent le jurisconsulte qui ne pardonne pas à l’auteur d’avoir sacrifié à l’histoire et à la philosophie. « Ce n’est pas, dit-il, que je veuille accuser l’auteur d’indifférence pour la morale ; son cœur, qu’il a peint dans cet ouvrage, n’est pas moins estimable que son esprit ; mais son livre n’instruit point assez sur les bornes du juste et de l’injuste. Il traite volontiers la difficulté par les inconvénients et les conséquences, et il examine trop souvent ces questions sur les règles d’une prudence qui ne connaîtrait ni bien, ni mal moral. En un mot, on trouve dans l’auteur de l’Esprit des lois, l’homme de génie, le philosophe, l’historien ; on n’y trouve point assez le jurisconsulte nourri des principes du droit public. »

C’est toujours le même critique. Montesquieu fait une histoire du droit, et juge les lois par leurs conséquences ; on lui reproche de ne point juger le législateur, en vertu des principes supérieurs du droit public et de la morale. C’est lui reprocher de n’avoir pas fait un traité de droit naturel ; mais s’il avait fait cela il n’aurait pas renouvelé la science par un changement de méthode ; il aurait été Wolf, Huber, ou Bynkershoeck, et non point Montesquieu 132 .

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